Réparation, chapitre 2
Réparation
CHAPITRE 2
Ecrit par Susanne M. Beck (Sword'n'Quill)
*******
Le matin du
quatrième jour, nous nous dirigions sur une nationale quasiment déserte tandis
que le panorama du désert du Nouveau Mexique se déroulait devant nous, comme un
tapis attendant la venue d’un roi.
N’étant jamais
allée dans ce coin du pays, mon interprétation du mot ‘désert’ était plutôt
proche de celui de Laurence d’Arabie, vaste, vide, sans vie, avec un ciel sans
nuages et des dunes de sable déferlant. Une plage à la recherche d’un océan, en
d’autres termes.
Mais ce qui me
faisait face à travers les vitres légèrement teintées de la voiture, était très
différent et aussi étranger à mes yeux que l’aurait été un paysage martien. Là
où je m’étais attendue à une étendue inculte, le désert – terme définitivement
inapproprié à mon avis – était en fait littéralement grouillant de vie. Des
plantes étranges et rabougries tachetaient le paysage aussi loin que l’œil
pouvait voir. Des cactus se dressaient comme des sentinelles silencieuses gardant
tout ce qui vivait dans leur domaine. Des faucons et autres oiseaux de proie
faisaient des cercles sans fin dans la vaste étendue de ciel bleu profond
tandis qu’en-dessous, toutes sortes d’animaux se déplaçaient avec une rapide
assurance – chasseur et proie remplissant chacun son rôle prédestiné.
La beauté
sauvage, indomptée, intouchée et intouchable, faisait profondément vibrer une
corde en moi. C’était une terre qui promettait, par sa nature profonde, de
n’avouer ses secrets qu’à contrecœur, si elle le faisait jamais. Le danger
rôdait partout, sans être le moins du monde camouflé par la beauté réelle et
indéniable de la terre.
Fier et lointain,
il semblait lancer un défi que j’avais peine à ignorer.
Entre ici. Si
tu l’oses.
Tandis que je
continuais à fixer le soleil levant qui révélait encore plus des trésors du
désert, un sourire vint creuser les traits de mon visage. Un curieux sens de
retour au foyer emplit mon âme, allégeant considérablement le lourd fardeau
qu’elle portait.
« Quoi ? »
Demanda Corinne en me regardant les sourcils dressés.
« Ice »,
répondis-je simplement.
Le regard marron
se plissa tandis que Corinne regardait par ma vitre. Après un long moment, elle
me regarda de la façon dont on regarde une amie qui montre les premiers signes
de la démence totale. « Je ne pense pas que ce soit le genre de désert qui
contient les mirages, Angel. »
Je lui lançai un
regard noir puis retournai mon attention vers la vitre. « Ce n’est pas ce
dont je parle et tu le sais très bien. »
Après un long
moment, la voix de Corinne parvint doucement à mon oreille. « Je crois que
je peux comprendre le lien. Indéniablement beau, mystérieusement éloigné et
tangiblement dangereux. Une combinaison enivrante. »
Je pouvais voir
mon large sourire se refléter sur la vitre. Bien que ce ne fût pas vraiment
nécessaire, c’était bon de savoir qu’elle comprenait.
Un éclair de
lumière passa dans la périphérie de ma vision et lorsque je me tournai pour
regarder par le pare-brise, je vis le soleil se réfléchir sur le métal luisant
d’un camion citerne encore à une certaine distance et qui le poursuivait dans
son ascension à l’est.
Comme je le
faisais souvent lors de tels voyages, je me demandai d’où venait le conducteur,
et où il allait. Est-ce qu’il rentrait chez lui, ou bien est-ce qu’il en
partait ? Où se trouverait-il au soleil couchant ? A la maison avec
sa famille ? Seul dans une chambre d’hôtel avec une télé pour seule
compagnie ? Dans un bar sans nom à la recherche d’une relation facile pour
le prix d’une bière ?
A côté de moi,
Corinne se raidit, une action qui me sortit rapidement de mes pensées absurdes.
Le camion s’était pas mal rapproché et fonçait sur une jeep rouge qui roulait
lourdement sur la voie unique menant vers l’est. « Seigneur », dis-je
dans un souffle. « Il est soul ou quoi ? »
« Je ne
pense pas que ce soit notre souci principal pour l’instant, Angel »,
répondit Corinne, sa voix plus que tendue.
Je me tournai
légèrement pour la regarder, puis je suivis son regard figé vers la vue qui se
présentait à nous à travers le pare-brise quelque peu poussiéreux, juste au
moment où le camion bolide tentait de dépasser la jeep qui se trainait, en
fonçant sur le trafic qui arrivait et qui, à ce moment-là, consistait en une
seule chose.
Notre voiture.
« Rio ! ! ! »
Je hurlai comme si elle ne pouvait pas voir les trois tonnes de mort luisante
qui tonitruaient vers nous comme un grand requin blanc dans une course
d’interception avec un morceau de plancton.
Au tout dernier
moment, elle tourna brusquement le volant vers la droite, sortit de la route
pour aller sur le bas-côté solide du désert. La berline fit un brutal
tête-à-queue, les pneus fumant et tournant dans une tentative inutile de
retrouver le contrôle sur les graviers sablonneux du sol désertique.
Pendant une
demi-seconde, je pensai que nous allions nous retourner quand l’appel d’air du
camion, qui nous manqua de peu, nous percuta avec la force d’une tornade. Ce
fut probablement la seule fois de ma vie où je remerciai Dieu pour la vieille
propension de Détroit à fabriquer des voitures de la taille de petites
résidences.
Dieu sait
comment, Rio réussit à maintenir un équilibre, même peu contrôlé. Tandis
qu’elle luttait avec le volant serré entre ses phalanges blanchies, j’entendis
un énorme bruit qui annonça la mort explosive de l’un de nos pneus juste au
moment où Rio réussit à nous sortir du désert pour nous remettre sur la route.
A nouveau
déséquilibrée, la voiture fit un looping lent et glissant vers la voie opposée
avant de s’arrêter, avec une embardée brutale qui resserra brusquement la
ceinture sur mes hanches, contre un rocher partiellement exposé de l’autre côté
de la chaussée.
« Seigneur »,
murmurai-je à nouveau lorsque l’air pénétra dans mes poumons, avec le cliquetis
tranquille du moteur pour seul son audible.
Je regardai sur
ma gauche et vis Corinne assise raide et figée comme une statue de marbre, le
visage vidé de toute couleur, les yeux écarquillés et fixes derrière des
lunettes de travers sur son nez, la mâchoire affaissée.
Pour faire
simple, on aurait dit un cadavre.
« Corinne ?
Tu vas bien ? »
Après un instant,
le cadavre revint à la vie et tourna lentement la tête vers moi. « C’est
stupéfiant de voir comme une vie est vraiment courte quand elle passe comme un
éclair devant vos yeux. »
J’aboyai un rire
de soulagement et l’attirai contre moi aussi près que nos ceintures le
permirent, l’étreignant contre ma poitrine, plus que joyeuse qu’elle soit
toujours parmi les vivants.
Un gémissement en
provenance du siège avant coupa court à nos brèves retrouvailles et lorsque je
regardai, je vis que le pare-brise était parsemé de gouttes de sang, comme si
une pluie macabre était tombée du ciel sans nuages.
Je plongeai la
main dans une des poches de Corinne et en sortis un des mouchoirs toujours
présents avant d’escalader le siège avant comme je le faisais quand j’étais
enfant. Bien entendu, vu que j’étais largement devenue adulte, ‘l’escalade’ ne
se passa pas autant en douceur ni aisément que je l’avais prévu.
Je me laissai
tomber sans grâce sur le siège avant et remis mes membres à leur place avant de
lancer un long regard pour évaluer Rio. Son visage était littéralement peint de
sang par les forces combinées d’une entaille au-dessus de son sourcil gauche et
d’un nez visiblement cassé.
« Il me faut
un autre mouchoir, Corinne », dis-je en pressant celui que j’avais déjà en
main sur le front de Rio dans une tentative d’étancher le sang abondant.
Tandis qu’un
autre morceau de tissu m’était tendu, je posai la tête de Rio contre
l’appui-tête et levai une de ses mains. « Tiens ça », ordonnai-je, en
plaquant le second mouchoir contre son nez tout en déplaçant sa main dessus.
Quelques mots qui
sonnèrent étrangement comme ‘Va te faire foutre’ émergèrent de dessous le
tissu.
« Pas par
toi en tous cas, ma chérie », répliquai-je, en souriant férocement face à
son regard fou de rage et rempli de douleur brillante. « Tu te contentes
de tenir ce mouchoir et tu restes tranquille. J’ai d’autres affaires qui
m’attendent. »
Je saisis les
clés sur le contact et déverrouillai la portière du passager, puis je sortis
sur la route et fis le tour de la voiture vers l’arrière. Le pneu arrière côté
conducteur était dans un état de déchirure au-delà du moindre espoir de
rédemption.
