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14 novembre 2010

Voleuse, de Gaxé

 

 

 VOLEUSE

 

de Gaxé

 

Prologue :

 

Ca a commencé bêtement, de la même manière qu’on allume une première cigarette, pour faire comme les autres, pour s’affirmer et s’intégrer en tant que membre à part entière d’un groupe ou d’une bande quelconque.

Au début, ce n’était pas grand chose, des peccadilles, des rapines dans tous les commerces du quartier, de petits vols d’autoradios, puis de voitures… Mais j’étais habile, rapide et discrète, et ça a rapidement pris de l’ampleur. Je me suis enhardie, j’ai commencé à repérer les appartements ou les pavillons de banlieue dont les occupants s’absentaient et j’ai pris l’habitude de m’y glisser pour y dérober tout ce dont je pouvais tirer profit d’une manière ou d’une autre.

Je regardais les autres jeunes gens, garçons ou filles, et les efforts qu’ils devaient fournir pour étudier, travailler, ou simplement survivre, et je me sentais comme supérieure, bien plus maligne et débrouillarde qu’eux. J’étais pleine de morgue et remplie de confiance en moi, persuadée que j’étais trop rusée pour me faire attraper, et sûre que j’étais prête à envisager le « gros coup » qui me permettrait de ne plus me soucier de rien pour le reste de ma vie.

Lentement, le projet a pris forme, puis mûri dans mon esprit. Je me suis rapidement acoquinée avec une fille de la cité, une jeune femme d’à peu près mon âge que je connaissais déjà vaguement pour l’avoir croisée régulièrement dans tous les lieux les moins fréquentables de la ville. Elle m’a présenté son petit copain, et, à nous trois, nous avons tenté d’organiser un braquage, mettant en place un plan d’action que nous pensions infaillible.

Peut-être étions-nous trop jeunes, trop inexpérimentés, ou tout simplement trop naïfs, mais notre tentative a lamentablement échoué et nous avons été emprisonnés.

Ce fut ma première rencontre avec le système carcéral, et jusqu’à présent la dernière. Evidemment, j’étais beaucoup plus mûre après avoir purgé ma peine, j’avais noué quelques contacts intéressants, appris de petites choses ici et là, au cours de discussions avec mes compagnes de cellule, et surtout, je m’étais particulièrement endurcie. C’est à ce moment là que j’ai décidé de faire cavalier seul, de ne plus m’encombrer de complices et de ne me fier qu’à moi-même, pensant que cela me permettrait de travailler avec davantage de sécurité.

Pendant quelques mois, après ma détention, j’ai vécu de la même manière que je le faisais auparavant, cumulant les petits vols et les cambriolages de faible envergure, mais cela n’a duré qu’un temps et j’ai rapidement commencé à m’ennuyer à suivre ce que j’estimais ressembler à « une routine de fonctionnaire ».

Sur un coup de tête, je suis partie, et je suis allée m’installer à Antibes. J’étais certaine de trouver là-bas une herbe plus verte que celle que je foulais dans ma ville natale. Je n’avais pas choisi cette région au hasard, imaginant y trouver sans difficulté de nombreuses possibilités pour développer mon activité, mais ce n’est pas la seule chose que j’y ai trouvée.

 

*****************

 

Première partie :

 

Il me faut quelques jours pour m’installer, trouver un logement discret mais néanmoins spacieux, arpenter les rues d’Antibes afin de pouvoir me déplacer, rapidement si nécessaire, sans m’égarer, puis j’entreprends de me familiariser avec Nice, puisque c’est certainement là que j’exercerai la majeure partie de mes activités.

Je marche de longues heures durant, dans les rues ensoleillées des beaux quartiers. J’avance lentement le long de la Promenade des anglais, appréciant la vue sur la mer et souriant à la vue des baigneurs qui se tortillent en marchant sur les galets chauffés par le soleil. J’observe avec curiosité la façade du Négresco, ne pouvant m’empêcher d’évaluer la fortune de ses clients et de m’interroger sur les dispositifs de sécurité mis en place à l’intérieur. Je poursuis ma promenade sur la large avenue, levant parfois les yeux sur les palmiers qui la bordent, avant de me diriger enfin vers les plus anciens quartiers de la ville, aux ruelles étroites et aux façades colorées d’ocre et de rose.

Je m’installe finalement à la terrasse d’un café de la place Rossetti, observant du coin de l’œil la petite boutique que je cherche, à l’angle de la rue, juste sur ma gauche. Je me souviens d’une conversation, avec une de mes co-détenues, au sujet de cette échoppe et du vieil homme qui la tient, et je pense que c’est exactement le contact dont j’ai besoin. Je reste deux bonnes heures à surveiller les allées et venues entre la rue et la boutique, ne constatant rien d’autre que les mouvements habituels autour d’un commerce.

Je reviens le lendemain matin, poursuivant mon exploration de la ville tout en prenant des repères afin de commencer à planifier ma prochaine opération. Puis, lorsque j’estime avoir glané suffisamment de renseignements, je retourne surveiller la boutique.

Je suis calme, méticuleuse, et je prends tout le temps que j’estime nécessaire, jusqu’à ce que je me décide enfin à prendre un premier contact. Je me lève et m’éloigne lentement de la terrasse de café que j’ai fréquentée pendant une semaine et je franchis le seuil de la boutique.

Il fait bien plus frais à l’intérieur que dehors, et je soupire agréablement alors que je laisse mes yeux parcourir la petite surface du bazar. De nombreux objets sont exposés, des bibelots sans valeur, souvenirs conçus pour attirer les touristes au même titre que les tee-shirts et les casquettes arborant une représentation plus ou moins stylisée de la plage, des jouets de plastique, un peu de vaisselle, et au fond, à droite d’un petit comptoir de bois, un rayon de petit électroménager qui retient mon attention. Ce n’est pas qu’il soit très important, ni très bien achalandé, c’est plutôt que sa présence paraît un peu incongrue dans cet endroit. Mais je ne m’interroge pas davantage là-dessus, et je me dirige doucement vers le comptoir et l’homme qui se trouve derrière.

Il me sourit et me salue courtoisement, puis, en bon commerçant, me demande s’il y quelque chose qu’il peut faire pour m’aider. Je ne réponds pas tout de suite, me contentant de le regarder en silence. Ca n’a pas l’air de le déconcerter plus que ça, et il attend patiemment que je me décide à lui parler. Je passe une main sur ma nuque, donnant sans doute l’impression d’essayer de chasser une raideur, alors qu’en fait j’essaie de comparer ce que je vois avec la description que ma camarade de cellule m’a faite. Pas très grand, dégarni, hormis une couronne de cheveux blancs, une barbe de deux ou trois jours toute aussi blanche, des yeux marrons foncés et vifs, des mains fortes et noueuses qui ont certainement fait leur part de travaux manuels, une carrure imposante… Satisfaite de mon examen, je lui rends enfin son sourire et viens m’accouder sur le comptoir, juste en face de lui pour répondre à sa question de tout à l’heure.

-« Je ne sais pas si vous pouvez m’aider, mais Magali semblait le penser. »

Il ne cille pas, se contentant de lever les sourcils d’un air interrogateur.

-« Magali ? »

Je hoche la tête sans lâcher son regard.

-« Oui Magali. Magali de Villeneuve Loubet. Ca vous dit quelque chose ? »

Je vois l’étincelle dans ses yeux, mais son attitude reste la même, celle d’un homme discutant tranquillement avec une cliente. J’entends le léger crissement de sa barbe alors qu’il se frotte la joue du bout des doigts, prenant son temps avant de reprendre la parole d’une voix songeuse.

-« Magali… Oui, elle venait de Villeneuve Loubet, mais j’ai entendu dire qu’elle était partie en région parisienne, et qu’elle y avait eu des ennuis. »

J’acquiesce d’un mouvement du menton.

-« J’ai eu les mêmes ennuis qu’elle, du genre qui vous amène à Fleury-Mérogis. C’est là-bas qu’on s’est connues. »

Il a un tout petit sourire qui ne dure pas, et continue de se frotter, un peu machinalement, les joues et le menton.

-« Et quelle aide Magali pensait-elle que je pouvais vous apporter ? »

Je hausse une épaule avec nonchalance.

-« Elle prétendait que vous pourriez m’aider à écouler de la marchandise. »

Il sourit d’un air entendu avant de me désigner l’intérieur de son magasin et l’ensemble de ses rayons d’un large geste du bras.

-« Tout dépend de ce que vous proposez. A priori, je n’ai pas de raison de prendre un fournisseur supplémentaire. »

Je lève mon index pour l’agiter devant moi.

-« Non, je pensais à quelque chose de plus… lucratif, et plus discret aussi. »

Il hoche légèrement la tête avant de regarder derrière moi. Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule pour voir une femme à la peau rougie par le soleil entrer dans la boutique en jetant des regards curieux sur chacune des marchandises exposées. Les yeux de l’homme reviennent se poser sur moi, me dévisageant longuement, comme s’il tentait de me jauger. Enfin, il se tourne vers la petite porte qui se trouve derrière lui, l’entrouvre et crie dans les escaliers situés juste à l’arrière du battant.

