Réparation, chapitre 1A
Réparation
Chapitre 1, 1ère
partie
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Ecrit
par Susanne M. Beck (Sword'n'Quill)
(Traduit par
Fryda (commencé le 19/12/2009))
Avertissements (de la traductrice) : Les personnages de ce roman sont la création
de l’auteure. Cette histoire est une 'uber' et c'est une suite de Retribution (traduit sous le titre de Répression), qui est à son tour une suite de Redemption
(traduit sous le titre de Rédemption). C’est donc une trilogie et il faut vraiment que vous
lisiez les précédentes avant de vous lancer dans celle-ci. Et comme le dit
l’auteure : il y a peut-être une ressemblance avec des personnages que
nous connaissons et aimons, et qui sont la propriété de PacRen et Universal
Studios.
Avertissement
sur la violence et le langage cru : L’auteure s’est plus lâchée que dans la
précédente, pas autant que dans Rédemption mais il y a pas mal des deux ici et
n’oubliez pas qu’on a affaire à pas mal d’anciennes taulardes mêlées à d’autres
énergumènes plutôt bien assortis.
Avertissement
de subtext
: Il y en a aussi. Cette œuvre traite de l'amour et de son expression physique
entre deux femmes adultes. Il y a des scènes crues dans cette histoire, que
l’auteure a essayé de rendre avec autant de bon goût que possible pour ne pas
offenser les âmes sensibles. (NdlT : j’ai aussi tâché de faire de mon mieux :-)
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Le temps est la pièce de monnaie qui mesure votre vie. C’est
la seule que vous avez et vous êtes le seul/la seule à pouvoir déterminer
comment elle sera dépensée. Soyez attentif à ce que d’autres ne la dépensent
pas pour vous.
Ma
mère avait toujours adoré Carl Sandburg. Je ne sais pas pourquoi. Lire un de
ses poèmes m’avait toujours fait penser à l’odeur de la craie et de l’encre à
polycopier, et à la voix ronronnante de Mme Davis qui m’intimait de venir sur
l’estrade pour réciter son œuvre « par cœur, Miss Moore, s’il vous
plait. »
Je
n’ai jamais aimé Mme Davis.
J’aime
encore moins Sandburg.
Et
pourtant, sans en avoir le désir conscient, j’entendis cette citation dans mon
esprit alors que j’étais assise sur un banc au dossier haut près du centre de
ce même tribunal où, sept ans auparavant presque jour pour jour, ma vie telle
que je la connaissais alors, avait pris fin.
Les
tribunaux sont des endroits intéressants. Comme les prisons, ils ferment les
yeux au passage du temps tel que le reste de la société le connait. Les modes
ne signifient rien. Le passage des saisons n’est rythmé que par les couches de
vêtements que les visiteurs portent en entrant. Pour les victimes, les roues
sont pesantes dans leur lenteur. Pour les accusés, seuls les éclairs vont plus
vite.
La
Justice, cette femme aux yeux bandés qui tient une balance dans une main et un
livre dans l’autre, se contente de s’éterniser, sans rien voir, sans s’occuper
de rien, tenue par des lois qui sont là depuis des siècles, quasiment les mêmes
qu’à leur création.
Le
temps, plutôt que de ressembler à une pièce de monnaie, était tel un tunnel
dans lequel le passé et le présent avançaient pour se mêler dans un espace fini
unique, m’affectant d’un sentiment étrange de déjà vu. Bien que j’étais
maintenant assise derrière le portillon qui séparait les accusés des victimes,
au lieu de devant comme ça avait été le cas sept ans auparavant, mon but était
essentiellement le même.
Je
luttais pour ma vie.
Et
bien que ce combat fût plutôt silencieux, je luttais avec plus d’intensité et
de désespoir que je n’avais jamais lutté pour quoi que ce soit auparavant.
Et,
tout comme il y a sept ans, j’étais en train de perdre.
Méchamment.
Allez, Ice. Je sais que tu sais que je suis là. Je sais que tu
sais que je suis là depuis que le procès a démarré. Retourne-toi, s’il te
plait. Il faut que je voie ton visage. Il faut que je sache que tu vas bien. Il
faut que je sache que… tu ne me hais pas.
Si
mes yeux avaient été des rayons laser, ils auraient foré un trou dans son
crâne, tellement était grande l’intensité de ma prière inconsciente. Mais
puisque Dieu avait décidé de ne me pourvoir que d’objets destinés à saisir la
lumière, mon regard appuyé était aussi efficace que des bottes en caoutchouc
sur des poulets.
Ce
qui signifie, absolument pas efficaces du tout.
Un
murmure parmi les spectateurs, suivi de coups de marteau du juge, me sortit de
mes pensées et je regardai autour de moi, surprise.
« Silence !
Je veux le silence dans cette salle ! » Alors que le marteau frappait
à nouveau, le bruit se calma et je me tournai pour regarder Corinne, assise sur
ma gauche, les sourcils dressés d’interrogation.
« Donita
vient juste de demander un verdict imposé», murmura mon amie, ses lèvres toutes
proches de mon oreille, son odeur réconfortante recouvrant, pour le moment du
moins, celle âcre de trop de gens entassés les uns contre les autres dans une
pièce quasiment sans air.
« C’est
quoi un verdict imposé ? » Demandai-je aussi doucement que possible
pour ne pas attirer sur moi l’attention de la juge imposante.
« Basiquement,
ça signifie que la défense pense que les preuves de l’accusation sont si minces
qu’elle n’a pas besoin elle-même de présenter une preuve contraire, et elle
veut qu’on rende un verdict tout de suite. » (NdlT : La requête pour
verdict imposé ou en non-lieu : la poursuite doit, avant de
déclarer terminée la présentation de sa preuve, avoir soumis une preuve complète de l'infraction, i.e. sur
chacun des éléments qu'elle devait prouver. Le non-respect de cette obligation
entraînera l'acquittement de l'accusé sans que ce dernier n'ait à décider de
présenter ou non une défense)
« Mais
c’est de la folie ! » Dis-je, un peu plus fort que je n’en avais
l’intention.