Je soupirai et
allai vers le coffre que j’ouvris avant d’en sortir tous les bagages qui s’y
trouvaient. Le soleil brillant, chaud et implacable me fournit amplement de la
lumière tandis que je fourrageais dans le compartiment à la recherche du cric
et de la roue de secours.
J’entendis une
des portières s’ouvrir et se refermer tandis que je m’apprêtais à sortir du
coffre les choses dont j’avais besoin et à les poser sur le sable compact sur
le côté de la route. Je regardai Corinne faire un lent tour sur elle-même tout
en absorbant la vue de ses yeux légèrement écarquillés, ses lunettes demi-lunes
de nouveau à leur place habituelle sur le dessus de son nez. « Je suppose
que Triple-A ne vient pas aussi loin au milieu de nulle part. (NdlT : Triple-A=AAA=American Automobile
Association, l’automobile-club américain) »
Tout en riant, je
soulevai le pneu et le cric, les transportant à la force de mes bras du bon
côté de la voiture. « Je m’occupe de tout. »
Elle me lança un
regard chargé de pure spéculation. « Oui, je te crois. » Elle
continua à m’observer tandis que je dévissais légèrement les vis à oreilles qui
retenaient la roue avant de préparer le cric. « Une autre des leçons
d’Ice ? »
« Exactement.
Mon père pensait que j’avais un mari pour faire ce genre de choses à ma place,
alors il ne s’est jamais inquiété de me les apprendre. Quand Ice s’en est
rendue compte… ben, disons juste qu’elle s’est assurée que je ne soies jamais à
la merci d’un quelconque routier amical avec un démonte-pneu et des pensées
plutôt peu charitables.
« C’est une
maligne, cette Ice. »
« Tu le sais
bien. »
Tandis que je
m’accroupissais pour installer le cric sous la voiture, j’entendis la portière
s’ouvrir et levai les yeux pour voir Rio émerger de la berline, les bandages de
fortune toujours pressés contre ses blessures. Ses yeux lancèrent autre chose
que de la simple douleur et elle se dirigea vers moi avec ce qui semblait être
une allure menaçante, soit pour me flanquer une raclée monumentale en paiement
de ce que j’avais eu l’audace de lui dire, soit pour prendre ma place pour
remplacer le pneu.
Le peu de bonne
humeur qui me restait disparut d’un coup et je me relevai lentement, la clé à
vis dans la main. « Si j’ai besoin de ton aide, Rio, je te la demanderai.
Alors… va saigner ailleurs, tu veux bien ? Tu me caches la lumière. »
A ma grande
surprise, l’attaque fut terminée presque avant d’avoir commencé. Rio baissa les
yeux un quart de seconde et elle recula de plusieurs pas avant de se retrouver
à hauteur du capot. Lorsqu’elle releva la tête, je vis quelque chose –
peut-être une minuscule lueur de respect – luire dans ces yeux-là. Bien que ça
ne fasse pas soudainement de nous les meilleures copines du monde, j’eus le
sentiment certain que le terrain avait été mis à niveau, même si ce n’était
qu’un tout petit peu.
Le regard de
fierté amusé que me lança Corinne fit monter le rouge à mon visage et je
m’accroupis à nouveau pour le cacher, jouant avec le cric et la clé à vis
toujours dans ma main, tout en jurant entre mes dents.
Quelques instants
plus tard, c’était terminé. Après avoir rangé les outils et les débris du pneu déchiré
dans le coffre, et avoir remis nos bagages, je revins tranquillement à l’avant
de la voiture, jetai un coup d’œil au pare-choc bien collé contre le rocher qui
nous avait arrêtées.
A part une toute
petite éraflure sur le chrome poussiéreux, le pare-choc n’était pas en mauvais
état. Mais on ne pouvait pas en dire autant du rocher qui affichait une grande
fissure au point d’impact.
« On n’en
fait plus des comme ça, sûr », dis-je en secouant la tête d’étonnement.
« C’est
certain », acquiesça Corinne à côté de moi.
Après un instant,
je me retournai pour voir Rio qui nous
regardait silencieusement. Je saisis ma chance et m’avançai vers elle,
m’arrêtant à la limite de sa zone de confort. « Je… euh… est-ce que ça
t’ennuierait si je prenais mon tour au volant pour un moment ? Ça
donnerait à tes coupures un peu de temps pour arrêter de saigner ? »
Elle plissa les
yeux, puis, aussi vite, elle se détendit et hocha la tête, un peu à contrecœur,
pensai-je. Et pourtant, un hochement de tête était un hochement de tête et je
sautai pratiquement sur ma chance, ouvris rapidement la portière du conducteur
et me glissai sur le siège. Parce que Rio faisait deux fois ma taille, mes
pieds n’atteignirent pas les pédales. Je tendis la main et tirai sur un levier
caché pour rapprocher la banquette avant pesante et l’ajuster à ma petite
taille.
Les mains sur le
volant et les pieds atteignant facilement les pédales d’accélération et de
frein, je souris de plaisir, ne me sentant plus comme une petite gamine
derrière le volant de la berline de Papa. « Tout le monde à bord !
Prochain arrêt… heu… il est où notre
prochain arrêt, en fait ? »
« Tucson »,
répondit Corinne, se glissant sur le siège arrière en grognant de soulagement.
« Angel, mes jambes variqueuses te remercient pour la place en plus. Mes
oignons chantent aussi tes louanges. »
« Tant
qu’ils ne me demandent pas de les embrasser. »
« Tu en
aurais de la chance. »
La portière de
passager avant s’ouvrit et Rio sembla vouloir s’asseoir près de moi. A
mi-chemin, cependant, elle se retrouva bien coincée, ne s’attendant visiblement
pas à ce que j’ai avancé la banquette aussi loin en un si court moment.
Alors que ses
fesses se trouvaient bien à plus de quinze centimètres au-dessus du siège,
incapable de monter ou descendre, je sentis le goût du sang lorsque je mordis
littéralement ma lèvre pour en pas laisser sortir mon rire hystérique. Regarder
Corinne dans le rétroviseur fut probablement la pire chose que je pus faire à
cet instant. L’expression spéculative et totalement diabolique sur son visage,
faillit me faire convulser.
Lorsque ses
doigts bougèrent dans un mouvement intentionnel et exagéré de pincement, je
perdis tout contrôle, pliée sur le volant et m’étouffant de rire si fort que je
pensai que mes poumons allaient me sortir de la poitrine et atterrir sur le
tableau de bord comme deux ballons luisants et trop gonflés.
Avec un
grognement titanesque et une poussée puissante, Rio se libéra de la voiture
puis tourna sur elle-même rapidement pour nous lancer un regard furieux, son
visage couvert de sang, ses yeux assombris et son nez massivement gonflé
rendant son expression encore plus menaçante.
« C’est
l’asthme ! » Dis-je avec une respiration sifflante, éventant mon
visage échauffé et couvert de larmes tandis que je tentais désespérément de
retrouver un peu de contrôle sur mon hystérie.
« Un cas
terrible », dit Corinne pince-sans-rire depuis son siège derrière moi.
« Nous espérons que l’air du désert fera du bien à la pauvre
chérie. »
Je pongeai dans
le rôle que je m’étais attribué et fis pour Rio ma meilleure interprétation de
la femme qui essaie désespérément de respirer.
Et ce fut une
sacrée bonne interprétation si je peux dire. Surtout étant donné le fait qu’à
ce moment précis, j’étais une femme
essayant désespérément de respirer.
« Peut-être
que ce serait mieux, Rio, si tu consentais à partager le siège arrière avec
moi. Laissons la toute petite ratatinée là devant pendant que toi et moi nous
profitons du luxe ici. »
Si j’en avais eu
le souffle, j’aurais lancé un regard à Corinne assez brûlant pour lui friser
les cheveux. Mais comme respirer était une priorité, je décidai de m’offrir
plutôt le fantasme mental de l’attacher et de la rosser jusqu’à
l’évanouissement avec sa propre théière.
Toute petite, ben
voyons.
Je ne pris même
pas la peine de tourner la tête quand un doigt impérieux me tapota l’épaule.
« Démarrez,
mon brave. Tucson nous attend. »
J’ajoutai un
tisonnier à mon petit fantasme et souris en démarrant la voiture avant de
repartir sur la chaussée.
*******
« Arrête-toi
ici. » L’ordre s’éleva depuis le siège arrière tandis que j’essayais de
négocier l’enchevêtrement des croisements d’autoroutes qui marquait l’entrée de
Tucson.
« Où ça
ici ? Tu as une sortie particulière en tête, Corinne, ou bien est-ce
que l’autopont t’ira ? Je suis sûre que les camions qui nous suivent
seront plus qu’heureux de transformer cette voiture en accordéon, si c’est la
forme que tu recherches. » J’admets volontiers que j’étais un peu
cinglante mais je crois que vous l’auriez été aussi, si vous aviez passé les
cinq dernières heures dans un enfer automobile, à écouter deux gamines grandies
trop vite s’envoyer des vannes derrière vous. Je passai un bref instant à me
demander si c’était une sorte de remboursement cosmique pour ma propre enfance
passée à faire la même chose pendant les longs voyages avec mes parents.