-« Gabrielle ! Descends, s’il te plaît ! »

Nous restons silencieux, nous fixant l’un et l’autre avec un peu de méfiance mêlée de curiosité, pendant que des pas se font entendre dans les escaliers. Nous détournons les yeux à l’arrivée d’une jeune femme d’à peine plus de vingt ans, aux cheveux blonds mi-longs qui marche avec grâce pour rejoindre l’homme derrière le comptoir tout en me saluant d’un petit signe de tête. Il lui désigne la cliente d’un geste de la main en lui demandant de s’en occuper, puis se dirige lentement vers l’arrière boutique, m’indiquant que je dois le suivre d’un simple mouvement du menton. Je laisse mes yeux s’attarder un instant sur la silhouette de la jeune femme à la peau dorée et aux jolis yeux verts qui vient d’arriver, avant de lui emboîter le pas.

 

Nous entrons dans une petite pièce qui sert sans doute de bureau. Il s’assied, posant ses coudes sur la table devant lui tout en m’invitant à prendre place en face de lui. Une fois que je suis installée, la véritable discussion commence. Il me pose quelques questions, concernant mes activités et les marchandises que je suis susceptible de lui amener, et je lui donne toutes les précisons qu’il souhaite. Par contre, il n’est pas très prolixe lui-même en ce qui concerne ses méthodes pour revendre ce que je lui apporterai, évoquant simplement un réseau qui passe notamment par l’Italie. Je sens encore un peu de méfiance à mon égard, mais je ne m’en formalise pas, je sais que la confiance ne pourra venir qu’avec le temps, et puis je n’ai guère le choix, ce n’est pas comme si je connaissais d’autres receleurs dans la région. C’est pourquoi je ne fais guère de difficultés au moment d’établir son pourcentage sur les ventes, bien que je le trouve un peu gourmand, il sera toujours possible de renégocier par la suite. Nous scellons notre accord d’une poignée de main, puis il se tourne vers un petit placard, derrière lui, pour en extraire deux verres qu’il remplit avec le vin rosé qu’il sort du petit réfrigérateur situé juste à coté du placard, et nous trinquons à notre association.

Je ne quitte pas immédiatement le magasin après cette conversation, restant un moment à observer ce qui se passe dans la boutique en feignant de regarder un présentoir de cartes postales. La cliente de tout à l’heure est partie, remplacée par un couple d’âge moyen à l’accent prononcé et aux voix fortes, qui évoquent leurs projets pour la soirée sans aucune discrétion. En face d’eux, un enfant d’une dizaine d’années essaie pratiquement toutes les casquettes qu’il peut trouver, en grimaçant devant sa mère qui soupire d’impatience. La jeune femme prénommée Gabrielle les observe un instant, puis se dirige lentement vers eux, un sourire aimable et avenant sur son visage. Je prends encore le temps d’admirer ses formes gracieuses, puis je tourne enfin les talons et je quitte discrètement la boutique.

 

Je fais mon premier coup dans la région deux jours après. Un petit travail facile, une mise en jambes en quelque sorte, mais aussi un moyen de voir de quelle manière se passent les choses avec Marcel, l’homme de la boutique. Je lui amène mon butin en milieu de nuit, après l’avoir appelé sur son portable. Il m’attend, debout devant le petit entrepôt qu’il utilise pour son commerce, et, une fois à l’intérieur, prend le temps de tout observer et évaluer, très soigneusement, avant de me donner un chiffre, sensiblement celui que j’attendais. J’accepte avec un simple mouvement du menton, et prend la liasse de billets qu’il me tend pour l’enfouir dans ma poche sans recompter. Je quitte l’entrepôt immédiatement après.

 

Il ne faut pas longtemps avant qu’une certaine routine s’installe. Encore une fois, je prépare un coup important, mais en attendant que tout soit parfaitement au point, je n’hésite pas à cumuler les petites opérations, écumant la région, amusée de lire dans les journaux à quel point la recrudescence des cambriolages est inquiétante.

Passés les premiers moments de légère défiance, je me rends compte que Marcel et moi nous entendons très bien, que nous formons une équipe efficace n’ayant besoin que de peu de mots pour nous comprendre et il m’arrive même de passer par la boutique pour lui donner rendez-vous à l’entrepôt. C’est au cours de ces courtes visites que je fais connaissance avec Gabrielle. Nous n’avons jamais de conversations très longues, elle est souvent occupée avec les clients et je suis principalement là pour parler à Marcel, mais cela suffit pour que nous sympathisions. Je ne lui parle bien évidemment jamais de mes activités, mais elle est toujours agréable avec moi, sourit facilement et a toujours un avis pertinent sur quelque sujet que ce soit.

Le jour arrive enfin où je suis prête à effectuer mon opération la plus ambitieuse depuis que je suis dans la région. J’ai prévu de cambrioler une bijouterie de Juan les Pins. Une affaire qui devrait m’assurer un butin particulièrement confortable. Le soir, quelques heures avant de commencer, je passe à la boutique pour m’assurer de la présence de Marcel à l’entrepôt, et lui donner une heure précise. Mais il n’est pas là lorsque je pénètre à l’intérieur du petit magasin. Seule, inhabituellement oisive, Gabrielle est accoudée au comptoir, l’air songeur, les ongles tapotant le bois dans un rythme irrégulier et certainement involontaire. Elle sursaute en m’entendant arriver, et une fois qu’elle s’est reprise, son sourire me paraît moins spontané, plus forcé que de coutume. Cette attitude me surprend. Certes je la connais peu, mais je l’ai toujours vue vive et amicale. Néanmoins, je m’abstiens de lui poser la moindre question à ce sujet, me contentant de lui demander si Marcel sera bientôt au magasin. Elle hausse les épaules, une moue désabusée sur les lèvres.

-« D’ici quelques jours, je suppose. »

L’incrédulité me fait faire un petit pas en arrière et j’en profite pour regarder au fond de ses yeux, cherchant la lueur malicieuse qui m’indiquerait qu’elle plaisante, mais je ne vois rien d’autre que de l’inquiétude dans ses prunelles vertes, un peu d’étonnement aussi, sans doute à cause de ma réaction. Elle fronce les sourcils, intriguée.

-« Que se passe-t-il ? Pourquoi es-tu si pressée de le voir ? »

J’hésite un instant, persuadée que mon receleur n’a jamais parlé de nos affaires à son employée, même s’ils m’ont toujours paru plutôt proches, tous les deux. Je hausse les épaules, tâchant de garder une attitude nonchalante.

-« J’ai besoin de lui parler rapidement. »

Je sors mon téléphone de ma poche, compose le numéro et porte l’appareil à mon oreille, poussant un soupir exaspéré en n’entendant pas de sonnerie, mais plutôt une voix désincarnée qui m’invite à laisser un message. Mon agacement commence à être un peu plus visible alors que je tourne sur moi-même dans la boutique heureusement vide de tout client pour l’instant, pour demander à Gabrielle, d’une voix dans laquelle perce ma contrariété.

-« Dis-moi où je peux le trouver. »

Elle hausse un sourcil, son expression montrant sans aucune ambiguïté ce qu’elle pense de mon ton autoritaire, puis croise les bras sur sa poitrine sans rien dire, attendant manifestement que je m’exprime différemment. Je baisse la tête et me radoucis immédiatement, réalisant que je n’ai, après tout, aucune raison de passer mes nerfs sur elle. Je prends une grande inspiration, pour me calmer, et l’interroge de nouveau, bien plus doucement cette fois.

-« Dis-moi où je peux le joindre. »

Et pour faire bonne mesure, pour bien lui montrer que j’ai perdu toute trace d’énervement, au moins en apparence, je rajoute.

-« Sil te plaît. »

Elle a un demi-sourire pour saluer mon effort.

-« Il est au C.H.U. Il a eu un malaise cardiaque ce matin. Il devrait y rester une petite semaine, peut-être un peu moins si tout va bien. »

C’est totalement inattendu. Je reste interdite, frottant ma tempe du bout des doigts avant de ramener mon regard sur Gabrielle.

-« Une semaine ? Je suppose qu’il va s’en remettre, alors ? »

Elle hoche la tête, mais cette fois encore, elle semble anormalement calme, bien différente de la jeune femme toujours gaie et pleine d’entrain que je connais.

-« Tu parais très inquiète pour ton patron. Tu crois que tu pourrais perdre ton emploi, c’est ça ? »

Elle secoue la tête de droite à gauche et me regarde comme si je venais de proférer une énormité.

-«  Non, il ne s’agit ni de mon emploi, ni encore moins de mon patron. »

Elle s’approche à moins d’un pas de moi, ses yeux dans les miens, mais l’air plus étonné qu’autre chose.