Pas
mal plus fort, remarquai-je, alors que les yeux noirs de la juge, grossis à la
taille de balles de golf derrière ses énormes lunettes à montures d’écailles de
tortue, dirigeaient leur colère vers moi. « Pour ceux d’entre vous qui
auraient du mal à comprendre les choses simples », dit-elle d’une voix qui
dégoulinait d’une patience outrancièrement exagérée, « je vais me répéter
une fois de plus. Si l’un d’entre vous imagine faire, ne serait-ce qu’un seul
bruit pendant que la Cour officie, je le ferai personnellement escorter hors de
mon tribunal jusqu’à une cellule plutôt inconfortable pour le reste de la
journée. Me suis-je bien fait comprendre ? »
Si
une tornade avait choisi cet endroit particulier pour se manifester, je
n’aurais été que ravie de ficher le camp. Mais comme le ciel décida plutôt de
rester bleu et ensoleillé, je m’enfonçai dans mon siège aussi profondément que
je le pus et fis de mon mieux pour ne pas remarquer que mes voisins
s’écartaient rapidement, comme s’ils venaient d’apprendre que j’étais porteuse
de la peste bubonique.
Lorsqu’un
silence absolu et intégral régna à nouveau dans le tribunal, la juge hocha la
tête d’un air autoritaire et tourna son regard vers l’avant de la pièce.
« Avocats, approchez-vous s’il vous plait. »
Je
regardai Donita se lever et lisser la jupe de son tailleur rouge vif avant
d’approcher de la juge, le procureur sur ses talons. Puis je me tournai à
nouveau vers Corinne, m’assurant que ma voix était à son registre le plus bas.
« C’est de la folie. Est-ce qu’elle a écouté l’accusation ? Je pense
qu’ils vont mettre ça dans le dictionnaire de droit juste à côté de la
définition du ‘cas transparent’. » (NdlT :
open-and-shut case en anaglais, qui signifie que l’affaire ne fait aucun doute)
« On
pourrait le penser, oui », murmura-t-elle à son tour. « Mais Donita a
toujours été plutôt perfectionniste. Je suis sûre qu’elle a une carte ou deux
dans sa manche. »
« Seigneur,
j’espère que tu as raison. » Je me tournai pour faire face à nouveau à la
Cour, mon regard fixé sur l’arrière noir brillant de la tête de ma compagne qui
elle, comme elle l’avait fait depuis le premier jour du procès, regardait droit
devant elle.
« Elle
sait que tu es là, Angel », murmura Corinne, lisant mes pensées.
« Alors
pourquoi elle ne me regarde pas ? Ça fait trois mois, Corinne. Trois mois ! » Je me mordis
l’intérieur de la joue pour garder la voix basse alors que je sentais la piqûre
des larmes dans mes yeux.
Une
saison entière était passée depuis cette nuit horrible et fatidique où mon
univers tout entier avait été brisé, au-delà de toute réparation semblait-il.
Une saison de larmes, de culpabilité, de désespoir. Une saison de trajets
répétés jusqu’au Bog, juste pour être renvoyée à la porte. Une saison d’appels
téléphoniques sans réponse et de lettres retournées. Une saison sans manger et
sans dormir.
Et
maintenant, après trois longs mois passés à mourir à chaque heure écoulée,
j’étais enfin assez près pour la toucher et elle ne regardait même pas dans ma
direction.
« Je
suis sûre qu’elle a ses raisons, Angel. »
Ce
n’est que là que je détournai les yeux de ma compagne insensible pour clouer
Corinne sur son siège de mon regard. « J’espère seulement que tu ne sauras
jamais combien j’ai la nausée de cette foutue piètre explication,
Corinne. »
A
peine outrée par mes paroles sarcastiques, Corinne tourna calmement la tête
vers l’avant, avec l’air de regarder la procédure toujours silencieuse avec un
intérêt attentif et me laissant, une fois de plus, rager toute seule.
Un
claquement de talons sur le sol en bois bien ciré attira à nouveau mon
attention vers le devant de la pièce. Donita saisit mon regard et sourit
légèrement avant de se retourner et de se rasseoir près de ma compagne. Je
ressentis un éclair irrationnel de jalousie cinglante lorsqu’elles penchèrent
leurs têtes pour se rapprocher, Ice acquiesçant pour répondre à sa belle
avocate d’une manière que je ne l’avais vue faire qu’avec moi.
Ça suffit maintenant, Angel, dis-je, à
peine capable de m’empêcher de le dire tout haut. C’est son procès et cette
femme là, c’est la meilleure chance qu’elle ait de pouvoir sortir de ce bazar.
Et
pourtant, je ne pus m’empêcher de soupirer de soulagement lorsqu’Ice hocha la
tête et qu’elles se séparèrent, prenant toutes deux la même posture de
confiance tranquille tandis qu’elles attendaient que la juge prononce les
paroles suivantes.
« L’audience
est suspendue pour une durée indéterminée. J’attends les deux avocats dans mon
cabinet demain à midi. Vous pouvez vous retirer. »
Le
marteau résonna tandis que l’huissier s’avançait. « Levez-vous. »
Me
sentant étrangement comme faisant partie d’une congrégation de fondamentalistes
extrémistes – les Pentecôtistes peut-être – je me levai en communion avec mes
voisins et regardait la petite juge, qui ne ferait pas 1,50 m
Puis
le jury, composé de cinq hommes blancs et de sept femmes blanches, sortit par
une autre porte, incité par l’huissier toujours serviable. Leurs visages
étaient inexpressifs tandis qu’ils sortaient à la queue-leu-leu, comme des
enfants obéissants quittant la salle de classe le dernier jour de l’école.
Ce
ne fut que quand le dernier juré eut quitté la salle qu’une troisième porte
s’ouvrit, lassant passer quatre gardes bien armés, dont deux portaient, comme
des vêtements cruels destinés à une reine déchue, des menottes et des chaines
avec lesquels on allait garder la société en sécurité face à la femme que
j’aimais.