« Continue à
rouler. » Le contre-ordre inattendu émanait de Rio, dont la voix semblait
venir du fond d’un puits très, très profond et très plein.
« Sors à la
prochaine, Angel. Je refuse que cette espèce d’adulte entêtée mal poussée,
continue à me pisser le sang dessus. »
« Continue à
rouler, je vais bien. »
Je serrai les
dents devant le désir submergeant de simplement me garer et les jeter toutes
les deux au milieu de l’autoroute encombrée, et je choisis plutôt de diriger la
voiture vers la sortie la plus proche, suivant la longue rampe courbée jusqu’à
ce qu’elle me mène sur une rue large et quasiment déserte. Je me garai sur le
côté de la rue, coupai le moteur, laissai les clés sur le contact, ouvris la
porte et sortis sur la chaussée, avec l’intention de mettre le plus de distance
entre moi et les ‘Sœurs Pétards’ si possible avant que ma tête n’explose.
Il m’importait
peu que j’ai l’air de marcher dans une version moderne d’une ville fantôme de
l’Ouest, où les barreaux et les chaines décoraient les fenêtres et les portes
vides et poussiéreuses. Il m’importait peu que la plupart des pancartes soient
en espagnol et par là-même incompréhensibles pour moi. Il m’importait autant
que je puisse littéralement sentir les regards invisibles qui m’évaluaient et
resserraient ma chair sur mes os.
Tout ce qui
m’importait, c’était le silence bienheureux qui m’entourait, encore plus cher à
mes yeux parce qu’il apportait avec lui le soleil chaud et l’air frais. Je
fermai les yeux et penchai la tête vers le soleil, je laissai ses rayons chauds
baigner la tension de mon corps.
« Angel ? »
J’entendis une voix derrière moi. « Qu’est-ce que tu fais
là-dehors ? »
Comme je ne
répondais pas, la portière s’ouvrit et j’entendis le bruit de chaussures
confortables qui frappaient la chaussée. Un instant plus tard, Corinne était
près de moi. « Angel ? Tu vas bien ? »
« Dès que ce
mal de crâne sera parti, je serai dans une forme géniale. »
« Comment… ?
Oh, à cause de la discussion ? »
Je me tournai
pour la regarder. « Ce n’était pas une discussion, Corinne. Je connais les
discussions. J’ai eu des discussions. Ça n’en était pas. C’était une guerre.
Entre deux adultes. Dans une voiture. Pendant cinq heures. »
« J’ai saisi
l’idée. »
« Bien.
Parce que je ne pense pas pouvoir retrouver assez d’énergie pour l’expliquer
une nouvelle fois. » Je me massai les tempes, essayant de repousser le mal
de crâne.
Ça ne marcha pas.
« Elle
saigne plutôt fort, Angel. »
« Oui,
Corinne, j’en ai conscience. J’en ai très
conscience. Mais le problème, c’est que toutes les deux, vous semblez plus
intéressées par le fait d’en débattre que par celui d’y faire quelque chose.
Alors, retourne dans la voiture et battez-vous stupidement là-dessus. Je
reviendrai plus tard pour ramasser celle qu’il restera à emmener à l’hôpital,
d’accord ? »
« Angel… »
« Non,
Corinne. » Je soupirai, me forçant à calmer ma colère. « Écoute. Je
sais que Rio saigne très fort, et j’aimerais beaucoup pouvoir faire quelque
chose pour ça. J’aimerais vraiment. Mais, comme tu peux le voir, je suis dans
une ville dans laquelle je ne suis jamais venue et dont je ne peux même pas
lire les pancartes. Alors j’espère que tu m’excuseras si je ne suis pas au top
sur cette situation. »
« Tu as
raison. Et je m’excuse pour ce qui me concerne, si ça peut aider. Rio est
franchement bornée mais elle a de bonnes raisons pour détester les hôpitaux. Sa
mère a été tuée dans l’un d’eux. »
« Qu’est-ce
qui s’est passé ? » Demandai-je les yeux écarquillés.
« Sa mère
était infirmière aux urgences à l’époque. Un homme est arrivé en demandant des
médicaments et il lui a tiré dessus pour avoir la clé des narcotiques. Rio ne
s’est plus approchée d’un hôpital depuis. »
« Seigneur…
c’est horrible. »
« En
effet. »
Je tournai la
tête un moment et je vis un immeuble bas et trapu sans vitres qui avait plus
l’air d’un abri anti-bombes que de bureaux. Il y avait un panneau publicitaire
énorme sur le toit, marqué de trou de balles et usé presque jusqu’à n’être fait
que d’échardes, grâce au soleil tapant en permanence. On y lisait tout
simplement : La Clinica.
« Est-ce que
ça pourra aller ? C’est un compromis, je veux dire ? »
Alors que Corinne
suivait des yeux mon doigt qui pointait l’immeuble, un sourire éclaira son
visage. « Ça sera parfait, je pense. Et si ça ne l’est pas, je crois que
j’ai un tisonnier quelque part dans le coffre. »
« Il faudra
que tu fasses la queue derrière moi », dis-je en souriant. « Je pense
qu’il y a aussi un démonte-pneu avec son nom dessus. »
Elle me tapa
doucement sur l’épaule en riant puis alla vers la voiture. Je restai sur place,
savourant les derniers instants de calme et de soleil aussi longtemps que
possible.
Cette résolution
fut déçue, à ma grande surprise.
Après une brève
conversation quasi silencieuse, Rio sortit de la voiture et passa près de moi
pour se diriger vers la clinique, en tenant toujours un mouchoir rouge de sang
contre son nez. Après un coup bref et brusque, la porte de la clinique s’ouvrit
et le bâtiment sembla l’engloutir, comme si elle n’avait jamais existé, et
qu’elle n’existerait plus jamais.
Son sourire
suffisant vraiment insupportable, Corinne remua les doigts vers moi en passant,
me laissant jouer la voiture-balai dans le petit train à problèmes dans lequel
je me trouvai. Je secouai la tête et réfrénai un sourire, pour qu’il ne soit
pas interprété comme une marque d’admiration (ce que c’était en fait, mais elle
n’avait pas besoin de le savoir) avant de la suivre dans la clinique.
Bien qu’austère
au possible vue de l’extérieur, à l’intérieur la clinique était une merveille
de design moderne. Brillante et d’une propreté totale, elle était remplie
jusqu’au plafond d’assez d’équipement médical pour assurer un traitement rapide
et approprié pour quiconque passait ses portes à la recherche d’une aide.
J’entrai juste à
temps pour voir la large silhouette de Rio entrainée à travers une série de
portes intérieures par deux infirmières en uniforme bleu. La réceptionniste me
sourit lorsque j’entrai, me faisant un geste de la main vers la rangée de
chaises immaculées, bien que peu confortables, alignées le long de deux murs.
Corinne était déjà assise et feuilletait nonchalamment l’un des nombreux
magazines posés sur plusieurs tables près du centre de la pièce.
« Est-ce
qu’on doit remplir quelque chose ? » Demandai-je en m’asseyant près
d’elle. A part nous, la salle d’attente était vide de toute présence humaine.
« Je suis
sûre qu’on le saura bien assez tôt », répondit Corinne, en tournant une
autre page de son doigt mouillé, examinant avec attention la publicité qui s’y
trouvait. « La publicité devient vraiment une entreprise à créer de la
fiction ces derniers temps. A regarder cette pub, de simplement boire cette
boisson semble promettre que non seulement on va être rafraîchi, mais qu’une
transformation de son look, la disparition de son petit ventre et
l’amélioration de ses seins sont offerts gracieusement avec le paquet. Ça me
donne presque envie de goûter. Mon corps aurait bien besoin d’une remise en
formes. »
Je ris doucement,
appréciant sa tentative de me sortir la tête de mon environnement actuel. Je
détestais les hôpitaux, les cliniques, les cabinets médicaux de toutes sortes.
Avoir une compagne malheureusement prédisposée aux blessures par balles
spontanées, rendait cette détestation plutôt justifiée, je crois.
« Tiens »,
dis Corinne brusquement, en me glissant un magazine légèrement abîmé entre les
mains. « Lis ça et arrête de remuer. Tu me donnes le mal de mer. »
« Tu sais
bien que je ne lis pas l’espagnol, Corinne », répliquai-je, en feuilletant
le magazine.
« Alors
apprends. Je suis sûre que les soins de Rio vont prendre du temps et il n’y a
vraiment rien d’autre à faire. »
« Oui,
maman », dis-je en soupirant, me laissant retomber dans ma chaise tout en
tournant les pages luisantes du magazine, essayant de donner une signification
à ce que je voyais sans y réussir du tout.
Au moins mon mal
de crâne avait disparu.