-« Marcel est mon grand-père, tu ne le savais pas ? »

Je lève les deux mains devant moi avant de les laisser retomber sur mes cuisses.

-« Non, je l’ignorais. »

Je hausse les épaules et fourre mes mains dans les poches de mon jean tout en reculant légèrement.

-« De toutes façons, ça ne change rien pour moi. Si Marcel n’est pas disponible, il va falloir que je trouve une solution. »

Je me détourne et commence à me diriger vers la porte de la boutique, réfléchissant aux options qui se présentent à moi. Je peux reporter l’opération et attendre que Marcel soit rétabli, bien sûr, mais avec ce genre de problème de santé, je suppose que des complications sont toujours possibles. Et puis, je n’ai pas très envie de faire ça, j’ai tout préparé minutieusement, tenant compte du moindre détail, et différer l’opération m’obligerait à revoir quantité de petites choses. Ou bien, je peux garder le butin quelques jours chez moi en attendant de pouvoir l’amener à mon receleur, mais cette idée là ne me convient pas non plus, c’est un risque trop grand pour que je le prenne à la légère.

J’en suis là de mes réflexions, n’ayant encore pris aucune décision, lorsque j’entends la voix de Gabrielle m’appeler, juste au moment où je m’apprête à franchir le seuil du petit magasin.

Je pivote sur mes talons et lui jette un coup d’œil interrogateur, pas vraiment enthousiaste à l’idée de faire la conversation maintenant. Elle s’approche en me faisant signe de revenir vers l’intérieur, passe devant moi pour fermer la porte de la boutique, accroche le panneau « fermé », et commence à descendre la grille de fer qui protège la vitrine. Je la regarde faire, un peu étonnée, et consulte ma montre.

-« Il n’est pas un peu tôt, pour que tu fermes déjà ? »

Elle se tourne vers moi en souriant.

-« De toutes façons, je voulais partir de bonne heure pour aller à l’hôpital, voir mon grand-père, quitte à revenir ici ensuite pour faire la petite comptabilité quotidienne. »

Elle revient vers moi et m’entraîne avec elle, derrière le comptoir, et me désigne une chaise pendant qu’elle va chercher des verres et des canettes de coca avant de s’asseoir elle-même sur un autre siège.

-« Ca va nous laisser un peu de temps pour discuter, toi et moi. »

Cette phrase m’intrigue, je me demande ce que Marcel a bien pu lui dire au sujet de nos affaires. Je m’installe confortablement, appuyant mon dos contre le dossier de ma chaise tout en étendant mes longues jambes devant moi, et j’attends tranquillement que ce soit elle qui entame la conversation.

Elle passe une main dans ses cheveux blonds, semblant tout à coup un peu nerveuse, comme si elle ne trouvait pas les mots. Ses yeux cherchent les miens, mais, constatant que je ne fais rien pour l’aider, elle se décide enfin à prendre la parole, d’un ton un peu hésitant qui se raffermit rapidement.

-« Je suis au courant de ce que fait mon grand-père. »

Je hausse un sourcil et ne dit rien, trouvant son entrée en matière un peu trop imprécise pour que je m’aventure à lui donner une réponse qui pourrait la mettre sur la voie. Elle pousse un petit soupir, sans que je sache si c’est mon mutisme ou ma méfiance qui la dérange, puis prend une gorgée de coca avant de reprendre à voix basse et en se penchant vers moi comme si elle me faisait une confidence.

-« Il est receleur, et tu es une voleuse. »

Je ne peux retenir un petit sourire devant son expression malicieuse, comme si elle trouvait tout ça très amusant. Je pose mon verre sur le comptoir et me penche moi aussi vers elle, posant mes coudes sur mes genoux.

-« Et que sais-tu exactement de la manière de travailler de Marcel ? »

Elle se redresse, son regard toujours aussi espiègle.

-« Si tu es là, c’est sans doute parce que tu as quelque chose de prévu. Je peux tout à fait remplacer mon grand-père, si tu veux. »

Je ne réponds pas tout de suite, me donnant un petit temps de réflexion. Son air amusé me fait craindre qu’elle prenne un peu trop ça comme un jeu, et malgré ce que sa proposition a de tentant, j’hésite à lui faire confiance. Pourtant, ce serait la meilleure solution pour moi, celle qui me permettrait de faire tout ce que j’ai prévu de la manière dont je l’ai prévu. Elle interprète mon silence pour ce qu’il est, et se penche de nouveau dans ma direction, mais cette fois, la lueur de malice a disparu de ses yeux, remplacée par une expression tout à fait sérieuse.

-« Je t’assure que je suis capable de le remplacer. Je ne connais pas tous ses contacts, mais il m’a emmenée avec lui plusieurs fois et j’ai déjà rencontré celui qui s’occupe de sa principale filière. »

Elle ajoute ensuite, cherchant sans doute à me convaincre.

-« La filière italienne. »

Je reprends mon verre, le faisant doucement tourner entre mes doigts.

-« Es-tu sûre de connaître tous les risques ? Je ne veux pas te vexer, mais j’ai l’impression que tu prends tout cela un peu à la légère. Et puis, je voudrais savoir pourquoi tu me proposes de m’aider, je n’ai jamais pensé que tu étais impliquée là-dedans. »

Elle vide lentement son verre avant de le reposer sur le comptoir. Cette fois, son ton est bien plus sérieux et convaincant.

-« Je ne le suis pas vraiment. Lorsque je suis venue vivre avec lui, mon grand-père ne m’a rien dit de tout ça, je l’ai découvert avec le temps. J’étais intriguée de le voir s’enfermer dans le bureau pour discuter avec des gens qui n’étaient manifestement ni des clients ni des fournisseurs. Il ne voulait rien me dire au début, quand je l’interrogeais, alors je me suis arrangée pour savoir… J’ai écouté une ou deux conversations qui ne m’étaient pas destinées, et puis un soir, je l’ai suivi alors qu’il se rendait à l’entrepôt au milieu de la nuit. »

Elle se tait une demi-seconde, pour reprendre son souffle, et j’en profite pour lui poser une autre question.

-« Et comment a-t-il réagi ? »

Elle hausse les épaules.

-« Quand je lui ai dit ce que j’avais appris, il était furieux, mais j’ai réussi à le convaincre que c’était plutôt une bonne chose. »

Elle passe une main sur ses yeux en souriant, apparemment amusée par le souvenir.

-« Je lui ai expliqué les avantages qu’il y avait à me tenir au courant de ses affaires. Bien sûr, il a longtemps été réticent, mais j’ai fini par faire valoir mon point de vue. Après tout, je reste persuadée que c’est une bonne chose pour lui d’avoir quelqu’un pour l’aider en cas de besoin. Quoi qu’il en soit, il a fini par en prendre son parti, et quand il en a eu assez de m’entendre lui en parler à la moindre occasion, il a fini par céder et me présenter celui qui s’occupe de faire passer les marchandises en Italie, et à Monaco aussi d’ailleurs, dans certains cas. »

Elle s’interrompt un instant, fouillant mes yeux avec les siens, cherchant sans doute à savoir si elle m’a convaincue, mais j’ai d’autres questions à lui poser.

-« Concrètement, qu’as-tu fait de précis, hormis rencontrer un des « clients » de Marcel ? »

Enfin, elle a l’air un peu embarrassée et baisse la tête une demi-seconde, mais ça ne dure pas, et sa confiance en elle est intacte au moment où elle me répond.

-« Je l’ai aidé, deux ou trois fois lorsque le client est venu chercher la marchandise. Je sais comment ça se passe. »

Elle hésite un instant, puis hausse les épaules avant d’ajouter d’une voix un peu plus basse.

-« Mais il y a un petit problème, cependant. Je ne sais pas comment le joindre. »

Je ne peux retenir un petit sourire, qui lui fait comprendre que je m’y attendais. Elle me fait une grimace dédaigneuse, mais s’empresse de me rassurer.

-«  Ce n’est pas un gros problème, je vais demander son numéro à mon grand-père tout à l’heure. »

Elle se tait enfin et me regarde avec une certaine impatience, mais se retient de m’interroger pour connaître ma décision. Je reste un instant sans rien dire moi non plus, tapotant mes lèvres avec mon index pendant que je pèse le pour et le contre.

-« Et tu es sûre de toi, tu n’as pas peur que le client en question profite de l’absence de Marcel pour te flouer ? »

Elle fronce les sourcils et réfléchit une minute, comme si cette idée ne l’avait même pas effleurée, finissant par murmurer « Je ne crois pas », sans son aplomb habituel toutefois. Je secoue la tête de droite à gauche, un peu amusée malgré moi par ce mélange de naïveté, d’enthousiasme et d’assurance, et puis je décide de prendre le risque, après tout. Mais sous certaines conditions seulement.

Je me penche de nouveau vers elle plantant mon regard le plus sérieux dans le sien.