Ice
se tenait debout, détendue, tandis qu’ils entouraient sa taille fine d’une
chaine, et elle leva tranquillement les poignets pour qu’un garde trop zélé les
menotte tandis que les autres regardaient, les mains sur leurs armes dans leurs
étuis. Même avec des talons plats, elle les dépassait tous, l’air élégant et
raffiné, l’antithèse totale d’un animal enchainé dans son costume noir de grand
couturier.
Ses
poignets sécurisés, un autre garde s’agenouilla, avec une vue très rapprochée
de ses jambes qui n’en finissaient pas – une vue pour laquelle j’aurais tué à
ce moment ou à n’importe quel autre – tandis qu’il attachait les fers à ses
chevilles avant de se relever, un sourire presque penaud sur son visage
autrement sombre.
Ça
aurait pu être drôle, cet enchainement minutieux et rituel d’une femme assez
belle pour quasiment sortir d’une couverture de magazine de mode, hormis l’air
dangereux toujours présent qui planait autour d’elle comme un halo terni presque
– mais pas tout à fait – visible.
Je
sentis mes voisins réagir lorsqu’elle s’étira nonchalamment, les chaines
tintant avec ses mouvements aisés, les longues lignes musclées de son corps
parfait à peine cachés sous la coupe onéreuse de son costume.
Tout
autour de moi, la foule de spectateurs se raidit comme si le tribunal était le
Colisée de Rome et Ice le lion affamé.
Est-ce
que la bête partirait en paix, ou bien allait-elle vouloir se nourrir ?
Je
jurerais en avoir au moins entendu un soupirer de déception quand Ice prit
position docilement au centre de l’armée de gardes, sans regarder ailleurs que
l’espace juste devant elle, maintenant occupé par le crâne à la calvitie
naissante d’un garde qui entraina la procession hors de la salle.
Des
murmures tranquilles s’élevèrent dans le vide laissé et je sentis les murs se
rapprocher sur moi à nouveau. « Il faut que je sorte d’ici », dis-je
à Corinne, en me frayant aveuglément un chemin à coup d’épaules à travers la
foule qui s’amassait, mes poumons asphyxiés et mon estomac faisant des nœuds.
Mon cœur, lui, ne faisait aucun bruit. Il avait déjà été brisé et restait
tranquille tandis que le reste de mon corps se rebellait.
Je
sentis que Corinne me suivait mais je ne lui accordai qu’une pensée furtive,
tellement était grand mon besoin de me libérer d’une pièce qui retenait entre
ses murs les pires journées de ma vie.
Je
passai les portes ouvertes et ne m’arrêtai pas avant d’être dehors sur les
marches, les mains sur les genoux, haletant pour avaler de l’air au milieu des
sanglots. La tête me tournait comme si je venais de descendre d’un manège de
foire et mon champ de vision était réduit à un point de lumière entre mes
pieds.
Je vais m’évanouir ! Pensai-je avec
incrédulité au moment où mes genoux se mirent à s’entrechoquer.
Heureusement,
ma rencontre imminente avec le ciment fut par bonheur arrêtée par deux bras
puissants qui m’enlacèrent et me remirent debout.
Lorsque
mon champ de vision s’élargit enfin, ce fut le beau visage de Donita que je
vis, ses yeux plissés d’inquiétude fixés sur moi. « Tout va bien,
Angel ? »
Je
secouai la tête pour l’éclaircir, en l’occurrence une très mauvaise idée
lorsque ça ne servit qu’à remettre en route le carrousel. Elle me serra plus
fort et je ressentis de la gratitude pour son étreinte inquiète, usant de la
sécurité et de la force qu’elle m’offrait pour reprendre la mienne avant de
m’écarter à contrecœur. « Oui, ça va. Je pense. »
Elle
me sourit légèrement. « Vous pensez ? »
« Et
bien, je ne me suis jamais évanouie avant, alors je ne peux pas être trop
sûre. »
Son
sourire s’agrandit et elle me relâcha complètement, mais entoura mon épaule de
son long bras et me guida loin de la foule en bas des marches. « Et bien,
on va vous installer à l’ombre pour que ça ne recommence pas, d’accord ? »
« C’est…
plutôt une bonne idée pour l’instant. »
Corinne
se mit de l’autre côté et ensemble, nous traversâmes l’herbe du tribunal brunie
par l’hiver, pour nous mettre sous un chêne dénudé qui produisait quand même au
moins un peu de répit face au soleil étonnamment puissant de novembre.
Des
bancs en faux marbre entouraient une table ronde en béton et je m’assis avec
bonheur sur l’un d’eux, appréciant la douce fraîcheur de la pierre sur mon
corps surchauffé et surstressé. Après un moment, me sentant de nouveau à peu
près moi-même, bien que vidée, je levai les yeux vers Donita qui était toujours
là, debout, une main élégamment posée sur la table. « Pardonnez-moi si je
semble impertinente, mais pourquoi êtes-vous ici ? Vous ne devriez pas être
avec Ice ? »
« Elle
est en chemin pour le Bog. Je la reverrai plus tard. »
« Le
Bog ? Pourquoi est-ce qu’on ne la garde pas ici pour la durée du
procès ? »
« Elle
risque de s’évader. La cour pense que sa petite prison de comté ne pourrait pas
la retenir. »
Je
secouai la tête, incrédule. « Est-ce qu’ils ont oublié qu’elle s’est
livrée à la police ? » Je ne voyais pas comment ils pouvaient l’avoir
oublié en fait. C’était une scène qui hantait chaque minute de ma vie.
Donita
eut un léger rire. « Ça ne compte pas pour eux. C’est une dangereuse
criminelle, selon eux. Elle s’évade à nouveau, et des têtes vont tomber. »
« Alors
encore une fois… pourquoi êtes-vous ici ? »
Elle
s’assit en face de moi et posa sa mallette sur la table avant de croiser ses
mains dessus. « Parce qu’il faut que vous soyez avec nous dans le cabinet
de la juge demain, Angel. C’est très important que vous soyez présente. »
Un
sentiment curieusement proche de la terreur me traversa, mais cette fois j’y
étais préparée et je le laissai passer. « Ça vous ennuierait de me dire
pourquoi ? »
« Je
ne peux pas. Pas encore. Mais vous le saurez demain. »
La
réponse ‘pas vraiment satisfaisante’ pâlissait cependant en comparaison de la
question que j’hésitais à poser.