*******
Plusieurs heures,
et un présentoir de magazines complet plus tard, une Rio lourdement chargée de
médicaments fut amenée en chaise roulante dans la salle d’attente, comme la
dernière survivante d’un Mardi Gras particulièrement intense. Son visage
montrait une explosion de couleurs disséminées qui mettait en relief l’attelle
métallique qui recouvrait son nez fraîchement remis en place.
Un jeune homme
bien soigné portant une longue blouse blanche sur son uniforme médical, son nom
brodé en fils rouges sur la poitrine, nous fit un sourire plaisant tout en
s’arrêtant et en verrouillant la chaise roulante à quelques centimètres de
nous. « Vous êtes là pour Rio ? »
« Oui »,
répondis-je. « Est-ce que ça va aller ? »
« Et bien,
elle aura un mal de crâne plutôt tenace après que les médicaments auront fini
leur effet, mais oui, elle devrait aller mieux dans une semaine ou deux. En parlant
de ça… » Son sourire s’élargit encore plus lorsqu’il glissa une ordonnance
dans ma main. « Quelques pilules du bonheur en plus. Elle peut en avoir
une toutes les quatre heures environ, mais elles vont l’endormir pas mal, alors
assurez-vous qu’elle ne conduise pas ou fasse quoi que ce soit qui demande de
la concentration. »
Corinne prit la
feuille de papier de ma main et la glissa dans son sac à main tandis que je
regardais le docteur et Rio à tour de rôle. « Est-ce qu’il y a quelque
chose de particulier qu’on puisse faire pour elle ? »
« Et bien,
son nez a une attelle et il est bien serré, alors assurez-vous qu’elle n’a pas
de problèmes pour respirer, surtout quand elle dort. Elle a probablement aussi
avalé pas mal de sang, alors essayez de lui garder la tête penchée sur le côté
au cas où il déciderait de sortir par le mauvais chemin. »
Je hochai la tête
pour dire que j’avais compris ses instructions. « Autre
chose ? »
« Autre que
de garder un œil sur elle, pas vraiment. Comme je l’ai dit, il ne se passera
pas longtemps avant qu’elle ne soit redevenue elle-même. » Saisissant ma
grimace, il sourit. « Vous aviez peur que je dise ça, hein ? »
« Ben… »
Il rit et me
tapota rapidement l’épaule, puis recula. « Bonne chance. »
« On va en
avoir besoin. » Je serrai sa main tendue avec gratitude.
« Merci. »
« De nada. Carlos va emmener Rio à votre
voiture. »
« C’est la
berline beige garée de l’autre côté de la rue », dit Corinne en tendant
les clés à l’infirmier costaud.
Il les prit,
sourit et hocha la tête, puis emmena Rio hors de la clinique.
Tandis que le
docteur s’éloignait et passait les portes de la salle de soins, j’accompagnai
Corinne jusqu’au bureau d’accueil. « On vous doit combien ? »
Demanda-t-elle en sortant son portefeuille.
« Rien, señora. C’est une clinique gratuite
créée pour ceux qui n’ont pas les moyens de payer les soins médicaux. »
« On a les moyens », répliqua Corinne
sans se démonter. « Un chiffre bien rond, s’il vous plait. »
« Mais… »
Ignorant la
femme, elle sortit dix billets de cent dollars tous neufs, les posa un par un
sur le comptoir encombré et sourit en voyant les yeux couleur noisette sombre
de la réceptionniste s’écarquiller. « C’est assez rond ? »
« Mais… »
« Assez
rond », répondit Corinne pour elle, visiblement peu encline à accepter un
refus. « Merci pour votre gracieuse hospitalité. » Et sur ces mots,
elle ferma son sac, tourna les talons et quitta la clinique sans même un regard
derrière elle, me laissant hausser vainement les épaules devant la
réceptionniste au yeux agrandis, qui fixait avec incrédulité la petite montagne
de billets posée devant elle.
Après un long
moment, elle leva les yeux vers moi. Je souris. « C’est sa façon de
faire. »
« Dios mio. »
Je gloussai.
« On est tenté de le dire, oui. » Une pensée me traversa l’esprit.
« Je peux vous demander un service ? »
« N’importe
quoi, señora ! N’importe
quoi ! »
« Je... j’ai
simplement besoin d’aide pour me rendre à destination. Vous voyez, Rio est
notre guide. Je ne suis jamais allée aussi loin au sud auparavant. Est-ce qu’il
y a un endroit où on pourrait passer la nuit ? C’est probablement mieux
qu’on continue notre route quand elle sera réveillée et qu’elle pourra
m’aider. »
« Oh, si. Si. Je connais un petit endroit
sympathique pas trop loin d’ici, señora.
Juste à l’extérieur de la ville et facile à trouver. Je vais vous écrire
l’itinéraire pour y aller. »
Peu de temps plus
tard, armée d’instructions merveilleusement explicites, je me frayais un chemin
dans le trafic grouillant de sortie du travail vers l’endroit où nous allions
passer la nuit.
*******
« Sympa »,
fis-je remarquer tandis que Corinne et moi dirigions une Rio très assommée de
médicaments et à demi endormie dans la grande chambre et sur l’un des lits
King-size.
Aussitôt qu’elle
toucha le matelas, Rio se mit sur le côté et commença à ronfler, longuement et
bruyamment, à travers sa bouche grande ouverte.
« Je
continue à penser que nous aurions dû prendre deux chambres », fit
remarquer Corinne, en faisant mine de se couvrir les oreilles. « Les
bibliothécaires âgées avec peu de patience sont connues pour ne pas être au
mieux de leur forme si elles n’ont pas leurs huit heures de sommeil par
nuit. »
« Les anges
ne le sont pas non plus », répliquai-je, en tressaillant lorsqu’un
ronflement particulièrement sonore faillit casser une vitre.
« On peut
toujours l’étouffer avec un oreiller », dit Corinne.
« Je ne
pensais pas que la suffocation était ton genre. »
« Pour ça,
je suis prête à changer de mode opératoire. »
« Peut-être.
Mais où est-ce qu’on cacherait le corps ? »
Elle rit.
« Tu marques un point. Je dirais qu’on pourrait juste la laisser dehors,
mais quelqu’un nous la rebalancerait sûrement. »
Je gloussai et
traversai la grande suite avant de tirer les lourds rideaux qui protégeaient la
pièce du rude soleil du désert. Un soleil qui commençait à se coucher derrière
la mesa basse à l’ouest de l’hôtel. Un besoin me saisit et je me tournai vers
mon amie. « Tu peux la surveiller quelques minutes ? »
« Bien sûr.
Tu te sauves déjà de moi, hein ? »
« Non. Je
veux juste… » Je pus sentir que je rougissais. « J’aimerais voir le
soleil se coucher. »
Son regard ne
contenait qu’un amour sincère et de la profonde compassion. « Je
comprends, Angel. Prends ton temps. Mais rends-toi juste compte qu’en retour,
je m’attends à ce que tu nettoies le bazar qu’elle pourrait faire pendant la
nuit. »
Je souris.
« Marché conclu. »
« Alors file
avant que je décide de te faire partager son lit en plus. »
Et c’est ce que
je fis.
*******
Bien que la mesa
ne fût pas très haute, la piste était assez raide et mes jambes brûlaient de
manière plaisante tandis que je grimpais au sommet. Je tournais le dos à la
ville et la vue du désert depuis le sommet était saisissante ; des terres
planes à perte de vue, libres de toute forme de présence humaine.
La vue du ciel tandis
que le soleil se couchait était encore plus spectaculaire. Des tourbillons
rouge sang profond mêlé à du pourpre royal formaient une vue dont je ne pouvais
détacher mon regard. C’était bien plus beau que tous les couchers de soleil que
j’avais jamais vus.
Après m’être
assurée que le rocher à mes pieds n’abritait pas un serpent ou une autre
créature venimeuse, je m’assis lentement dessus, regardant le soleil entamer sa
marche triomphale derrière les montagnes encore plus loin vers l’ouest.
« Comme tu
aimerais cet endroit, Ice », murmurai-je à ma compagne absente. « Si
sauvage et si libre. Pas de murs. Pas de barreaux. Rien que… la paix. Et la
beauté. » Un frisson de froid me parcourut soudain, bizarrement déplacé
dans la douce chaleur de la soirée, et je serrai mes bras autour de moi.
« Tu me manques, tu sais. Tellement. Je persiste à me dire que c’est pour
la bonne cause, et qu’on se reverra bientôt. Mon cerveau m’écoute, mais mon
cœur… et bien, il a son propre esprit, tu sais ? »
Je sentis
l’écoulement chaud des larmes sur mes joues tandis que le ciel devenait, pour
moi seule, un magnifique prisme devant mes yeux larmoyants. « Je pense que
je pourrais tout donner simplement pour sentir tes bras autour de moi. »
Je ris doucement. « Je sais que ça ne peut pas arriver à cet instant, mais
tu ne peux pas me blâmer de rêver, hein ? »
Je frottai mes
yeux et me levai tandis que le soleil entamait sa descente finale derrière la
montagne. « Je serai patiente, mon amour. Mais… n’attends pas trop
longtemps, d’accord ? »
Et tandis que le
soleil se couchait enfin, couvrant le monde d’en bas d’une ombre, une chaude
brise de désert m’enveloppa comme une étreinte de mon amour absent, chassant le
froid et me laissant avec un sentiment profond de calme et de paix.