-« Je crois qu’on va faire ça, finalement… »

Je n’ai pas le temps de finir ma phrase qu’elle se lève, semblant si surexcitée que, pendant une seconde, je me demande si j’ai pris la bonne décision. Je lève mes mains vers elle, lui faisant signe de se calmer et lui désigne son siège d’un geste du menton.

-« Rassieds-toi. »

Sa mine se fait boudeuse, mais elle obéit.

-« D’abord, je crois qu’il est préférable que nous nous retrouvions ici, je n’ai pas très envie que tu attendes toute seule là-bas. Je ne sais pas si tu as confiance dans le client, mais je préfère que nous le rejoignions ensemble. Ensuite, je veux que tu me promettes de faire ce que je te dis, quoi que je te dise. »

Elle me dévisage en silence, considérant mes propos avec le plus grand sérieux, avant de se relever, souriant de nouveau.

-« Je ne sais pas pourquoi tu es si méfiante… »

Je l’interromps, la voix coupante et le ton sec.

-« Parce que j’ai appris à l’être. »

Elle hoche la tête, pas vraiment convaincue, mais pleine de bonne volonté. Je me lève moi aussi, et me dirige vers la sortie, me tournant vers elle en tendant un index menaçant.

-« Il me semble que je t’ai demandé de me promettre quelque chose. »

Elle prend son sac et me rejoint près de la porte.

-« D’accord. Je fais ce que tu dis et je t’attends ici. »

J’agite mon doigt devant son nez, mon regard indiquant clairement que je ne plaisante pas, puis je me dirige vers ma voiture pendant qu’elle prend la direction de l’hôpital.

 

 

Deuxième partie :

 

Je pousse un soupir en m’installant derrière le volant, enfin soulagée de l’énorme tension que je ressentais depuis quarante huit heures. Même si je sais que tout ne sera vraiment terminé que lorsque j’en aurai fini avec le client de Marcel, je me sens bien, plutôt contente de moi. L’opération s’est parfaitement déroulée, sans accroc et, si tout va bien, le vol ne sera découvert que le lundi matin, ce qui laisse tout le dimanche pour que mon butin soit déjà loin d’ici.

Je sifflote doucement en garant ma voiture, à quelques rues du magasin. Je ferme mon blouson de cuir, ramasse le petit sac à dos que j’avais glissé sous mon siège et marche tranquillement, glissant mes mains gantées dans mes poches en adoptant l’air le plus dégagé possible, vers la porte située à l’arrière de la boutique. Elle s’entrouvre alors que je suis encore à quatre ou cinq pas de là, et Gabrielle passe la tête pour m’accueillir avec ce grand sourire charmeur qu’elle m’adresse régulièrement et qui remue quelque chose au fond de moi. Je m’engouffre rapidement derrière la porte, la fermant après mon passage, puis, sans prendre le temps de souffler, montre mon sac à dos à Gabrielle.

-« Tout est là. Une petite fortune, en bijoux de toutes sortes ! »

Elle a une petite moue admirative, puis hoche la tête en souriant, son regard restant cependant sérieux et concerné.

-« Tout va bien. Mon grand-père n’était pas très enthousiaste à l’idée de nous laisser voir Enzo, son client, sans lui, mais je lui ai affirmé que tout se passerait bien. »

Je grimace un peu, j’aurais préféré que Marcel approuve sans réserve, il est le seul à vraiment connaître son client, et le fait qu’il répugne à nous voir y aller sans lui me perturbe. Face à moi, Gabrielle se rend compte de ma réticence mais semble ne pas y attacher d’importance et m’encourage.

-« Ne t’en fais pas, tout ira bien ! »

A vrai dire, je ne partage pas sa confiance, et pendant une seconde j’envisage de ne pas aller à l’entrepôt, mais maintenant que le dénommé Enzo est informé de notre arrivée, je ne crois pas que ce soit une bonne idée de renoncer, d’autant que j’ignore totalement ce qu’il sait de Marcel et de sa petite fille. Cette pensée me fait sourire, j’ai l’impression d’avoir comme un désir de protection envers eux, un sentiment que je n’ai jamais ressenti pour personne jusqu’ici, pourtant. J’ai toujours été du genre solitaire, individualiste même, et le fait que la seule fois où j’ai eu des complices pour une opération m’a directement menée à la prison n’a rien fait pour changer mon tempérament. Mais, depuis que je suis arrivée ici, je me suis rendue compte que j’appréciais la compagnie du vieux receleur et de sa petite fille, et que je me soucie de ce qui peut leur arriver, comme ça ne m’était jamais arrivé avec quiconque jusqu’à présent. Je secoue la tête de droite à gauche pour en chasser ces pensées inopportunes et je prends le coude de Gabrielle l’entraînant vers la porte en chuchotant.

-« Voilà comment nous allons procéder. L’entrepôt n’est pas loin, nous pouvons y aller à pied. Je resterai un peu en arrière, de manière à observer ce qui se passe sans que le dénommé Enzo me voit. Si tout se passe bien, il n’a pas besoin de savoir que je suis là, et s’il y a un problème, quel qu’il soit, j’aurais au moins l’effet de surprise avec moi. »

Elle me suit dans les rues désertes, m’emboîtant le pas sans rien dire. Si elle remarque les fréquents coups d’œil que je jette autour de nous, elle ne le montre pas, et j’apprécie cette discrétion, je ne m’imagine pas lui expliquer chacun de mes actes maintenant. Nous nous arrêtons à une centaine de mètres de l’entrepôt, une zone qui, heureusement, bénéficie de beaucoup moins d’éclairage public que celle que nous venons de quitter. Je tends mon sac à dos à Gabrielle en lui faisant un petit sourire d’encouragement.

Ses mains ne tremblent pas en prenant le sac, et si elle semble légèrement crispée, son regard est tout à fait décidé et son enthousiasme joyeux et un peu puéril de cet après-midi a laissé place à une attitude déterminée. Je me dissimule dans l’ombre, et pose une de mes mains gantées sur son épaule, lui indiquant l’entrepôt de son grand-père d’un geste du menton. Elle acquiesce, chuchote tout bas « fais-moi confiance », puis commence à marcher tranquillement sur le trottoir, l’air tout à fait sûre d’elle-même. Je rase les murs, progressant doucement et silencieusement dans la même direction qu’elle, ne pouvant m’empêcher d’admirer le balancement de ses hanches alors qu’elle s’approche du lieu de rendez-vous.

Gabrielle n’est plus qu’à une dizaine de mètres de l’entrepôt quand un homme surgit juste devant elle. Je suppose qu’il était adossé contre la porte, bien caché dans l’ombre, parce que je ne le vois pas arriver, et le petit cri de surprise que j’entends m’indique que Gabrielle est tout aussi étonnée que moi. Mais elle se reprend très vite, et tend immédiatement une main en direction de l’homme.

-« Bonjour, Enzo. Comme je vous l’ai dit, Marcel a eu un empêchement, mais je suis là pour faire la transaction avec vous. J’espère que ça ne vous pose pas de problème. »

Ils sont tous deux dans l’ombre, logiquement éloignés de la lumière des lampadaires et je ne distingue pas bien les traits de l’homme par-dessus l’épaule de Gabrielle. Je constate seulement qu’il est grand, sans doute autant que moi qui fais un bon mètre quatre-vingts, qu’il a de larges épaules moulées dans un blouson de cuir par-dessus un tee-shirt de couleur sombre, et d’épais cheveux noirs, ou châtain foncé peut-être. J’aperçois aussi son sourire, apparemment cordial, et en baissant les yeux, je constate qu’il est chaussé de mocassins de cuir.

Je m’approche le plus discrètement possible, tendant l’oreille afin de ne pas perdre une miette de leur conversation. Pour l’instant, Gabrielle ouvre l’entrepôt et ils se rendent tous deux à l’intérieur. Je profite du fait qu’ils ne peuvent plus me voir pour avancer beaucoup plus rapidement et me glisser jusqu’à l’entrée et entrouvrir très doucement la porte.

J’aperçois d’abord le profil d’Enzo. Il a le sac à dos dans la main gauche et observe attentivement la superbe pièce qu’il tient dans l’autre main. En face de lui, je distingue la silhouette de Gabrielle, les deux mains serrées devant elle dans un geste qui trahit sa nervosité, bien qu’elle ait le menton levé et conserve un regard d’intérêt poli pendant que l’homme examine un autre bijou avec un hochement de tête satisfait.

Ca dure quelques minutes, le temps qu’il observe brièvement le contenu du sac à dos, et puis, il tend sa main droite à Gabrielle un sourire aux lèvres.

