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13 avril 2014

Kamtchatka, de Gaxé

Pour Marc

 

 

                                                          KAMTCHATKA

 

L’hiver arrive. Aucun doute n’est plus permis. Jusqu’à hier je retrouvais sans difficulté mes pièges, ceux qui n’avaient pas rempli leur office en tous cas, en fouillant sous les feuilles mortes, Mais depuis ce matin il neige. De petits flocons glacés qui se déposent lentement sur le sol, le recouvrant petit à petit d’une fine pellicule blanche. Je recouvre mes oreilles avec les rabats de ma chapka, remonte mon col et cesse de marcher un moment pour reprendre mon souffle et observer les alentours.  Je connais cette forêt, je suis née tout près d’ici et je pratique la trappe depuis environ cinq ans, mais je ne me lasse pas d’admirer les bouleaux, même quand ils sont dépouillés de leur feuillage comme maintenant, et d’écouter le silence parfois impressionnant et seulement troublé de temps à autres par le bruit du vent dans les branchages ou la course des animaux dans le sous-bois.

Le visage tourné vers le ciel et les bras en croix, je prends une profonde inspiration et c’est au moment où je relâche mon souffle que je les entends. Un pas précipité et une respiration rapide qui m’incitent aussitôt à me tenir sur mes gardes. Les yeux fixés sur le point d’où proviennent les sons que je perçois et qui ne peuvent être qu’humains, je saisis lentement la carabine accrochée à mon épaule et me dissimule derrière un arbre, mon arme braquée devant moi.

Une femme. C’est une femme que je vois surgir des fourrés et marcher à pas pressés dans la neige alors qu’elle est pieds nus dans de simples sabots de bois. Elle ne me remarque pas et avance en trébuchant, sans doute d’épuisement, le regard fixé droit devant elle. Intriguée par sa présence, incongrue dans une forêt aussi immense et peuplée d’animaux parfois dangereux, je quitte ma piètre cachette pour l’observer très attentivement. Jeune, sans doute âgée de moins de 25 ans, sa robe sale est bien trop légère, ses cheveux blonds sont emmêlés et ses avant-bras maigres sont couverts de griffures sans doute dues aux buissons et autres branchages auxquels elle n’a sans doute pas fait attention.

Manifestement elle n’a pas l’air bien dangereux et je remets ma carabine dans son étui avant de lui emboîter le pas, par curiosité, mais aussi parce que je la sens particulièrement vulnérable et que les interrogations s’additionnent dans mon esprit. Je marche avec beaucoup de discrétion, mais elle prend tout de même conscience de ma présence et se retourne avec vivacité, me jetant un coup d’œil affolé avant de tourner le dos et de s’enfuir. Je me hâte pour la rattraper, mais elle ne va pas bien loin, tombant lourdement dans la neige alors qu’elle perd un de ses sabots. Elle ne semble même pas s’en apercevoir et essaie de se relever, mais glisse et recule en s’appuyant sur les mains et les fesses en gémissant, toute la panique du monde dans son regard.

Lentement je m’approche, faisant en sorte de garder une attitude la moins menaçante possible et tentant de l’apaiser avec quelques paroles rassurantes.

-« N’aie pas peur, je ne te ferai aucun mal. Tu n’as pas de raison d’être effrayée à ce point. »

Ca n’a pas l’air de la tranquilliser, c’est le moins que l’on puisse dire. Elle geint encore un peu et parvient enfin à se relever, s’apprêtant visiblement à repartir en courant, son pied droit toujours nu, mais je ne la laisse pas faire et la rattrape en quelques enjambées, agrippant son avant bras d’une main que j’essaie de garder douce. Elle s’affole encore davantage et tire sur son bras dans l’espoir de se dégager, tout en gémissant de plus belle, mais je ne la lâche pas et au bout de quelques instants, manifestement épuisée, elle abandonne et cesse de résister, de grosses larmes coulant sur ses joues. Il est visible qu’elle fuit quelqu’un ou quelque chose, mais je n’obtiens aucune réponse alors que je l’interroge pourtant de mon ton le plus doux.

-« D’où viens-tu ? Pourquoi es-tu terrifiée à ce point ? Et comment t’appelles-tu ? »

Sa seule réponse à toutes ces questions est un long gémissement inarticulé et je n’insiste pas, songeant que le plus important est de l’amener dans un endroit chaud et de lui donner un bol de soupe. D’ailleurs, c’est peut-être ce dont elle a besoin pour pouvoir s’exprimer clairement. Je ramasse son sabot au passage, attendant patiemment qu’elle le remette alors qu’elle est à présent aussi molle qu’une poupée de chiffon et l’entraîne vers ma cabane, moitié la soutenant, moitié la portant tant elle est maintenant sans réaction. Pourtant, sa peau bleuie par le froid et les claquements de dents qu’elle ne parvient pas à contenir m’incite à me hâter autant que possible.

Il nous faut tout de même un bon quart d’heure pour arriver chez moi. Un ancien refuge de chasseurs en fait, une simple cabane de rondins que j’ai dû remettre en état puis aménager un peu. J’ai moi-même creusé le puits, juste derrière et bien évidemment, j’ai également coupé  le tas de bûches entreposées sous un immense auvent de bois fabriqué de mes mains lui aussi.