Je pus sentir le
sourire qui se formait alors que les larmes séchaient sur mes joues.
« Je t’aime,
Ice. Dépêche-toi de rentrer à la maison. »
*******
Le matin suivant,
Rio était redevenue elle-même. Elle se réveilla en grognant, refusant tous les
médicaments contre la douleur que nous avions récupérés dans une pharmacie en
chemin vers l’hôtel, retira le plâtre et l’attelle de son nez et nous aboya des
ordres, telle une véritable instructrice de l’armée avec une escouade de
nouvelles recrues totalement ineptes.
Alors que son
humeur revêche aurait dû me déranger, ce ne fut pas le cas. Ce cadeau de paix
que j’avais reçu la veille au soir se prouvait tenace et je le serrai contre
moi comme une couverture par une nuit froide d’hiver, refusant de laisser sa
mauvaise humeur et ses mauvaises manières me l’arracher.
En plus, dans
cinq heures – et peut-être même moins – notre voyage allait prendre fin et, par
la volonté de Dieu, je n’aurais plus jamais à m’inquiéter d’elle dans des
quartiers aussi serrés et sans échappatoire.
Corinne n’était
pas aussi bien disposée, mais un regard de ma part lui fit tenir sa langue.
Nous fûmes
rapidement sur la route, avec Rio à nouveau dans son espace habituel derrière
le volant. Les kilomètres passèrent facilement tandis qu’en moi, un sentiment
d’anticipation enthousiaste passait d’une petite graine à une vie pleine et
florissante.
Nous nous
dirigeâmes vers le sud, et encore plus au sud, prenant des routes de plus en
plus petites, passant uniquement près de végétation désertique et d’une rare voiture
en direction du nord. Juste au moment où j’étais sûre que la frontière
mexicaine allait être notre destination, nous prîmes un virage vers l’ouest sur
une route très étroite que le désert faisait de son mieux pour reprendre, la
couvrant de sable qui en montrait le peu d’usage. Nous roulâmes vers l’ouest
pendant quelques kilomètres, traçant notre route à travers les avancées de
plusieurs petites mesas qui se tenaient comme des pièces d’échecs taillées à la
scie sur le plus grand plateau du monde.
Un autre virage
lent et en méandres nous amena à nouveau sur une plaine ouverte et je vis
quelque chose que je ne m’attendais pas à voir dans un désert.
Des arbres.
Des rangées
d’arbres parfaitement entretenus. Des arbres dont le vert abondant s’élevait en
contraste flagrant avec le brun baigné de soleil du désert environnant. Des
arbres dont la senteur douce me parvint à travers les vitres ouvertes de la
voiture en même temps que les images de…
« Des
oranges ? Est-ce que ce sont des orangers ? »
« Et rien
d’autre », répliqua Corinne en prenant également une bonne bouffée d’air
en souriant.
« Je ne
savais pas qu’on pouvait faire pousser des oranges en Arizona ! »
« Ahh,
Angel. Si j’osais, je dirais que tu n’as pas vraiment vécu tant que tu n’as pas
goûté aux oranges d’Arizona. Sucrées. Succulentes. Explosant littéralement de
jus. Un peu comme… »
« Ne le dis
pas, Corinne. Ne le dis… pas. S’il te plait. »
« Rabat-joie. »
Choisissant
d’ignorer sa taquinerie, je pris plutôt une autre inspiration profonde, notant
que l’odeur des fleurs d’oranger était de plus en plus forte – enivrante
presque – au fur et à mesure que nous nous approchions de l’orangeraie. Cela me
rappela la réalité de cette maxime : ‘Trop d’une bonne chose peut nuire’
et je mis la main sur mon nez pour stopper un éternuement qui menaçait.
Un chemin large
traversait l’orangeraie à angle droit et lorsque nous sortîmes de l’autre côté,
le désert reprit ses droits. Sur ma droite, je vis la barrière de barbelés
basse d’un corral, et au-delà, la poussière s’éleva tandis qu’une harde de
chevaux venait à notre rencontre, emmenée par un bel étalon – où ce que je pris
pour un étalon, ma connaissance des chevaux étant très minimaliste – avec une
robe de la couleur du sang fraîchement versé et une crinière et une queue noirs
comme de l’encre.
Il se cabra,
dévoilant des sabots puissants et vifs, des muscles luisants et couverts de
sueur, et je tombai amoureuse de lui au premier regard. Toute la harde courut
près de nous vers le bord d’une petite colline, puis s’arrêta au bout de
l’enclos. Nous, bien sûr, nous continuâmes vers le fond d’une vallée qui
marquait la fin de notre voyage.
Une énorme maison
émergeait du désert comme si elle était née du même sable sur lequel elle
reposait. Elle était faite d’adobe couleur ivoire avec un toit en tuiles
espagnoles rouges et des fenêtres hexagonales très teintées. Elle n’avait qu’un
seul étage mais était très longue et comportait trois portes principales,
chacune d’elles encadrée d’une arche longue et fluide.
D’autres maisons
plus petites formaient un semblant de carré derrière le bâtiment principal,
avec les écuries sur la droite et au-delà, ce qui ressemblait à une rangée de
serres qui appelaient un peu d’exploration dans le futur proche.
Tandis que nous
nous garions le long de la longue allée circulaire, je commençai à remarquer
des groupes de personnes qui marchaient tranquillement, ou avec détermination,
sur les terres autour. Bien que de toutes formes, tailles et origines
ethniques, ces gens avaient visiblement une chose très évidente en commun.
« Où sont
les hommes ? »
Un éclat de rire
perçant émana du ‘poulailler’, qui se trouvait actuellement situé dans le siège
du conducteur. (NdlT : l’auteure a
utilisé l’expression ‘peanut gallery’ qui est l’endroit où les places sont les
moins chères dans un théâtre, tout en haut, c-à-d le poulailler en français,
aussi appelé le paradis, mais ça aurait été moins ironique à l’égard de
Rio J)
« C’est un
ranch pour femmes, Angel », expliqua Corinne, en lançant un regard noir
vers la nuque de Rio. « Les hommes ne sont pas les bienvenus. »
Au lieu de dire
quoi que ce soit tout haut et de donner à Rio des munitions en plus à utiliser
contre moi dans cette guerre qu’elle avait initiée, je choisis de simplement
hocher la tête, en observant les femmes qui vaquaient à leurs occupations.
« Tiens,
tiens, tiens », dit Corinne à ma gauche d’une voix douce et impressionnée.
« Et moi qui n’ai pas ma caméra. »
Curieuse, je
regardai par sa vitre. Et quelle vue en effet.
Une grande
piscine creusée faisait des reflets bleu azur sous le soleil brillant. Dans et
autour de la piscine étaient allongées près d’une douzaine d’âmes courageuses
(il faisait chaud dehors mais pas aussi
chaud), qui portaient toutes le même vêtement.
Celui de leur
naissance.
Si mes yeux n’avaient
pas été aussi bien attachés à l’arrière de mon crâne, ils seraient sûrement
sortis de ma tête à cette vue.
« Rappelle-moi
de faire un gros et beau bisou à M. Cavallo quand Ice le trainera enfin par
ici, Angel. Je pense que j’ai peut-être trouvé le paradis. »
Je dois admettre
que ce fut tout aussi paradisiaque pour moi, au début. Tandis que je regardais
ces femmes, je m’imaginai le long corps nu d’Ice traçant l’eau étincelante avec
la facilité d’une athlète née.
Je l’imaginai
montant à l’échelle avec une grâce agile, l’eau roulant d’elle en cascades
brillantes.
J’imaginai le
sourire qui passerait sur son visage lorsqu’elle me verrait au bord de la
piscine, en train de l’attendre.
J’imaginai trois
douzaines d’autres femmes nues agglutinées autour de la déesse aux membres
bronzés qu’était ma compagne, me bloquant sa vue et la touchant à tous les
endroits qui m’étaient actuellellement refusés.
Je clignai des
yeux.
Puis je toussai.
C’est stupéfiant
de voir comment le paradis d’une femme peut aussi facilement devenir un enfer
personnel.
Tandis que la
voiture finissait son entrée dans le ranch, la vue de la piscine fut
heureusement coupée de mon champ de vision et je laissai passer un soupir de
soulagement face à cette perte. Après avoir arrêté complètement la voiture, Rio
coupa le moteur et sortit si vite que je me demandai brièvement si elle était
assise sur un nid de guêpes, ou quelque chose d’aussi déplaisant.
C’est
probablement juste la compagnie qu’elle a été forcée d’accepter,
me dis-je en haussant les épaules mentalement. Je pouvais difficilement lui en
vouloir, après tout, parce que je ressentais la même chose.