-« Bien. Je vous remercie, c’est vraiment une belle livraison. »

Elle serre la main tendue, et je retiens mon souffle, espérant qu’elle ne va pas se contenter de ça. Et je ne suis pas déçue, juste au moment ou Enzo se détourne et fait mine de se retirer, elle le rappelle, lui faisant remarquer, qu’il doit la payer avant de partir. Je dois reconnaître que je suis plutôt épatée par le ton ferme qu’elle emploie, d’autant que je vois bien, d’après sa manière de se tenir et le ton de sa voix, qu’elle n’est pas aussi sûre d’elle qu’elle veut le faire croire. Il se retourne vers elle et bien que je ne vois plus son visage, je suis certaine qu’il arbore un sourire désagréable et moqueur alors qu’il lui répond d’un bien trop aimable pour être sincère.

-« Le paiement vous parviendra lorsque les bijoux seront vendus. »

Gabrielle avance d’un pas, ne montrant toujours rien de la fébrilité qu’elle doit sûrement ressentir.

-« Ce n’est pas comme ça que ça se passe, et vous le savez. »

Je me faufile sans bruit à l’intérieur de l’entrepôt, me glissant ensuite sur le côté, si furtivement que ni l’un ni l’autre des protagonistes ne me remarque. Enzo s’est approché de Gabrielle, carrant les épaules et redressant le dos, essayant manifestement d’intimider physiquement sa vis à vis.

-« Je ne crois pas que vous soyez en mesure de discuter. »

Encore une fois, je suis impressionnée par Gabrielle. Elle ne recule pas d’un pouce, alors que je peux voir dans son regard que la présence menaçante de l’homme, tout près d’elle, l’effraie. Elle se redresse elle aussi, et, du haut de son mètre soixante, tente de montrer une assurance qu’elle n’a sans doute pas.

-« J’aimerais que les choses se passent de la même manière qu’avec mon grand-père. Je suis sûre qu’il serait très en colère s’il apprenait que vous avez essayé de ne pas être correct. »

Enzo émet un rire sardonique.

-« Je n’ai pas peur de Marcel. J’ai suivi ses règles tant que ça m’arrangeait, mais maintenant que mon réseau est bien établi, et que j’ai d’autres contacts que lui, je ne vais certainement pas plier devant lui. «

Il avance encore d’un pas, son corps effleure celui de Gabrielle.

-« Ni, encore moins, devant toi, petite fille. »

Sa main droite, celle qui ne tient pas le sac, frôle la joue de la jeune femme blonde, devant lui. Et puis, juste au moment où je m’apprête à intervenir, il recule et se tourne vers la porte, lançant d’un ton sarcastique.

-« Considère que c’est un cadeau d’adieu que me fait ton grand-père ! »

Il n’a pas fait trois pas en direction de la sortie que je suis devant lui, arborant mon expression la plus menaçante et mon regard le plus noir. La surprise lui fait arrêter son avancée un instant, le temps que ses yeux m’évaluent. Puis il m’ignore et reprend sa marche comme si de rien n’était. Ca me met encore plus en colère que tout ce qu’il a fait jusqu’à présent, et je l’attrape par l’avant-bras pour le tirer violemment face à moi.

-« Tu ne vas pas t’en aller comme ça ! »

Il ne s’y attendait pas, je le vois dans ses yeux, mais il réagit très vite et se dégage d’un mouvement brusque, me repoussant avec force. Mais je ne chancelle même pas, plantant fermement mes pieds dans le sol pour bien assurer ma position. Sa bouche se tord dans un sourire méchant et il tend un index menaçant dans ma direction.

-« Je ne sais pas qui tu es, mais je te conseille de ne pas te mêler de ça, tu pourrais t’attirer de très gros ennuis ! »

Et pour me montrer qu’il ne plaisante pas, il repousse légèrement le côté gauche de son blouson, juste assez pour que j’aperçoive le pistolet, sous son aisselle. J’ai une demi-seconde d’hésitation, je ne suis pas armée et je ne l’ai jamais été, considérant que mes ennuis seraient moindres si je me faisais arrêter un jour. Enzo se rend parfaitement compte de mon hésitation et ricane d’un air supérieur qui ajoute encore à mon exaspération, me faisant perdre mon sang-froid. Je le prends de nouveau par le bras, agrippant fermement son poignet, et le repousse loin de moi sans aucune douceur, tout en projetant ma jambe derrière la sienne pour le déséquilibrer. Il chute, effectivement, mais roule immédiatement sur lui-même et se relève tout aussi rapidement, son arme à la main. Je fais un bond sur le côté, tentant de me dissimuler derrière les quelques cartons de marchandises qui traînent là, tout en jetant un coup d’œil en direction de Gabrielle. Elle est restée debout, à l’endroit où elle se tenait avant mon intervention, et semble paralysée, peut-être par la peur, mais apparemment plutôt par la rapidité avec laquelle les choses se sont succédées. J’ai à peine le temps de lui crier « Cache-toi ! », qu’il pointe son arme en direction de ma voix et tire. Je me jette à plat ventre sur le sol, aussi vite que je le peux pendant que Gabrielle sort enfin de sa léthargie et, à ma grande surprise, court au devant d’Enzo, le bousculant d’un coup d’épaule en hurlant d’une voix suraiguë. Il est manifestement tout aussi stupéfait que moi et ne fait pas un geste pour l’éviter, tombant lourdement à terre. Elle ne profite malheureusement pas de ce petit avantage et semble un peu désemparée maintenant, ne sachant plus quoi faire. Il en profite et roule sur lui-même, toujours sur le sol, balayant les jambes de mon amie avec les siennes d’un mouvement très vif. Je l’entends heurter le sol avec un bruit mat qui augmente encore ma fureur ; je sens l’adrénaline courir dans mes veines et je bondis, surgissant aussi vite que possible de derrière mon abri de cartons, pour me jeter sur l’homme. Il me sent venir et se retourne, mais je suis déjà si près qu’il ne peut m’éviter et nous chutons nous aussi. Sa main est crispée sur son arme pendant que nous luttons, tous deux à terre.

Il est fort, mais je suis plutôt musclée, j’ai appris à me battre dès l’enfance, et la prison a terminé ma formation dans ce domaine. Je lui tiens tête, et je sens son agacement à ne pas pouvoir me maîtriser comme il le voudrait. Mais c’est au moment où je parviens à lui donner un grand coup dans l’estomac, lui coupant le souffle, qu’il commence à paniquer un peu. Il brandit son arme, un peu à l’aveuglette, et tire une deuxième fois. Il ne me touche pas, mais la surprise et l’appréhension me font sursauter, et je me jette instinctivement en arrière, libérant du même coup Enzo qui commence à reprendre son souffle et ricane.

-« Je vais te finir maintenant, connasse ! »

Il lève son pistolet, prenant son temps, un sourire mauvais sur le visage. Je bondis de nouveau, essayant de m’abriter du mieux que je peux, mais dans ma précipitation, je me réceptionne mal et j’entends distinctement le craquement de mon poignet gauche au moment où je heurte le sol. Je relève les yeux le plus rapidement possible, en cherchant désespérément quoi faire, lorsque je le vois soudain s’écrouler en poussant un cri de douleur. Debout derrière lui, Gabrielle le regarde avec stupéfaction, semblant ne pas croire qu’elle a pu frapper un homme si violemment. Elle lâche le manche du balai qui lui a servi d’arme et porte une main tremblante à sa bouche, étouffant un sanglot avant de me jeter un regard désemparé. Je serre les dents, tentant d’oublier momentanément la douleur de mon poignet, et m’approche le plus vivement possible. Enzo n’est pas inconscient et commence déjà à se relever en grondant sourdement. Je ne lui en laisse pas le temps et lui donne un grand coup de pied, shootant dans sa tête comme dans un ballon de football ; il retombe au sol sans un mot et je lui flanque de nouveaux coups dans les côtes, terminant en lui attrapant les cheveux avec ma main droite pour lui cogner violemment le visage sur le sol jusqu’à qu’il cesse de bouger et même de proférer le moindre son.

Je me redresse lentement, mon bras gauche replié contre ma poitrine. Je ferme les yeux une seconde pour lutter contre l’espèce de vertige que je sens venir, puis me tourne vers Gabrielle, derrière moi. Elle tente de reprendre le contrôle de ses émotions et pleure doucement, mais je n’ai pas le temps de m’en préoccuper pour l’instant. Je l’interpelle avec brusquerie.

-« Viens m’aider ! »

L’urgence dans ma voix la ramène à la réalité, elle vient vers moi, et me regarde, choquée, retirer le gant de ma main gauche, puis tenter d’enrouler un tee-shirt autour de mon poignet, pour qu’il cesse de pendre lamentablement. Je me sens fatiguée, et un peu nauséeuse, mais je sais qu’il nous faut filer d’ici le plus rapidement possible, ce qui me pousse à insister.

-« Aide-moi à nouer ça. Il faut qu’on s’en aille, Gabrielle ! »

Cette fois, elle réagit et s’empresse de s’exécuter, serrant le pansement improvisé du mieux qu’elle peut en marmonnant.