« Oui »,
dit Donita, en y répondant quand même. « Elle sera là. »
« Alors
j’y serai aussi. »
Elle
tendit les mains et serra les miennes avant de se lever et de reprendre sa
mallette. « Merci, Angel. Alors à demain. Je vous dis au revoir pour
l’instant. Au revoir, Corinne. »
Elle
avait fait trois pas, peut-être cinq, quand je me mis brusquement debout.
« Donita ! »
« Oui ? »
Demanda-t-elle en se retournant à demi.
« Dites-lui…
vous voulez bien lui dire que je l’aime ? »
Son
sourire était presque triste quand elle hocha la tête. « Je le
ferai. »
« Merci. »
« Au
revoir, Angel. »
« Au
revoir », murmurai-je alors qu’elle s’éloignait.
Je
levai les yeux lorsque la main chaude de Corinne atterrit doucement sur mon
épaule. « Viens », dit-elle en donnant un coup de tête vers la
gauche, « partons de ce petit gâchis de terrain immobilier de première
classe avant que les oiseaux ne commencent à nous confondre avec des ornements
de pelouse qui auraient besoin d’être décorés à leur tour. »
Je
souris un peu et pressai sa main. « Si ça ne t’ennuie pas, je pense que je
vais rester ici un petit moment. Continue, toi. Je vais prendre un taxi et je
te retrouverai à l’hôtel. »
« Tu
es sûre ? Je peux rester si tu veux. »
Je
hochai la tête. « J’en suis sûre. Je rentre dans un petit moment. »
« Très
bien. » Son odeur emplit à nouveau mes sens lorsqu’elle se pencha et me
déposa un petit baiser sur la joue. « Reste forte, Angel. Ceci arrive pour
une bonne raison. Demain tu sauras de quoi il retourne. »
« J’espère
que tu as raison, Corinne. »
« J’ai
toujours raison, Angel. »
Je
la regardai traverser la pelouse et monter dans un taxi en attente. Ce n’est
que lorsque la voiture jaune brillante s’éloigna que je posai la tête sur la
table froide, les yeux fermés, me remplissant de l’image de ma compagne telle
que je m’en souvenais ; libre et belle, les yeux remplis d’amour.
« Seigneur,
Ice », murmurai-je. « Que tu me manques. »
*******
L’horloge
marquait le quart d’heure lorsque je fus emmenée dans le cabinet d’une certaine
juge Judith Allyson Baumgarten-Bernstein, dont le nom était plus long
qu’elle-même n’était grande et ceci après au moins un long kilomètre et demi
tortueux.
Dans
la mesure où ma seule approche d’un cabinet de juge se limitait à l’émission Night Court (NdlT : Tribunal de
nuit : SITCOM des années 80/90 dont les histoires se passent… dans un
tribunalJ),
je ne savais pas exactement à quoi m’attendre lorsque je passai la porte en
chêne massif qui gardait le Sanctum Sanctorum comme un Sphinx aveugle gardait
les secrets des tombes égyptiennes.
Night Court doit avoir eu un conseiller juridique,
pensai-je en jetant un rapide et pas très subtil coup d’œil circulaire pour
m’assurer que j’étais la première arrivée. Ou alors un type qui a passé trop
de temps dans les tribunaux. Du mauvais côté.
Ce
n’était pas de la décadence urbaine de la première heure, mais dans tous les
autres aspects, tout ce qui manquait, c’était un huissier imposant de plus de
deux mètres pour me faire penser que j’étais entrée sur un plateau de studio
Dieu sait où (NdlT : toujours une
allusion à la série et à un acteur gigantesque, Richard Moll, qui jouait un
huissier). Tous les signes familiers et attendus se trouvaient là :
des diplômes de droit encadrés, des lettres d’éloges allant d’un citoyen de
haut rang à l’autre – dans l’unique but de citer leur acquointance sans aucun
doute – des livres en cuir reliés posés en rangées sur des étagères en bois
rayé, un porte-manteau derrière la porte, et même une photo sur un large bureau
vernis. Mais au lieu de Mel Tormé (NdlT :
acteur, chanteur apprécié du juge de la série NC), l’image montrait un
jeune homme à lunettes portant toque et robe et ressemblant tellement à la
bonne juge qu’il y avait peu de chances qu’il soit autre chose que son fils.
Et,
au centre de tout ça, le champ de bataille, une grande table carrée avec trois
fauteuils d’un côté, dont le dessus hautement poli luisait d’un air suffisant
dans la lumière douce, m’accablant de la myriade de secrets qu’elle seule
pourrait dévoiler.
Tandis
que je me tenais là à passer le doigt sur le dossier du fauteuil le plus éloigné
du bureau de la juge, la porte s’ouvrit sur une Donita souriante, vêtue de l’un
de ses innombrables et merveilleux tailleurs, celui-ci d’un vert brillant.
Après m’avoir chaleureusement et amicalement embrassée, elle tira un fauteuil
pour moi avant de s’asseoir juste à ma droite et de poser sa mallette sur la
table.
« Est-ce
qu’elle est ici ? » Demandai-je, cette première question toujours à
mon esprit.
« Oui,
elle est ici. »
Je
hochai la tête puis déglutit. « Est-ce qu’elle sait que je suis là. »
« Elle
le sait. »
Avant
que je puisse ouvrir la bouche pour poser une autre question, le Procureur
entra précipitamment, nous lançant un bref coup d’œil tout en s’asseyant, avant
d’en jeter un autre à sa montre comme pour nous rappeler que son temps était bien
trop précieux pour être gâché avec des gens de notre sorte.