Je sortis de la
voiture pour la voir engloutie par un groupe de femmes roucoulantes. Je vis son
dos se redresser et ses épaules s’élargir sous l’attention compatissante
qu’elle recevait, et moi – peu charitablement – je me demandais quel genre
d’histoire elle racontait sur ses blessures pour gagner autant d’adulation.
Ça suffit,
Angel. L’amertume n’est pas le plus charmants de tes atouts, alors remets-la
dans le puits de venin d’où elle est venue et laisse-là dedans, d’accord ?
La mâchoire
serrée sur cette nouvelle résolution, je tendis la main devant le siège avant
et ouvris le coffre, puis j’allai à l’arrière pour prendre mes bagages et posai
chacun d’eux avec soin sur la chaussée immaculée, puis je fis la même chose
avec les sacs de Corinne.
Ayant perdu ce
qui nous servait d’hôtesse, je l’étais moi-même pour la suite.
« Tu penses
que ça serait impoli de simplement entrer là-dedans et nous annoncer
nous-mêmes ? » Demandai-je à Corinne tout en continuant à fixer Rio
et ses admiratrices.
« Je ne
pense pas que cela sera nécessaire, Angel. »
Je levai les yeux
pour voir une femme sortir de la maison. Elle portait un jean délavé, une
chemise blanche et une veste en cuir. Son visage était obscurci par l’ombre du
grand bord d’un Stetson blanc posé confortablement sur ses longs cheveux noirs.
Je plissai les
yeux que je protégeais de ma main face au soleil brillant, essayant de la voir
plus clairement et de remettre en place le sentiment familier qui me submergea
lorsqu’elle s’avança vers nous.
« Bienvenue
à Akalan, Angel. »
Ce fut la voix
qui donna le signal. Plus encore que le geste respectueux sur le bord du
chapeau, ou bien le sourire qui rendit les traits de la femme soudain
reconnaissables.
« Montana ? »
Demandai-je, plus que stupéfaite de ne pas pouvoir le deviner même depuis
l’endroit où je me trouvais. « C’est vraiment toi ? »
« En chair
et en os », dit-elle en souriant. « C’est bon de te revoir. Tu n’as
pas changé depuis la dernière fois où je t’ai vue. » (NdlT : Montana apparaît dans la première partie de Rédemption,
c’est elle qui dirige les Amazones en l’absence d’Ice)
Les larmes aux
yeux, je tendis les bras et l’étreignis fort, contente de ne pas la sentir se
raidir ou s’éloigner. Dans ma joie, j’avais oublié sa réserve naturelle,
tellement semblable à celle de ma compagne que cela faisait mal de l’embrasser.
« Seigneur,
que c’est bon de te voir », dis-je en m’écartant finalement et en
m’essuyant les yeux de la main. « Qu’est-ce que tu fais ici ? »
En entendant son
rire, je rougis, me rendant compte un peu tard de ce que ma question pouvait
avoir d’incongru.
« Je veux
dire… je pensais que tu étais dans le Montana ? »
« Je
l’étais, jusqu’à il y a trois semaines », répondit-elle, en étreignant
chaleureusement Corinne.
« Qu’est-ce
qui s’est passé il y a trois semaines ? »
« J’ai reçu
un appel d’une avocate qui m’a exposé les joie de passer l’hiver au chaud et au
soleil de l’Arizona. »
« Donita ? »
« En personne.
Et, puisque l’alternative c’était un autre hiver passé dans la neige jusqu’au
cou, je me suis autorisée à aller vérifier la sagesse de ses paroles, et me
voici. »
« Tu es
venue pour moi, n’est-ce pas », dis-je, tandis qu’une autre pièce du
puzzle se mettait en place.
« Je ne
nierai pas que ce fut un facteur pour prendre ma décision. »
« Mais ta
maison… »
Elle sourit et
leva la main. « Akalan est
autant ma maison que le ranch dans le Montana, Angel. Ou même celui des
collines de l’ouest de la Pennsylvanie. L’endroit où je me trouve à un moment
donné n’a pas beaucoup d’importance. Mais ce que je peux faire et qui je peux
aider, ça, ça en a. »
« Mais… »
Son sourire
s’élargit. « Regarde autour de toi, Angel. Qu’est-ce que tu
vois ? »
Je suivis sa
requête et regardai alentours, puis revint vers elle, les sourcils dressés, peu
sûre de savoir exactement ce qu’elle voulait dire.
« Pas de
réponse ? Je vais te dire ce que je vois alors. » Je la regardai,
fascinée, tandis que son regard noir détaillait les lieux, ne ratant rien.
« Là où certains pourraient ne voir que le désert vide et aride et… oui,
de belles femmes…. »
« De belles
femmes nues », la corrigea
Corinne près de moi.
« Accepté »,
répondit Montana, avec un petit sourire narquois. « Je vois de l’espoir,
Angel. Aussi simplement que ça. »
« De
l’espoir pour quoi ? » Demandai-je, sincèrement curieuse. Bien que
j’aimais et respectais énormément Montana, je la connaissais bien moins que les
autres Amazones avec lesquelles j’avais lié amitié. En partie, bien entendu,
parce qu’elle avait été relâchée si vite pendant ma propre peine. Et le reste,
comme je crois l’avoir déjà mentionné, était lié à sa propre nature réservée et
tranquille.
« De
l’espoir pour le futur. De l’espoir pour la communauté. De l’espoir pour la
protection, la sécurité, l’amitié. » Elle haussa ses larges épaules.
« De l’espoir en tant qu’individu, comme la femme qui exerce ce
droit. » Lorsque son regard se tourna vers moi, il était adouci par la
compassion et la générosité, bien que brillant de la passion de ses
convictions. « Par-dessus tout, Angel, ce ranch est un endroit où l’espoir
est né et a été nourri. Les femmes viennent ici de tous les chemins de la vie.
Beaucoup sont bleuies des coups reçus, soit émotionnellement, soit physiquement.
Parfois les deux. Elles courent moins à notre rencontre qu’elles ne fuient la
vie qu’elles avaient avant de venir. Des communautés comme celles-ci offrent un
sentiment de sécurité, de protection, et d’appartenance qui peut aider à
commencer à guérir des femmes qui n’ont nulle part d’autre où aller. »
« Ça semble
merveilleux », dis-je, complètement absorbée dans sa vision.
« Ça peut
l’être. Ça peut aussi être rude, sale et sans merci. Mais c’est un boulot que
je n’échangerais pour rien au monde. »
« Avec ces
avantages, je ne vois pas pourquoi tu le ferais », fit remarquer Corinne,
reluquant franchement deux femmes très peu vêtues qui flânaient près de nous,
bras dessus bras dessous. Elles lui sourirent en retour et remuèrent les doigts
en invitation. « Oh oui, je vais aimer cet endroit. ».
Montana se mit à
rire, quelque chose que je ne lui avais jamais vu faire auparavant, et je me
sentis charmée par la douceur musicale de son rire. « C’est bon de te
revoir, Corinne. Tu vas assurément égayer cet endroit. » Elle posa la main
sur nos épaules et nous guida vers la maison, nos sacs dans la main.
« Allons vous installer et nous pourrons parler plus longuement ensuite,
d’accord ? »
« Tu peux
parler toi », dit Corinne. « Je ressens soudain un besoin
irrépressible d’un bon bain frais. »
« Ou d’une
douche froide », dis-je en blaguant.
« Attends,
toi, espèce de soi-disant ange. Un jour, plus tôt que tu ne l’espères
aujourd’hui, tu auras mon âge. Et crois-moi, j’ai bien l’intention d’être là
assez longtemps pour voir ce qui va se passer à ce moment-là. »
Je me mis à rire
la tête en arrière, me sentant mieux que depuis des mois. Est-ce que c’est ce que tu avais en tête en préparant tout ça,
Ice ?
Je me mis alors à
rire encore plus fort, mais cette fois de moi-même.
Bien sûr que
c’était ça. Ice ne faisait jamais rien sans raison.
Alors que
j’aurais pu être en sécurité dans plein d’endroits, c’était ici que je pouvais
ressentir vraiment à nouveau la beauté de l’espoir.
Merci, mon
amour.
*******
Dans un contraste
direct et probablement volontaire avec la chaleur ensoleillée du monde
extérieur, l’intérieur de la maison était frais, calme et tamisé, grâce aux
lourds stores qui pendaient devant les vitres teintées et semblaient posséder
l’avantage de bloquer autant le son que la lumière.
La salle de
séjour était énorme et encaissée, avec des parquets nus bien cirés et plusieurs
grands canapés à l’air confortable placés autour d’un écran de télévision qui
aurait eu sa place dans une salle de cinéma.
Derrière la salle
de séjour, séparée par un comptoir ouvert, se trouvait la cuisine. Ses
équipements en chrome luisaient dans la lumière douce et tamisée, des
équipements assez grands pour contenir la nourriture et cuisiner pour les
estomacs affamés d’une armée entière voire plus.