-« C’est de soins dont tu as besoin, pas d’un bandage de fortune. »

Je lui donne un léger coup sur l’épaule en lui indiquant l’arme d’Enzo qui est restée par terre.

-« Ramasse-ça et viens, on ne peut pas rester ici. »

Elle obéit et prend le pistolet du bout des doigts, comme si c’était la chose la plus répugnante qu’elle ait vue de toute sa vie, puis me rejoint près de la porte et me désigne le corps de l’homme d’un petit geste de la main.

-« Est-ce qu’il est mort ? »

Je récupère l’arme et la glisse dans la ceinture de mon jean avant de prendre Gabrielle par le coude, et de la pousser devant moi, pas aussi doucement que je le souhaiterais, mais elle résiste et répète sa question.

-« Est-ce qu’il est mort ? »

Tout, dans sa voix comme dans son attitude, indique que c’est très important pour elle. Je soupire bruyamment et continue de l’entraîner dans la rue avec moi.

-« Non, je ne le pense pas. Mais il a pris quelques bons coups et il ne se relèvera pas tout de suite. »

Je fais un geste pour lui désigner la rue et les lumières aux fenêtres des immeubles, tout autour de nous.

-« Par contre, les coups de feu ont réveillé pas mal de monde, et je suis sûre que les flics ne vont pas tarder à arriver. »

Je tire sur son bras encore une fois, elle me suit bien plus volontiers maintenant qu’elle est rassurée à propos de l’homme, et nous marchons le plus rapidement et le plus discrètement possible en direction de la rue où est garée ma voiture.

Je lui tends mes clefs et elle les prend sans rien dire, jetant seulement un coup d’œil pas très rassuré sur le tee-shirt qui enveloppe mon poignet. L’inquiétude est encore plus visible dans ses yeux lorsque je m’affale sans aucune grâce dans le fauteuil du passager sans parvenir à retenir un gémissement de douleur. Je lui donne mon adresse, à Antibes, elle hoche la tête et démarre en silence.

 

-« Et maintenant ? »

La question de Gabrielle me tire de ma somnolence. J’ouvre difficilement les yeux et regarde par la vitre de la voiture, constatant que nous ne sommes plus très loin de chez moi. Je remue un peu et retiens péniblement un grognement, la douleur, dans mon bras, est toujours aussi intense et me fait grimacer. Gabrielle lâche la route du regard un moment pour me jeter un coup d’œil inquiet et m’interroge de nouveau.

-« Qu’est-ce qu’on va faire, Léna ? »

Je pousse un soupir en passant une main sur mes yeux.

-« D’abord, prendre tout l’argent liquide que j’ai à la maison, puis filer le plus loin et le plus vite possible. »

Elle marmonne tout bas de manière inintelligible, mais ne me regarde plus. Un moment se passe en silence, puis, quand elle se gare enfin, juste devant chez moi, elle me pose une nouvelle question.

-« Qu’est-ce qui va se passer pour mon grand-père ? »

Je m’extrais péniblement de mon véhicule et cherche mes clefs dans ma poche de pantalon, tout en essayant d’avoir l’air en parfaite santé, au cas où un insomniaque quelconque jetterait un coup d’œil par ici.

-« L’entrepôt lui appartient, et ça m’étonnerait qu’Enzo l’épargne quand on l’interrogera. »

J’ouvre, nous pénétrons rapidement à l’intérieur, et je verrouille immédiatement la porte derrière nous avant de me tourner vers Gabrielle.

-« Ton grand-père va avoir des ennuis. »

Elle hoche la tête puis regarde vers le sol, l’air si déprimé que ça me fait mal au cœur, mais je me dois de lui dire la vérité. Je me dirige d’un pas lourd vers la salle de bains en lui faisant signe de me suivre pour continuer la discussion.

-« D’autre part, Enzo va certainement parler de nous. Il ne connaît pas mon nom, mais si j’ai bien compris, il savait qui tu étais, et il connaissait tes liens de parenté avec Marcel. »

Je m’interromps un instant avant de poursuivre.

-« Tu vas être recherchée, Gabrielle, d’autant plus que les bijoux sont restés là-bas. »

Je me tais, la laissant réfléchir à ce que je viens de lui dire, pendant que j’essaie de dénouer le tee-shirt, autour de mon poignet. Elle vient immédiatement à ma rescousse, et, à nous deux, nous parvenons à retirer mon bandage improvisé. Je ferme les yeux en remarquant l’angle bizarre de ma main par rapport à mon avant-bras, constatant sans surprise que mon poignet est certainement fracturé. Gabrielle pousse un petit cri en le voyant puis détourne les yeux, essayant autant que faire se peut de ne pas regarder. Je prends un flacon d’aspirine et avale deux cachets coup sur coup, avant d’enrouler maladroitement une bande Velpeau autour de mon articulation Tout de suite, Gabrielle se précipite pour m’aider et me panse avec une grande efficacité. Elle ne s’écarte pas une fois sa tâche terminée, elle lève plutôt les yeux pour les planter dans les miens.

-« Tu dois absolument te faire soigner. Il n’est pas question que tu restes comme ça. »

Je secoue négativement la tête.

-« Pour l’instant, ceci ne doit pas être ton souci. Tu dois plutôt réfléchir à ce que tu veux faire. »

Sa réponse est tout à fait spontanée.

-« Je reste avec toi, bien sûr ! »

Je la contemple un instant en silence. Cette fille est vraiment étonnante. Jusqu’à ce soir, je la trouvais charmante, mais un peu puérile, et pour tout dire, peut-être même vaguement immature, mais depuis la scène de l’entrepôt, elle ne cesse de me surprendre. Elle est bien plus déterminée que je ne le pensais, et capable de faire des choses pour lesquelles elle n’était certainement pas prête. Je ne le lui dis pas, mais j’ai été assez impressionnée, tant par les initiatives qu’elle a pris que par sa manière de surmonter sa peur ou son dégoût. Pour toutes ces raisons, j’ai plutôt envie de la voir rester avec moi, mais elle mérite que je sois honnête avec elle.

-« Gabrielle, il faut que tu te rendes compte que tu vas certainement être recherchée, ce qui signifie que si tu me suis, il va falloir te cacher. Pendant longtemps, tu ne pourras pas vraiment vivre tranquille. »

Je m’appuie un instant contre le lavabo, et passe une main sur mes yeux.

-« Mais tu peux aussi te livrer. »

Elle me regarde avec de grands yeux tout ronds, comme si cette idée ne l’avait même pas effleurée. Je hausse une épaule.

-« Tu n’as pas de casier, je suppose. Il n’y a pas mort d’homme et les bijoux n’ont pas disparus. Si tu te rends à la police, tu bénéficieras d’une certaine indulgence, et tu pourrais t’en tirer avec une peine relativement légère. »

Je baisse le regard une seconde avant de le relever vers elle.

-« Ca vaut le coup d’y penser. »

Dans ses yeux, l’étonnement fait place à la déception.

-« Tu ne veux pas que je t’accompagne, c’est ça ? De quoi as-tu peur ? Que je te gêne dans ta fuite ? Que je te dénonce ? »

Elle baisse la tête, sa voix de plus en plus basse au fur et à mesure qu’elle parle. J’ai l’impression qu’elle est au bord des larmes, et ça me rend triste, de manière tout à fait inattendue. Je tends mon bras valide vers elle et l’attrape par l’épaule pour la serrer contre moi. Elle appuie son visage au creux de mon cou en murmurant tout bas.

-« Je pensais t’avoir montré que tu pouvais me faire confiance. »

Je mets un doigt sous son menton pour pouvoir la regarder en face. Elle ne pleure pas, mais ses yeux sont pleins de chagrin. Je chuchote

-« J’ai confiance en toi. Je voulais juste que tu fasses ton choix en toute connaissance de cause. »

Elle me fixe un moment, semblant chercher la sincérité au fond de mes yeux. Je présume qu’elle est satisfaite de ce qu’elle voit puisqu’elle s’appuie de nouveau contre moi. Ce simple geste provoque une émotion surprenante en moi, une émotion que je ne reconnais pas, mais que je ne trouve pas désagréable, au contraire.

Nous ne restons pas longtemps enlacées ainsi, je me détache la première, agréablement surprise par le petit grognement de déception de Gabrielle quand je m’éloigne. Je lui fais un petit sourire d’excuse.

-« Il faut qu’on y aille, Gabrielle. Nous n’avons pas de temps à perdre. »

Rapidement, je remplis un sac de sport de vêtements pris pratiquement au hasard dans mes tiroirs, puis je désigne l’armoire à Gabrielle.

-« Aide-moi à la tirer un peu. »

Elle fronce les sourcils, ne comprenant manifestement pas où je veux en venir, mais s’exécute en silence. Dès que le meuble est suffisamment loin du mur, je glisse ma main droite à l’arrière pour en décoller l’enveloppe qui est accrochée là, et dans laquelle se trouve une grosse somme, tout l’argent liquide que je conserve pour les urgences de ce genre. Je glisse l’enveloppe dans la poche arrière de mon pantalon, ramasse mon sac de sport puis fait un signe à Gabrielle.