Il
était l’incarnation de tous les procureurs, vivants, morts ou fictifs, que
j’avais jamais vus. Keebler doit les
fabriquer en série, pensai-je, me mordant l’intérieur de la joue en
imaginant les petits elfes travaillant dur dans leur maison dans les arbres
pour fabriquer procureur après procureur après procureur et les emballer pour
les envoyer vers des endroits inconnus. (NdlT :
la société Keebler fabrique des gâteaux et ses mascottes sont des elfes)
Costume
sombre, cravate militaire, cheveux bruns raides coupés par une personne aux
mains sûres et sans une once de créativité, et des traits si mielleusement
beaux qu’on l’oublierait sitôt qu’on l’aurait dépassé perdant son sang dans le
caniveau.
Ce
qui, bien entendu, était exactement l’endroit où je l’imaginais.
Juste
au moment où j’allais serrer le nœud de sa cravate si haut et si fort sur son
cou que le son suivant qu’il produirait serait un hoquet sifflant au lieu d’un
soupir agacé, la porte s’ouvrit et la juge entra majestueusement, sa robe noire
flottant autour d’elle comme les voiles d’un minuscule bateau pirate fonçant à
toutes pompes sur un port infortuné.
« Je
suis si contente que vous ayez tous pu arriver à temps », dit-elle en
s’asseyant dans le fauteuil au bout de la table et en nous scrutant chacun
notre tour. Le regard qu’elle me lança me fit comprendre de manière plus que
certaine qu’elle se souvenait de ma petite sortie dans son tribunal, et que son
offre pour une cellule confortable pour la nuit était toujours valable si
j’étais encore encline à réagir de la même façon en sa présence.
Je
fus tentée de lui dire que cette cellule ne me faisait aucunement peur, mais
quelque part je pense qu’elle le savait déjà.
« Bien,
si nous sommes prêts à commencer, que l’huissier fasse entrer l’accusée. »
Quatre
paires d’yeux, aucune plus anxieuse que la mienne, se tournèrent vers la porte
face à celle par laquelle j’étais entrée, lorsqu’elle s’ouvrit pour admettre
deux gardes au visage figé suivis de près par l’invitée d’honneur, enchainée et
menottée. Resplendissante dans sa combinaison orange vif de prisonnière, elle
était exactement comme la première fois que je posai les yeux sur elle ;
froide, calme, pleine de sang-froid et fidèle à son surnom.
Comme
toujours, le battement de mon cœur s’accéléra et ma bouche s’assécha à sa vue
et il me fallut chaque once de volonté pour ne pas me lever d’un bond et me
précipiter vers elle ; pour ne pas mettre mes bras autour d’elle et
enfouir mon visage dans la douce chaleur de sa peau ; pour ne pas attraper
l’arme d’un des gardes pour tenter une évasion, en tirant de tous les côtés.
L’expression
dans son regard quand il croisa le mien stoppa cependant toutes ces pensées à
peine nées. Brillants et argentés, ses yeux étaient absolumment vides et morts,
comme si son âme était déjà partie vers des pâturages plus verts, ne laissant
que la coquille de son corps derrière elle.
Un
frisson involontaire parcourut mon corps et seule la chaleur de la main de
Donita sur la mienne me donna la force de rester où j’étais, et de retourner le
regard qu’elle me lançait avec autant de chaleur et d’amour que je pouvais en
donner.
Dans
un léger tintement de chaines, Ice s’assit avec grâce dans le fauteuil que le
garde avait tiré pour elle, son regard quittant finalement le mien pour se
tourner vers la juge, qui la fixa à son tour avec une expression
indéchiffrable.
« Et
bien », commença la juge après un moment, le ton de sa voix juste un peu
moins confiant qu’auparavant, « puisque nous sommes tous présents et
légitimes, pouvons-nous commencer ? »
Les
deux avocats ouvrirent leurs mallettes et en sortirent d’épaisses enveloppes
kraft pleines de documents. Le procureur ouvrit son dossier le premier, en
sortit un document très épais couvert de haut en bas de caractères
dactylographiés et le fit glisser vers la juge, qui ajusta ses lunettes et
commença à lire.
Complètement
perdue et faisant de mon mieux pour ne pas m’agiter, je choisis de passer ce
moment de calme pour regarder Ice et lire l’histoire de sa capture dans les
traits maigres et pâles de son visage. Des traits qui me disaient que les trois
derniers mois n’avaient pas été plus bienveillants pour elle qu’ils ne
l’avaient été pour moi.
Et
bien que pour un étranger, sa posture pouvait paraître complètement détendue et
totalement confiante, je pouvais dire en regardant les mouvements des muscles
sur son dos large qu’elle était plus tendue qu’un ressort de montre.
Après
quelques instants, la juge finit par lever les yeux du document et les plisser
légèrement. « Ceci est plutôt… irrégulier. »
Le
procureur hocha la tête et plia ses longues mains sur le dossier ouvert.
« Je le sais, Votre Honneur, mais c’est dans les limites de la loi. »
« Je
m’en rends bien compte », répliqua-t-elle avec brusquerie, tout en
repoussant le document vers lui. « Ou pensez-vous qu’on reçoit cette robe
en cadeau au fond d’une boite de biscuits ? »
Donita
ricana doucement lorsque le procureur rougit et lui lança un regard noir peu
convaincant.
« Et
vous êtes d’accord avec ceci ? » Demanda la juge à Donita, avec de
l’incrédulité dans la voix.
« Je
le suis, Votre Honneur. »
La
juge secoua la tête d’étonnement et se tourna vers le procureur. « Lisez
l’accord tout haut, si vous voulez bien, que tout le monde sache de quoi il
retourne. »
Mon
regard de gratitude fut dédaigneusement ignoré.
Le
procureur s’éclaircit la voix et ajusta sa cravate avant de lever le document
et de le parcourir. « Le ministère public accepte d’abandonner toutes les
charges contre l’accusée, Morgan Steele, liées à son évasion de la prison
correctionnelle pour femmes de Rainwater et de plus, accepte de demander au
juge de commuer la sentence précédente à la peine déjà purgée. »
Ma
première impulsion de sauter en l’air et de hurler ma joie – au diable l’ordre
de la juge – s’éteignit à l’instant même où je réalisai qu’il n’avait pas tout
à fait terminé.