La salle à manger
était sur la gauche de la cuisine, dominée par une table vraiment gigantesque
avec plus d’une douzaine de chaises posées autour, légèrement appuyées contre
le bois sombre et brillant.
Des couloirs
longs et sombres partaient vers la gauche et vers la droite de la salle de
séjour, et c’est vers la droite que nous emmena Montana, que nous suivîmes dans
la pénombre fraîche en passant près d’un certain nombre de portes fermées. Ma
chambre était la dernière sur la gauche, celle de Corinne juste en face sur la
droite. La salle de bains finissait le couloir et contenait plusieurs stalles
et je pouvais voir au moins deux grandes douches, plutôt qu’une seule baignoire
comme on l’imaginerait dans un dortoir.
Pendant que
Corinne filait vers ladite salle de bains, j’entrai dans la chambre qui allait
être la mienne pour toute la durée de cette nouvelle aventure. J’appréciai d’un
œil satisfait l’ameublement simple et soigné et les tons plaisants et chauds.
« C’est merveilleux, Montana. Merci. »
« A ton
service, Angel. Je suis contente que tu aimes. » Elle me regarda
tranquillement placer mes bagages au pied du double lit bien fait. « Je
peux te laisser déballer et t’installer, ou bien on peut retourner dans le
séjour et parler un peu plus. A toi de choisir. »
« Le
déballage peut attendre », annonçai-je en souriant. « Mon million de
questions et plus ne peut pas. »
Elle me retourna
mon sourire. « Alors on va parler. Viens. Je suis sûre que Corinne va nous
retrouver quand elle sera prête. »
« Si elle ne
met pas en œuvre pour de bon sa menace d’aller démarrer une orgie à la
piscine », répliquai-je, en blaguant à demi. L’expression sur le visage de
Corinne quand elle avait apprécié la vue me rappelait celle d’une jeune enfant
le visage collé contre une vitrine de bonbons.
« Corinne
est indubitablement un trésor. Elle va avoir plus d’admiratrices que même elle
peut gérer avant la fin de la journée. »
« Ce serait
une première. »
Elle se mit à
rire et passa nonchalamment le bras autour du mien avant de me guider de
nouveau dans le long couloir frais jusqu’à ce qu’il s’élargisse dans la partie
principale de la maison. « Mets-toi à l’aise sur un de ces canapés. Je
vais nous chercher quelque chose à boire. »
Je me glissai
dans le confort frais de l’un des longs canapés et m’appuyai le dos contre le
tissu soyeux en fermant les yeux, savourant un bref moment de répit dans une
journée autrement frénétique. Lorsque je les rouvris, Montana se tenait devant
moi, deux grands verres remplis de liquide, de citrons et de beaucoup de glace
dans les mains.
Elle me tendit
l’une des boissons puis vint me rejoindre sur le canapé, tout en prenant une
gorgée de son breuvage et en me regardant d’un air interrogateur. « C’est
de l’eau citronnée », expliqua-t-elle. « C’est la boisson de
prédilection par ici. Et plutôt rafraîchissante en plus. »
Tandis que je
prenais une gorgée d’essai, je sentis mes yeux s’agrandir de surprise. Montana
ne blaguait pas. « C’est délicieux ! »
« Ouaip. »
« Juste des
citrons dans de l’eau, hein ? Qu’est-ce qu’on va imaginer après
ça ? »
« Et bien,
on a déjà pensé à de la limonade. »
« C’est
vrai. »
Après un bref
instant de silence, je la regardai. « Alors, ce ranch est une sorte de
refuge pour les femmes battues ? »
« Il sert à
ça à l’occasion, oui. Mais il a aussi d’autres usages. »
« Comme
quoi ? » J’espérais ne pas avoir l’air trop inquisiteur avec mes
questions. Ma curiosité avait la manie de se présenter de la façon la plus
bizarre parfois.
Mais elle ne
parut pas offensée. « Certaines femmes utilisent ce ranch comme une
retraite, un refuge temporaire si tu veux, face au stress de leur vie de tous
les jours. Pour d’autres, c’est un foyer permanent, une communauté séparatiste
où elles peuvent vivre leur vie. »
Elle sourit.
« Nous sommes plutôt auto-suffisantes ici, comme tu l’as peut-être déjà
deviné. La maison se trouve sur une réserve indienne, qui nous est cédée par
les Yaquis. Nous faisons pousser nos propres produits et vendons le surplus
soit à la réserve, soit aux villes environnantes, qui en retour, nous donnent assez
d’argent pour payer nos factures d’entretien, de nourriture, et autres. Chaque
femme qui vient ici, peu importe la raison, est censée apporter une aide à la
communauté comme elle le peut. En retour, elle reçoit l’hébergement et la
nourriture gratuitement et, si elle en a besoin, une aide pour les autres
dépenses quand elles arrivent.
« Est-ce que
vous autorisez les enfants ? »
« Non. Si
nous entendons parler d’une femme dans le besoin qui a des enfants, nous
l’aidons à trouver une assistance ailleurs. Tous les ranches ne sont que pour
les femmes adultes. »
Je hochai la
tête, sirotai mon eau et écoutai le bourdonnement tranquille de la
climatisation qui tournait. « Est-ce qu’il y a d’autres Amazones
ici ? » Demandai-je doucement, un peu gênée de déranger la
tranquillité de la maison silencieuse.
« A part
nous, tu veux dire ? » Demanda-t-elle en souriant.
Je baissai les
yeux et rougis un peu. Pour tout dire, j’avais oublié que j’étais une Amazone
en fait. Ce n’était pas une chose qui venait dans la conversation de tous les
jours hors de la prison, et comme cette partie de ma vie tendait à glisser dans
le passé, une partie de mes souvenirs l’accompagnait. « Oui, à part
nous. »
« Et bien…
Il ya Rio, que tu as déjà rencontrée… »
Je me tournai
vers elle, les yeux écarquillés. « Rio ? Rio est une Amazone ? »
« Tu dis ça
comme si c’était une mauvaise chose… ? »
« Oh !
Non ! Non, pas du tout. Vraiment. J’étais juste… surprise. »
Son expression
devint sérieuse. « Est-ce qu’il y a un problème, Angel ? »
« Pas de problème
non. Vraiment. » Je tentai un large sourire puis tressaillis en sentant
combien il était médiocre.
Montana plissa
les yeux. « Angel… »
« Vraiment.
C’est juste une divergence d’opinion, c’est tout. Rien qui doive
t’inquiéter. »
« Une
divergence d’opinion sur quoi. » Ce n’était pas une question et je le
savais.
Je soupirai et
m’affaissai dans le siège. « Si seulement je savais. »
« Est-ce
quelle a dit quelque chose ? Fait quelque chose ? »
« Honnêtement,
Montana, il n’y a rien de quoi s’inquiéter. Je suis désolée d’avoir dit ce que
j’ai dit. Je suis sûre que Rio est une excellente Amazone. Nous… nous ne nous
sommes simplement pas bien entendues, je suppose. Mais c’est bon. On n’est pas
obligé d’aimer tout le monde. Ça me va. Honnêtement. » Je levai ma main
libre pour montrer ma sincérité.
« Je vais
avoir une petite discussion avec elle. »
« Non !
S’il te plait ! S’il te plait, ne fais pas ça. Elle n’a rien fait de mal
et je suis sûre que tout va s’arranger tout seul, à la fin. »
« Tu en es
sûre ? »
« Affirmatif. »
Après un long
moment à m’évaluer, elle finit par hocher la tête, bien qu’à contrecœur,
pensai-je. « Très bien. Mais si je vois quelque chose qui ne va pas, je vais lui parler. »
« D’accord.
Merci. »
Tandis que nous
retombions dans le silence, je scrutai l’intérieur de la maison, admirant le
décor coloré dans le style du sud-ouest et les tentures qui ajoutaient de la
couleur aux murs ivoire. « Il faut vendre pas mal d’oranges pour payer le
crédit sur un tel endroit », dis-je dans une tentative d’emmener la
conversation dans des eaux plus tranquilles.
Son rire doux me
fit comprendre que j’y avais réussi. « Je ne pense pas que l’état tout
entier d’Arizona pourrait produire autant
d’agrumes, Angel. Non, cette maison m’a été léguée par la mère d’une jeune
femme que j’ai aidée quand j’étais au Bog. »
« Vraiment ? »
« Mm hm. La
jeune fille était douce et gentille. Et très belle également. » Un sourire
mélancolique se posa sur les traits de Montana. « Elle était si innocente
à son arrivée, comme beaucoup d’autres. »
« Comme
moi. »
« Oui. Tu me
la rappelles un peu. Elle a été arrêtée pour vol. Une sentence courte mais
comme tu le sais, dans le Bog, même un mois peut sembler une éternité, surtout
si on le passe avec les faveurs nauséeuses de certaines des femmes de là-bas. »
Je hochai la tête
mais ne pus réussir à réfréner le frisson qui me parcourut à l’évocation de mes
propres premières semaines en prison.