-« On y va ! »

Le passage chez moi n’a pas duré une demi-heure.

 

 

En remontant dans la voiture, le premier réflexe de Gabrielle est de reprendre la direction d’où nous venons, en espérant dépasser Nice et rejoindre peut-être l’Italie, en franchissant la frontière entre Menton et Vintimiglia. Mais je refuse de prendre le risque de retourner aussi près du théâtre de nos mésaventures, suggérant plutôt de tourner le dos à la Méditerranée et de rouler vers le Nord. Elle hoche la tête pour donner son accord, mais ne semble pas très pressée de changer de direction, répondant avec une pointe d’hésitation à mon regard interrogatif.

-« Je me demande ce que mon grand-père va penser de tout ça. »

Je passe ma main valide sur ma nuque dans un geste pour chasser la fatigue que je commence à ressentir.

-« Il n’est pas question d’aller le voir Gabrielle. Tu comprends ça, n’est-ce pas ? »

Encore une fois, elle acquiesce d’un mouvement du menton.

-« Je sais, mais… »

Elle s’interrompt une seconde, me jette un coup d’œil en coin, puis termine.

-« Peut-être que je pourrais lui téléphoner. »

Ma première réaction est de refuser, ce serait top facile de nous repérer à partir d’un simple coup de fil, mais, après réflexion, je donne mon accord.

-« Si tu veux, mais à condition que tu le fasses tout de suite, pendant qu’on longe le littoral. Ca les amènera peut-être à croire que nous allons effectivement essayer de passer par-là pour rejoindre l’Italie… On pourra rouler vers l’intérieur des terres ensuite. »

Avant qu’elle n’ait le temps de répondre, je rajoute :

-« Mais après cela, il ne sera plus question d’utiliser ton téléphone. Et ne dis pas un mot à mon sujet ! »

Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase qu’elle a déjà son téléphone à la main et je suis obligée de lui demander de se ranger sur le bas côté. Elle obéit, mais se tourne vers moi en ricanant.

-« Après tout ça, tu as peur de prendre une contredanse ? »

Je secoue la tête.

-« Ce serait surtout trop bête de se faire coincer à cause d’une infraction au code de la route. »

Elle porte une main à sa bouche avec une expression qui indique qu’elle n’avait pas pensé à ça, et encore une fois, je me sens un peu attendrie par le mélange de naïveté et de détermination qui se dégage d’elle en même temps.

Elle appelle le portable de Marcel et laisse un court message, plus fait pour le rassurer qu’autre chose, lui indiquant seulement qu’elle est en bonne santé et qu’il ne doit pas se faire de souci pour elle. Après ça, elle a l’air plus détendue et reprend volontiers le volant pour nous conduire loin du littoral.

 

J’ouvre les yeux en sentant une petite secousse sur mon épaule gauche et je laisse échapper un gémissement lorsque le mouvement se propage jusqu’à mon poignet. J’observe rapidement les alentours et je constate que nous sommes sur le bas côté de la route, je ne sais pas où exactement. A côté de moi, Gabrielle me sourit et murmure « désolée » en m’indiquant mon articulation fracturée d’un geste du menton. Je me redresse péniblement dans mon siège, clignant des paupières dans l’obscurité et j’interroge ma compagne de route du regard. Elle hausse les épaules, l’air vaguement penaud.

-« Je tombe de sommeil et je pensais qu’il valait mieux que je m’arrête avant que nous n’ayons un accident. »

Je hoche la tête, puis lève mon poignet blessé à hauteur de ses yeux.

-« Je ne crois pas pouvoir te remplacer au volant, nous repartirons quand tu seras reposée. »

Elle baille à s’en décrocher la mâchoire et se réinstalle sur son siège, face à la route.

-« J’avais peur que tu sois contrariée, que tu considères ça comme une perte de temps. »

Je me tourne de manière à regarder son profil et, sans y penser, je tends ma main droite pour caresser doucement sa joue du bout de mes doigts.

-Gabrielle… Je comprends parfaitement que tu aies besoin de repos, après une nuit comme celle-ci. Et je ne vais pas te faire de reproche parce que tu fais attention à toi. »

Elle ne répond pas, se contentant d’incliner le dossier de son siège et de fermer les yeux en soupirant alors que je m’installe de la même manière. Ce n’est que quand je ferme les yeux que je l’entends murmurer : « Merci. »

 

Je ne dors pas plus de deux ou trois heures et m’éveille juste avant que le soleil se lève. J’essaie de m’étirer dans l’habitacle restreint de la voiture, mais ne parviens qu’à cogner mon poignet douloureux contre le toit. Je me mords les lèvres pour retenir un gémissement de douleur et tourne la tête pour regarder Gabrielle. Elle dort paisiblement, le visage tout à fait détendu, et une ombre de sourire sur les lèvres. Je souris doucement malgré moi, en me demandant à quoi elle peut bien rêver. Je reste un long moment à la contempler jusqu’à ce que l’appel de la nature soit trop pressant et que je sois obligée de sortir. Heureusement, Nous sommes garées en pleine campagne, et je n’ai pas de mal à trouver un bouquet d’arbres derrière lequel je peux me dissimuler. Je retourne doucement à la voiture pour trouver Gabrielle qui me regarde m’asseoir avec des yeux encore pleins de sommeil et un sourire qui me réchauffe le cœur. Je lui rends son sourire avant de grimacer lorsque la blessure de mon poignet me rappelle de ne faire aucun mouvement brusque. Elle réagit immédiatement et se redresse avec vivacité, tout de suite prête à reprendre la route. Je la regarde, un peu éberluée alors que sa main gauche est déjà sur le volant pendant que sa droite tourne la clef de contact et je ne peux pas cacher la moquerie dans ma voix quand je l’interroge.

-« Pourquoi es-tu si pressée ? Tu as un rendez-vous ? »

Elle hausse dédaigneusement une épaule.

-« Je t’emmène au premier hôpital qu’on trouvera, il faut te faire soigner. »

Je secoue négativement la tête.

-« Ce n’est pas le plus pressé, ne te fais donc pas de souci, tout va bien pour moi. »

Elle démarre, puis tourne brièvement son regard vers moi.

-« Je t’emmène à l’hôpital que ça te plaise ou non. »

Je fronce les sourcils et regarde le paysage autour de nous.

-« Ca n’a rien d’urgent.»

Elle ne répond pas, son regard reste fixé sur la route comme si elle ne m’avait pas entendue.

Je pousse un petit soupir, mi-agacée mi-amusée par son entêtement, et jette de nouveau un coup d’œil au travers de la vitre.

-« Où sommes-nous exactement ? »

Cette fois, elle ne fait pas la sourde oreille.

-« J’ai préféré ne pas prendre l’autoroute, j’ai suivi des routes nationales et départementales un peu au hasard, toujours dans la même direction. Nous avons dépassé Digne cette nuit, un peu avant de s’arrêter pour dormir. »

Je hoche la tête avec satisfaction et réfléchis à la situation. A priori, je ne pense pas que la police ait une idée de mon identité, Marcel ne connaît que mon prénom et j’ai porté des gants pendant toute l’opération, de manière à éviter une identification avec mes empreintes digitales. Je suppose donc que je peux effectivement me faire soigner, et donner tous les renseignements qu’on me demandera à l’hôpital sans trop de risque. Bien sûr, il est possible qu’Enzo m’identifie d’après des photos, mais je pense avoir un peu de temps devant moi. Pour l’instant, c’est certainement Gabrielle qui est recherchée, au moins comme témoin, si ce n’est plus. Je me frotte pensivement le menton en jetant un bref coup d’œil à la jeune femme qui conduit près de moi, puis ramène rapidement mon regard devant moi, un peu déconcertée de constater que je la trouve de plus en plus séduisante.

 

C’est à Sisteron qu’elle arrête de nouveau la voiture, sans me demander mon avis. Je hausse un sourcil, espérant peut-être l’intimider un peu lorsque je remarque qu’elle s’est garée tout près de l’hôpital, mais il n’en est rien. Elle se tourne sur son siège, de manière à être face à moi et déclare de son ton le plus péremptoire :

-« Nous allons prendre un petit déjeuner quelque part, je meurs de faim et je suis sûre que c’est pareil pour toi, mais ensuite je t’emmène te faire soigner. »

Je n’ai pas le temps de répliquer qu’elle lève une main dans un geste autoritaire.

-« Je ne te demande pas ton opinion ! »

Là-dessus, elle sort de la voiture sans plus m’accorder un seul regard. Je ne bouge pas immédiatement, un peu éberluée, je n’ai pas l’habitude de laisser qui que ce soit me parler de cette façon, mais bizarrement, je ne suis pas en colère, amusée plutôt. Je me décide à m’extraire de mon siège alors qu’elle m’attend, sur le trottoir, à quelques pas de là, les bras croisés sur sa poitrine et la pointe du pied tapant sur le sol.