« L’accusée
sera remise en liberté sur son engagement personnel qu’elle assistera les
forces de police pour appréhender et conséquemment faire condamner Joseph
Cavallo. Elle sera sous l’examen constant desdites forces de police et devra se
conformer à une période de temps décidée à l’avance par l’Etat, dans laquelle
cette capture devra être effectuée. Si elle manque à son devoir, l’accord sera
déclaré nul et non avenu et elle sera de nouveau mise en détention préventive
sous la juridiction de l’Etat et forcée de servir la totalité de sa peine en
plus de toute autre peine que le juge souhaitera lui imposer suite à son
évasion. Le ministère public demandera bien entendu que la peine maximale soit
ajoutée à la fin de la sentence.
« Non »,
murmurai-je en plaquant les mains sur le bureau et en me mettant brusquement
debout. « Non ! Ceci est ridicule ! Ice, tu ne peux pas faire
ça ! Donita, dites-lui ! »
« Asseyez-vous,
Ms Moore », ordonna la juge, ses yeux clignotant comme des néons
d’avertissement derrière ses verres de lunettes épais.
« Non !
Pas avant que quelqu’un ne crie ‘Poisson d’avril’ ! Donita, vous ne pouvez
pas la laisser faire ! Vous ne pouvez pas la laisser retourner dans le
puits dont elle a eu tant de mal à sortir ! Vous ne pouvez
pas ! »
« Asseyez-vous, Ms Moore ! Je ne le
redirai pas ! »
« Pourquoi
faites-vous ça ? » Insistai-je en l’ignorant. « Donita,
pourquoi ? Vous pouvez gagner ! Sa condamnation était une
imposture ! Vous le savez bien ! Pourquoi est-ce que vous ne luttez pas ! »
« Huissier ! »
« Angel,
asseyez-vous », dit enfin Donita, me suppliant de ses yeux noirs.
« S’il vous plait. »
Je
secouai avec colère la grosse main qui venait d’atterrir sur mon épaule et je
me rassis, frappant le cuir si fort que mes dents s’entrechoquèrent, manquant
de me couper la langue.
Un
hochement de tête de la juge et l’huissier retourna à sa place près de la
porte.
« Continuez »,
ordonna-t-elle.
Le
procureur remua ses papiers, soupira et reprit la parole. « De plus, si
l’accusée remplit avec satisfaction le devoir qui lui est assigné dans cet
accord, aucune action judiciaire ne sera entreprise contre la dénommée Tyler
Moore pour avoir aidé et encouragé l’évasion d’une fugitive devant la justice,
et de plus, aucune action judiciaire ne sera entreprise contre Ms Moore pour
avoir consciemment donné asile à une fugitive. Si elle échouait, Ms Moore
serait poursuivie pour ces deux charges, ainsi que pour toute autre que l’Etat
estime appropriée, dans toute la mesure permise par la loi. »
Ma
mâchoire, jusque là figée par une rage extrême, pendouillait maintenant que je
réalisais que l’Epée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de Ice n’était
plus le Bog mais moi.
« Fils
de pute », murmurai-je en me tournant vers le procureur. « Espèce de
foutu fils de pute ! ». Je tendis rapidement la main et attrapai sa
cravate pour le tirer à moitié sur la table, mon cœur battant douloureusement
dans mes oreilles et ma vision rougie par la fureur.
« Angel,
non ! » La voix de Donita semblait éloignée lorsqu’elle m’attrapa par
derrière et me fit tourner pour lui faire face. « Ne faites pas ça,
Angel. »
« Pourquoi ?
Parce qu’ils vont m’arrêter ? Bien ! Génial ! Je veux qu’ils m’arrêtent. En fait, je
l’exige ! » Je virevoltai de nouveau vers le procureur qui me fixait
comme s’il était un lapin et moi un semi-remorque qui lui fonçait dessus à
toute allure. Je lui tendis les poignets. « Allez-y !
Arrêtez-moi ! Je ne ferai pas de résistance ! Je ne me battrai
pas ! Je vous rendrai les choses faciles ! Mettez-moi les
menottes ! Jetez-moi en prison ! Je le reconnais ! Je suis
coupable ! J’ai hébergé une fugitive ! Je viens d’agresser
quelqu’un ! Arrêtez-moi, Bon Dieu ! ! »
« Angel,
ne… »
« Arrêtez-moi ! « Hurlai-je
avant que les sanglots ne prennent le dessus et je m’effondrai dans la chaude
étreinte de Donita. J’entendis le tintement de chaines mais je ne pus voir ma
compagne car l’avocate me bloquait la vue.
« Je
sais que ce n’est pas vraiment le protocole », entendis-je Donita dire
par-dessus ma tête, « mais pourriez-vous nous donner un moment, Votre
Honneur ? S’il vous plait ? »
Après
un long moment de silence et de tension, le regard de la juge s’adoucit juste
un peu et tandis que je la regardais, elle hocha lentement la tête et se leva
du bout de la table. « Mais seulement un instant, Ms Bonnsuer, et les
gardes restent à l’intérieur. »
« Merci,
Votre Honneur. »
Sans
répondre, la juge tapa sur l’épaule du procureur toujours immobile et ils
sortirent ensemble de son cabinet en refermant doucement la porte derrière eux.
Rassemblant
ce qui me restait de force, je me degageai de l’étreinte ferme de Donita, fis
un pas de côté pour éviter son mouvement pour m’attraper et marchai d’un pas
résolu vers ma compagne, ses mains menottées serrées si fort que le blanc de
ses phalanges apparaissait même sur la pâleur délavée par la prison de sa peau
habituellement bronzée.
Bien
que mon esprit luttat avec un million de questions, j’ai bien peur que mes lèvres
ne parvinrent à en articuler qu’une seule. « Pourquoi ? »
Malgré
les murs d’acier de ses yeux derrière lesquels ses émotions étaient piégées, je
pouvais voir des choses lutter, se battre de leur mieux pour sortir. Mais, avec
la force obstinée et déterminée de sa volonté intimidante même pour moi,
pourtant exposée chaque jour pendant plus d’années que je ne pouvais les
compter, son visage gardait une expression figée, une montagne de granite sur
laquelle aucune eau ne coulait pour l’adoucir et changer sa façade vide et
impressionnante.