« Quand on a
enfin réussi à y aller pour récupérer les morceaux, je n’étais pas très sûre de
ce qu’il restait. Mais elle m’a surprise. » Son sourire était fier à
présent. « Elle nous a toutes surprises. L’adversité l’avait rendue plus
forte, et lorsqu’elle nous a quittées, c’est comme si une nouvelle femme était
sortie de la coquille de l’ancienne. »
« Où est-elle
maintenant ? » demandai-je, sentant que la fin serait triste, mais
avec le besoin de savoir.
« Morte.
Elle est revenue ici pour vivre avec sa mère et elles ont été tuées toutes les
deux dans un accident de voiture il y a quelques années. »
« Oh je suis
désolée », dis-je, en posant ma main sur la sienne.
« Moi aussi
je l’étais. » Le sourire triste revint.
« Tu
l’aimais. »
Après un long
moment, elle hocha la tête. « Oui, c’est vrai. Beaucoup. »
« Je suis
désolée », dis-je à nouveau, à court de mots. Je voulais la prendre dans
mes bras mais je n’étais pas sûre qu’elle accepte un tel geste de ma part. Et
lieu de ça, je choisis de serrer sa main plus fort, heureuse qu’elle me
regarde, un remerciement dans les yeux.
« Je suis
désolée pour ta perte aussi, Angel », dit-elle enfin. « J’étais
plutôt contente d’apprendre que toi et Ice vous aviez pu aller au Canada.
J’avais espéré que vous ayez enfin trouvé vos rêves. »
Ce fut mon tour
de sourire tristement. « Nous l’avons fait. Pendant un moment. Avant que
Cavallo ne débarque et commence à faire tomber cette avalanche. » Je
soupirai tandis que la douleur, une compagne constante, s’installait de nouveau
sur mes épaules, encore plus lourde après ce répit temporaire. « Je sais
que ça fait trois mois mais ça semble toujours tellement irréel, tu sais ?
Presque comme un rêve. Ou un cauchemar. » Je secouai la tête.
« Presque tous les matins, je me réveille en m’attendant à me trouver dans
le chalet, Ice endormie près de moi. Et c’est comme si je la perdais encore et
encore à chaque fois que je me réveille vraiment.
Ça ne me donne pas envie de m’endormir. »
« Je peux le
comprendre. »
« Oui. Je
pense que tu peux. » J’essuyai d’un air absent la larme qui roulait sur ma
joue.
« Qu’est-ce
qui est arrivée à la femme qui l’a dénoncée ? »
« Ruby ? »
Je ris sans joie. « Seigneur, quel bazar. J’aimerais pourvoir la détester.
Mais je ne peux pas. Peu importe combien j’essaie, je ne peux simplement pas.
Elle a agi par amour pour moi. » Je sentis mon poing se serrer et frapper
le coussin indulgent. « Si seulement je lui avais raconté la vérité dès le
début, rien de tout ça ne serait arrivé. »
« Tu ne le
sais pas, Angel. Pour autant que tu saches, dire la vérité aurait juste
signifié une fin plus rapide. Parfois les gens voient avec leur yeux et pas
avec leur cœur. Ton amie a peut-être pensé faire bien, mais elle n’a pas pris
le temps de regarder au-delà de la surface qu’elle voyait. Tu ne peux pas
prendre tout le blâme sur tes épaules. Ça n’est pas bon. »
« Peut-être
pas », répondis-je en baissant les yeux.
« Alors
qu’est-ce qui lui est arrivé ? »
« Je ne suis
pas sûre. Je crois qu’elle est toujours au Canada. Je doute qu’il y ait une
raison pour qu’elle le quitte. Surtout maintenant. » Je fermai à nouveau
les yeux face au souvenir de cette horrible nuit, mais il vint quand même à la
dérobée en se moquant de moi.
Corinne était
arrivée près de moi juste au moment où la dernière des voitures de police
s’éloignait dans la nuit. Je me souvenais avoir hurlé à pleins poumons tandis
qu’elle me serrait à m’écraser dans ses bras, si fort que je me sentis
suffoquer contre elle, incapable de respirer.
Je me
souvenais avoir désespérément tenté de me libérer, mais elle me retenait avec
une force que je ne luis connaissais pas, refusant de me laisser partir.
Sachant, je pense, ce que je ferais si j’y arrivais.
Après un
certain temps – un instant, un jour, un siècle – elle avait relâché son
étreinte et je m’étais écartée, comme brûlée par sa présence. Je m’étais
retournée et elle était là.
Celle qui
m’avait trahie.
Celle qui
avait arraché mon cœur et le tenait, ensanglanté, dans ses mains.
Celle qui
avait foré une cavité béante jusqu’au fond de mon âme.
Et alors je…
m’étais évanouie, c’est la seule façon dont je peux expliquer ça.
Je n’étais pas
revenue à moi avant pas mal de temps.
Corinne me
tenait encore. De Ruby, il n’y avait aucun signe.
Ma main droite
me faisait mal. Lorsque je la regardai, elle était écorchée, rougie,
ensanglantée et gonflée.
Je savais que
je l’avais frappée. Et une partie de moi se réjouissait à l’idée.
Lisant dans
mon esprit comme elle l’avait toujours fait, Corinne secoua doucement la tête,
puis elle me tourna pour faire face au mur près des vitres de devant. Un mur
qui affichait à présent un trou de la taille d’un poing dans le plâtre. Un trou
à la hauteur de la tête d’une personne comme Ruby. » Tu ne l’as pas
frappée, Angel. Tu le voulais, je le sais. Mais tu ne l’as pas fait. »
Et ce fut tout ce
qui fut jamais dit sur ce sujet.
Et bien que je ne
revis jamais Ruby, à ce jour, ma main me fait toujours mal quand il pleut, un
rappel éternel de la nuit où j’ai perdu mon âme et la femme qui la prit avec
elle involontairement.
*******
Je ne suis pas
sûre de savoir comment j’atterris dans les bras puissants de Montana, pleurant
comme si ma vie en dépendait, mais après une brève seconde de questionnement,
je me rendis simplement à son caractère inévitable et laissai les larmes couler
où elles pouvaient.
Ce qui, à ce
moment précis, était partout sur la chemise bien repassé de Montana.
Mais elle ne
semblait pas s’en inquiéter.
Je n’avais pas
parlé des événements de cette nuit-là depuis cette nuit-là. Entre Corinne et
moi, c’était comme dans un ballet, cette façon que nous avions de manœuvrer
adroitement pour éviter le sujet. Et qui d’autre, vraiment, y avait-il pour en
parler ? Donita connaissait probablement toute l’histoire – bien que ce
fut sûrement une version courte, si on considère qu’Ice était sa source. La
seule autre personne avec laquelle j’avais récemment passé du temps, c’était
Rio, et très franchement, j’aurais préféré mordre un câble à haute tension que
d’aller pleurer sur cette épaule-là.
Mais Montana
était quelqu’un de sûr. Du moins, je le présumais, puisque mon corps me disait
quelque chose que mon esprit ne savait pas encore.
Elle réagit tout
à fait comme il fallait, en me serrant tout simplement contre elle et en me
caressant les cheveux jusqu’à ce que mon relâchement cathartique joue son rôle
et me laisse vidée, mais d’une bonne façon. Une façon, je suppose, dont j’avais
inconsciemment cruellement besoin ces trois derniers mois.
Quelques instants
passèrent avant que je ne m’écarte enfin et que je lui fasse un sourire humide
et un peu embarrassé tout en essuyant les larmes restant dans mes yeux
brûlants. « Je suis désolée d’avoir mouillé ta chemise. »
Elle eut un
gentil sourire. « Ne le sois pas. Tu avais besoin que ça sorte depuis
longtemps, n’est-ce pas ? »
« Oui. Je
suppose que oui. » Je pris une profonde inspiration tremblante puis la
relâchai, étonnée de la légèreté que je ressentais tout au fond de moi, comme
si une blessure ulcéreuse avait enfin été percée, le poison s’écoulant avec mes
larmes. « Merci. »
Elle haussa les
épaules. « C’est à ça que servent les amis, non ? »
Je hochai la
tête. « Merci. Amie. »
« A ton
service. Amie. » Elle rit doucement et s’étira. « Ça va
mieux ? »
« Tu ne peux
pas savoir à quel point. »
« Bien. Et
si je te laissais explorer les environs ? Fureter un peu, te faire une
idée de l’endroit. Après tout, ça va être chez toi pendant un moment. »
Je hochai à
nouveau la tête, mais en souriant cette fois. « Ça me plairait
bien. »
« Très bien
alors. Le dîner est dans environ quatre heures. Tu entendras la cloche le
moment venu. » Elle se leva du canapé et m’escorta vers une des portes
principales avant de me pousser dehors. « Amuse-toi bien. »
« Merci.
J’en ai bien l’intention. »
******
A suivre – Chapitre 3