Le petit déjeuner était excellent, et les urgences miraculeusement rapides. Il ne s’est guère passé plus de trois heures et nous revenons déjà à la voiture, prêtes à repartir sitôt que nous aurons fait le plein du réservoir, mais Gabrielle, qui n’a que peu dormi la nuit dernière, semble fatiguée et je lui suggère de passer la nuit dans les environs. Elle n’est pas très enthousiaste, préférant mettre encore de la distance entre nous et la côte méditerranéenne, mais je parviens à la convaincre en lui montrant les journaux que j’ai achetés en sortant de l’hôpital. Bien sûr, il est question de notre affaire dans « Nice matin », mais dans un article relativement court, en page intérieure, et les autres quotidiens régionaux n’accordent qu’un entrefilet minuscule à cette histoire.

Elle n’est pas entièrement rassurée, notamment parce que rien n’indique que la police n’attache pas plus d’importance à l’affaire que les journaux, mais elle se laisse finalement persuader. Nous prenons le temps de lui acheter quelques vêtements de rechange, puisqu’elle est partie sans rien d’autre que ce qu’elle portait sur elle, puis choisissons un petit hôtel-restaurant dans lequel nous déjeunons. Nous avons un moment d’hésitation en réservant pour la nuit, mais nous décidons finalement de ne pas nous séparer et optons pour une seule chambre, avec deux lits. Enfin, nous passons un certain temps à réfléchir à ce que nous allons faire de l’arme d’Enzo, qui pour l’instant, est dissimulée au fond de mon sac. Je ne tiens pas à la garder, et s’il n’avait tenu qu’à Gabrielle, nous l’aurions laissée sur le sol de l’entrepôt. Finalement, nous l’enveloppons dans un sac que nous fermons très hermétiquement, tout en laissant quelques petits trous pour qu’il n’y ait pas de poche d’air, et nous jetons discrètement le tout dans le lac, près des plus vieux quartiers de la petite ville.

 

Mon poignet, maintenant plâtré, ne me fait plus souffrir, et après une douche et une bonne nuit de sommeil dans un lit confortable, je me sens parfaitement en forme pour continuer notre périple et reprendre la route, et je suis d’humeur tout à fait joyeuse le lendemain, ce qui n’est apparemment pas le cas pour Gabrielle. Bien sûr, elle a l’air bien plus reposé que la veille, mais elle reste lointaine et songeuse, ne répondant que par de vagues onomatopées lorsque je lui adresse la parole pendant que nous prenons le petit déjeuner. Ca m’intrigue, mais je décide de la laisser tranquille et de ne pas insister, du moins tant que nous ne sommes pas reparties, me promettant toutefois de l’interroger sitôt que nous serons seules toutes les deux.

 

Nous quittons Sisteron au milieu de la matinée, et tandis que Gabrielle se concentre sur la route, prenant la direction de Grenoble en suivant la route Napoléon, j’observe silencieusement son profil. Elle paraît tendue et contrariée, son teint est plus pâle qu’à l’accoutumée et son habituel bavardage a fait place à un silence taciturne. Je cherche un instant dans ma mémoire ce qui a pu provoquer un tel changement dans son humeur, mais aucun fait marquant ne me vient à l’esprit. Je commence à l’interroger doucement, lui demandant pourquoi elle est dans cet étrange état d’esprit, mais elle se contente de faire un geste de la main, comme pour me signifier que ça n’a pas d’importance, puis, alors que j’insiste, elle me jette un coup d’œil agacé et allume la radio. Il n’en faut pas davantage pour que je sente l’exaspération m’envahir, je tourne le bouton dans l’autre sens pour arrêter la musique et adopte mon ton le plus autoritaire.

-« Arrête-toi ! »

Nous sommes en pleine campagne et les emplacements pour se garer sur le bas-côté ne manquent pas, elle m’obéit presque immédiatement, ne semblant même pas surprise. Elle se tourne vers moi, les yeux battus et la mine triste.

-« C’est ici que ça se termine, alors ? Je ne pensais pas que tu me laisserais au bord de la route, mais… »

Elle hausse les épaules.

-« Pour ce que ça change… »

Je fronce les sourcils, pas sûre de comprendre.

-« De quoi parles-tu ? »

Elle me jette un regard courroucé et reprend d’un ton beaucoup plus vif.

-« Tu le sais très bien ! Je suis la seule à être recherchée, et je comprends parfaitement que tu seras plus tranquille sans moi. J’aurai juste préféré que tu me laisses ailleurs qu’en rase campagne. »

Je secoue la tête, abasourdie.

-« Où es-tu allée chercher cette idée là ? Je n’ai aucune intention de te laisser. »

Son regard se durcit encore.

-« Ne dis pas d’ânerie ! Je me suis éveillée bien avant toi, ce matin, et j’ai eu le temps de réfléchir. »

Elle baisse la voix, et ses épaules se voûtent dans une attitude de vaincue.

-« Tout sera beaucoup plus facile pour toi si je ne suis pas là. »

Je tends ma main droite pour caresser sa joue de mes doigts repliés et répète :

-« Je n’ai aucune envie de te laisser. »

Cette fois, elle hésite, comme si elle n’osait pas me croire. J’insiste.

-« Je veux qu’on reste ensemble. »

La méfiance et la tristesse quittent lentement son regard alors qu’elle réalise que je parle tout à fait sérieusement et un demi-sourire vient étirer ses lèvres. Elle murmure tout bas, d’un ton encore incrédule

-« Vraiment ? »

Je lui souris largement et je hoche vigoureusement la tête de bas en haut. Elle reste immobile un instant, sans rien dire, et je commence à me demander si c’est bien ce qu’elle souhaite elle aussi, quand elle se précipite contre moi, me poussant violemment contre la portière, derrière moi, dans son enthousiasme. Elle rit, son visage dans mon cou, et je sens son souffle chatouiller délicieusement ma peau, mais je ne profite pas du moment très longtemps. Elle se redresse, plante ses jolis yeux dans les miens, et chuchote :

-« Je veux rester avec toi moi aussi. »

Et puis elle s’avance et pose un petit baiser rapide sur mes lèvres. Je hausse un sourcil, dans une mimique que j’espère encourageante, et elle en pose un deuxième, tout aussi bref. Je souris et lui rends la pareille, et nous passons quelques minutes à nous picorer mutuellement les lèvres. Finalement, je l’enlace et elle se laisse de nouveau aller contre moi. Nous restons silencieuses, essayant de profiter pleinement de ce moment, jusqu’à ce qu’elle se redresse lentement et me questionne avec le plus grand sérieux.

-« Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? »

Je ne peux m’empêcher de la taquiner.

-« Cette voiture n’est pas suffisamment spacieuse, il vaudrait mieux qu’on trouve une chambre d’hôtel. »

Elle me donne une petite tape sur le bras.

-« Je ne plaisante pas ! Je n’ai aucune idée de ce que l’avenir nous réserve, et je ne suis pas sûre que tu en aies une toi-même. »

Je lui souris avec une pointe de suffisance.

-« Bien sûr que si. Nous allons nous installer dans ma région d’origine, en Ile de France. J’ai suffisamment de contacts là-bas pour pouvoir reprendre mon activité immédiatement. Et puis… »

Je pose mon index sur le bout de son nez.

-« Je connais aussi quelqu’un qui pourra te fournir des faux papiers de très bonne qualité. »

Elle incline la tête, réfléchissant à ce que je viens de lui dire.

-« Tu veux dire que, dorénavant, je vais devoir vivre sous une fausse identité ? Tout le temps ? »

Cette pensée a l’air de la désorienter un peu. J’essaie de la rassurer du mieux que je peux.

-« Ce serait bien plus sûr pour toi. La police a ton nom, et tu vas rester dans leurs fichiers pour un long moment. Mais tu t’y feras vite, tu verras. D’autant plus que je suppose qu’il suffira de changer ton nom de famille. »

Elle commence à se détendre et me sourit à nouveau.

-« Je pourrai garder mon prénom ? »

Je hausse une épaule.

-« Je suppose que oui. »

Et puis je décide de la taquiner encore une fois.

-« Quoique, je ne sais pas… Je trouve que si tu t’appelais Gertrude-Josépha, ce serait pas mal, ça t’irait très bien… »

Elle rit, évacuant ainsi tout le stress qui restait en elle. Je la prends de nouveau dans mes bras et la serre contre moi, appuyant ma joue dans ses cheveux. Tout doucement, je demande :

-« On reste ensemble, alors ? »

Elle pousse un petit soupir de satisfaction.

-« Oui. On reste ensemble. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
K
en fait je trouve ça très joli, original et acceptable comme prénom.
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K
vivacité,j'aime bien aussi comment tu décris personnage de Gabrielle. Une de mes préférées.
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