Le
seul signe que la femme que j’aimais se trouvait quelque part sous toute cette
distance prudente, était la faible vibration qui courait, presque
imperceptible, sur ses poings serrés.
Je
tendis une main tremblante et touchai presque – presque – la peau chaude
dénudée devant moi, mais je reculai à la dernière seconde et me couvris la
bouche. « S’il te plait, Ice. Pourquoi ? S’il te plait, réponds-moi.
Je le mérite, au moins. »
Si
je pensais que mon appel tomberait dans l’oreille d’une sourde, je fus
péniblement trompée. Ce fut comme si le son de ma voix faisait se baisser les
volets de ses yeux toujours changeants, me les refermant une fois de plus. Et
avec eux, je le craignais, aussi son âme.
Et
cela me mettait en colère. Mon cœur avait connu trop de peines, trop de
culpabilité, et bien trop de larmes pour laisser passer sans me battre.
« Réponds-moi, Ice. »
Elle
carra ses larges épaules et leva le menton, puis détourna son regard du mien,
me laissant un trou béant à la place du cœur.
Autour
de moi, le monde sembla devenir lointain et sans importance. J’avais
l’impression qu’une partie de moi s’était détachée sans douleur du reste de mon
corps et planait au-dessus de moi. « Réponds-moi, Bon Dieu ! »
Est-ce
que c’était vraiment ma voix qui semblait si petite et si effrayée ?
Etait-ce
vraiment mon bras qui se levait dans la périphérie de ma vision ?
Était-ce
vraiment ma main qui frappait brutalement le visage pâle de ma compagne à la
vitesse d’une vipère qui attaque ?
Le
bruit de la claque, résonnant comme un coup de fusil dans l’air toujours calme
et figé de la pièce, me fit reprendre trop rapidement mes esprits. Tandis que
je regardais, extrêmement horrifiée, ce que je venais de faire, le rouge
fleurissant de la marque de ma main apparut sur sa joue, une sentence de mort
qui ressortait sur le blanc cru et aveuglant.
Pour
la seconde fois en quelques jours, je sentis le monde tournoyer sans que j’y
puisse rien tandis que mes jambes tremblaient sous moi. Mais cette fois,
j’accueillis avec satisfaction l’obscurité que je savais suivre.
Une
obscurité qui fut à nouveau arrêtée par deux mains chaudes et vivantes qui
m’attrapèrent à la dernière seconde par l’avant de ma chemise, me relevant et
me stabilisant.
Je
repoussai les taches noires devant mes yeux et regardai dans des yeux noircis
non pas de colère mais d’une compréhension profonde, d’une tristesse immense et
de plus qu’un peu de respect.
« Ice ? »
Murmurai-je, pas trop sûre de la réalité de ce que je voyais.
« Angel. »
Sa voix était rauque, rude et fêlée, comme inutilisée depuis un siècle, ou
peut-être deux.
Tout
ce qui aurait pu être dit fut perdu lorsqu’un garde massif vint derrière elle
et mit sa matraque sur sa nuque en la tirant en arrière. Ses mains relâchèrent
sa prise sur moi rapidement pour ne pas m’entraîner. Tout aussi vite, je sentis
qu’on m’attrapait par-derrière et qu’on m’éloignait.
« Non ! »
Hurlai-je en essayant de la toucher du bout de mes doigts tandis que la
distance grandissait entre nous.
En
face de moi, Ice imita ma tentative, étirant ses longues mains puissantes à la
limite de ses chaines. Le bout de nos doigts s’effleura pendant un millième de
seconde avant de glisser à nouveau.
« Non ! »
Hurlai-je à nouveau, essayant de toutes mes forces de me tortiller pour sortir
de la poigne ferme qui m’était imposée. Un grognement sourd et roulant me fit
comprendre que j’étais sur la bonne voie et, encouragée, je redoublai
d’efforts, luttant de toutes mes forces pour échapper à la prise du garde.
Je
sentis une matraque sur ma gorge bloquer ma respiration pendant un moment de
douleur atroce. Mon réflexe de panique prit le dessus et je hoquetai pour
avaler un air qui ne se trouvait plus là. Je levai rapidement les bras pour
écarter le bâton assez longtemps pour pouvoir prendre une inspiration, mais
j’aurais aussi bien pu être en train de pousser un rocher vers le haut de la
montagne pour tout ce que cet effort m’apporta.
Un
rugissement, que je pris tout d’abord pour celui de mon sang privé d’oxygène
battant d’un riff désespéré sur mes tympans, monta lentement puis prit de la
force et du volume jusqu’à ce que le monde tout entier semble rempli de sa rage
primale et angoissée.
Bien
que je soies sûre qu’à cet instant, la seule pensée du garde ait été pour ma
sécurité, autant que pour la sienne, il avait réussi à faire la seule chose qui
lui garantirait une condamnation à mort aussi valide que si le gouverneur
lui-même l’avait signée.
Il
m’avait touchée contre ma volonté.
Et
si ma compagne avait son mot à dire là-dessus, vu l’expression dans ses yeux et
son hurlement, ce serait la dernière chose qu’il toucherait jamais.
Luttant
contre chaque instinct de réponse en moi, je me forçai à me laisser tomber
mollement entre ses bras. Assurément surpris par cette action inattendue, le
garde me lâcha.
Ce
fut la seule chose qui lui sauva la vie.
Avançant
aveuglément tout en haletant pour retrouver mon souffle, je courus vers Ice qui
fonçait. Quelque part, même dans l’état où elle était, elle dut me reconnaître
parce que je sentis ses mains toujours menottées s’accrocher à nouveau à
l’avant de ma chemise et m’attirer contre son corps tendu. Je l’entourai
rapidement de mes bras et l’étreignis de toutes mes forces, mes poumons
toujours essoufflés et mes narines emplies de son odeur merveilleuse, lourde et
désespérément absente.
Quatre
gardes nous tombèrent dessus dans la seconde ; une version du système
américain de justice d’une défense de ligne de but, avec moi dans le rôle du
ballon et Ice dans celui du demi-arrière.
Ça commence à devenir une très mauvaise habitude,
pensai-je tandis que mes jambes se cognaient une nouvelle fois sous moi.
Sa
posture compromise par les menottes à ses chevilles, Ice ne put m’empêcher de
tomber cette fois, mais elle réussit à me couvrir de son corps tandis que nous étions
toutes les deux projetées au sol sous le poids des gardes. Sa longue silhouette
me protégea complètement, ses mains attachées atterrissant dans un endroit que,
si ça s’était passé ailleurs que dans le cabinet d’un juge, j’aurais grandement
apprécié. Un léger grognement fut la seule indication que les gardes faisaient
à Ice plus que simplement essayer de l’écarter de moi.
Ce
qui, bien entendu, commença à me faire voir rouge à nouveau.
Avant
que je puisse faire quoi que ce soit de ma colère, cependant, le corps d’Ice
fut à nouveau séparé du mien et elle fut brutalement mise debout, la matraque
refaisant une apparition importune sur sa gorge. Je gigotai pour me remettre
debout, un flot d’injures assez obscènes pour faire rougir tout un bordel prêt
à sortir de ma bouche.
La
porte choisit cet instant pour s’ouvrir et la juge entra brusquement, suivie de
près par le procureur. En la voyant, tout le monde se figea comme si c’était la
directrice et que nous avions tous des cigarettes allumées entre les doigts.
« Qu’est-ce
qui se passe ici ? » Demanda-t-elle brutalement, les mains sur les
hanches.
« La
prisonnière attaquait cette femme », dit l’un des gardes, en secouant sa
matraque contre la gorge d’Ice pour faire bonne mesure, bien qu’il fût évident
qu’elle ne tentait pas de s’enfuir.
« Recommencez
et vous allez vous retrouver à un coin de rue à mendier », l’avertit
Donita en le clouant d’un regard noir de colère.
Contrit,
le garde relâcha sa prise. Ce qui fut une bonne chose pour lui parce que s’il
l’avait maintenue ne serait-ce qu’une seconde de plus, il aurait souhaité
qu’Ice l’ait tué. Je me tournai vers la juge. « Ce n’est pas ce qui s’est
passé. »
Un
sourcil apparut de derrière le verre protecteur de ses lunettes.
« Voudriez-vous bien expliquer ce qui s’est vraiment passé, alors Ms Moore ? »
« Je…
heu… je l’ai giflée. »
Je n’avais jamais vu quelqu’un écarquiller autant les yeux,
pensai-je tandis que le regard de la juge passait sur moi, puis sur Ice, pour
revenir sur moi. « Ok, j’admets que ce n’était pas franchement malin de ma
part. »
La
juge sourit légèrement. « Est-ce que quelqu’un vous a déjà dit que vous
aviez un don pour la litote, Ms Moore ? »
« Plus
d’une fois, Votre Honneur. »
« Mm.
Et alors elle vous a attaquée ? »
« Elle
ne m’a pas attaquée. Après que je me
soies rendu compte de ce que j’avais fait, je me suis en quelque sorte…
effondrée. Elle m’a juste empêché de tomber. Puis les gardes ont tenté de nous
séparer et… et bien… vous êtes arrivée à la fin de ce qui s’est passé
après. »
La
juge passa en revue chaque garde. « Est-ce qu’elle dit la
vérité ? »
« On
aurait pourtant bien dit qu’elle était attaquée », marmonna un garde.
« Et
vous autres ? »
Les
autres gardes semblèrent soudain être affectés d’un cas de laryngite spontané.
« Je
vois. Voulez-vous porter plainte ? »
« Elle
ne m’a pas attaquée, Votre
Honneur ! ! »
« Ce
n’est pas à vous que je parlais, Ms Moore. »
« Non. »
La réponse venait d’Ice et une légère lueur d’humour colorait la mélodie
basse et liquide de ses paroles. « Je crois que je survivrai. »
On
entendit un léger coup et la tête d’un huissier apparut dans l’encadrement de
la porte. « Ils vous attendent, Votre Honneur. »
« J’arrive
tout de suite, M. James. » Elle retourna à la table et souleva le lourd
accord. « Pendant que les enfants s’amusaient, le procureur m’a renseignée
sur une partie des dessous de ce cas. Bien que ce soit très irrégulier, il a
raison quand il dit que c’est dans les limites de la loi. Comme c’est le cas,
s’il n’y a pas d’objection de la part des parties, je vais signer cet accord et
vous pourrez tous partir. »
« Pas
d’objection, Votre Honneur », dit le procureur.
« Pas
d’objection », ajouta rapidement Donita, visiblement anxieuse que je
puisse dire quelque chose qui fasse capoter le marché au dernier moment.
Je
me mordis la langue et tournai la tête pour regarder Ice droit dans les yeux.
Leur bleu éblouissant faillit m’avaler toute entière. Fais-moi confiance, Angel, disait simplement son regard.
Et
bien que cela me tuat de le faire, sachant très exactement ce que cette
confiance impliquait, je n’avais simplement pas le choix. « Pas
d’objection », murmurai-je.
L’expression
dans ses yeux fit pâlir en silence tout ce par quoi j’étais passée ces trois
derniers mois, tandis que la force et le pouvoir de son amour éternel
m’emplissaient à nouveau, me laissant presque étourdie dans leur reflux.
Le
soupir de soulagement de Donita fut audible quand la juge se pencha au-dessus
de la table et, avec le geste auguste d’un Président signant un traité de paix
entre deux pays du Tiers-Monde en guerre, apposa son paraphe sur le document
qui allait renvoyer ma compagne dans les tréfonds de l’obscurité.
*******
Fin
du chapitre 1, 1ère partie -
A suivre chapitre 1, 2ème partie