Lorsque nous pénétrons dans l’unique pièce, les yeux de la jeune femme se posent immédiatement sur la cheminée, un regard qui se remplit de déception quand elle réalise que rien ne brûle dans l’âtre. D’ailleurs, c’est la première chose dont je m’occupe, lâchant enfin son bras alors que je rassemble mousse et brindilles avant de battre le briquet tandis qu’assise sur le sol de terre battue, elle m’observe avec attention, tendant aussitôt les mains vers le foyer dès l’apparition des premières flammèches. La chaleur semble lui redonner un peu d’entrain et elle parcourt mon modeste intérieur du regard, passant de la seule chaise à la petite table de bois avant de remarquer ma hache, appuyée contre le mur, près de la banquette qui me sert de lit.

Elle continue de se taire et de me regarder pendant que je fais réchauffer un reste de soupe, ses yeux verts brillant de convoitise au moment où elle me voit ajouter un morceau de graisse d’ours dans la marmite.

Patiemment, j’attends qu’elle termine son bol, ce qui ne traîne d’ailleurs pas, avant de la questionner à nouveau, espérant qu’elle me donnera au moins son prénom et quelques précisions sur ce qui l’effrayait tellement. Mais encore une fois, je n’obtiens aucune autre réponse que quelques borborygmes et je finis par m’agacer et hausser le ton ce qui l’amène aussitôt à se recroqueviller sur elle-même, paraissant de nouveau terrorisée.

Je m’adoucis et m’approche doucement d’elle, m’accroupissant pour me mettre à sa hauteur avant de lui demander, souriant le plus amicalement possible.

-« Est-ce que tu comprends ce que je te dis ? »

Sa seule réponse est un hochement de tête timide, mais encouragée par ce premier signe de vraie communication, j’insiste.

-« Tu ne dois pas avoir peur de moi, je ne souhaite rien d’autre que t’aider. Mais j’ai besoin de savoir certaines choses pour cela. »

Ses yeux restent fixés sur moi alors que je poursuis de mon ton le plus persuasif.

-« Commence par me donner ton prénom, s’il te plaît. »

Son visage exprime une tristesse infinie alors qu’elle secoue négativement la tête. Et puis, sans doute parce qu’elle se rend compte de mon incompréhension, elle ouvre brusquement la bouche et m’en désigne l’intérieur du bout de l’index, faisant toujours « non » de la tête. Il ne me faut guère de temps pour me douter de ce qu’elle veut me faire comprendre, mais je l’interroge tout de même, soucieuse de confirmer ce que je crois deviner.

-« Tu ne peux pas parler, c’est ça ? »

Elle acquiesce d’un mouvement du menton, ses jolis yeux verts de nouveau remplis de crainte, comme si elle pensait que cette information allait me mettre en colère. Mais ce n’est pas le cas, au contraire. Certes, la communication ne sera pas facile, mais au fond, je suis soulagée de savoir à quoi m’en tenir. Alors, je tente de la rassurer en lui souriant gentiment et en posant délicatement une main sur son épaule, puis, je la questionne doucement.

-«  Est-ce que tu es une moujik ? Est-ce que tu t’es échappée ? »

Elle répond deux fois par l’affirmative, paraissant toujours apeurée. Je lui souris de nouveau avec bienveillance et l’interroge de nouveau.

-« Crois-tu que ton maître a envoyé quelqu’un à ta poursuite ? Est-ce pour ça que tu es si effrayée ? »

Encore une fois, elle hoche la tête en réponse aux deux questions. Je n’insiste pas pour l’instant et me relève, contente de soulager mes jambes ankylosées par un trop long moment passé accroupie. Elle me regarde retourner vers la cheminée, le regard si plein d’espoir que je devine ce qu’elle espère et rempli de nouveau un bol de soupe, jetant machinalement un coup d’œil dehors en passant devant l’unique fenêtre de la cabane.

J’en oublie de donner le bol à la jeune femme alors que, me plaquant contre le mur, j’observe du coin de l’œil les deux silhouettes qui semblent se cacher derrière quelques buissons. Sans doute encore affamée, elle s’approche et tend la main vers le bol, regardant elle aussi, apparemment sans y penser, par la fenêtre et poussant un gémissement d’effroi en apercevant les deux hommes qui avancent maintenant sans se cacher dans la direction de ma cabane. Un seul coup d’œil sur sa mine me permet de comprendre que ces deux là sont vraisemblablement à sa recherche et qu’ils ont l’intention de venir voir si elle ne serait pas réfugiée dans une cabane isolée. D’un geste, je lui fais signe de s’allonger derrière la banquette, puis, alors qu’elle s’exécute rapidement, je recouvre son corps de toutes les peaux qui sont là, et que je stocke en attendant de rencontrer les marchands à qui je les vends. Il y en a peu, ma dernière rencontre avec mes clients remonte à quelques semaines, juste avant que la fourrure des animaux ne change de couleur, mais c’est suffisant pour que la jeune femme soit complètement invisible pour des visiteurs qui se tiendrait à l’entrée de la cabane. Ensuite, je reprends le bol de soupe en main et le boit doucement, attendant l’arrivée, dont je suis persuadée qu’elle ne tardera pas, des deux hommes.

Je ne me trompais pas. Il ne s’écoule pas plus de deux minutes avant qu’on cogne contre la porte. Fortement. Je lance un sonore « j’arrive ! », quitte la chaise sur laquelle je me suis installée et vais ouvrir. Plantée sur le seuil de manière à empêcher les deux hommes d’entrer, haussant un sourcil, je les dévisage sans un mot, notant leurs tenues qui, sans être vraiment des uniformes militaires, ressemblent tout de même beaucoup à ce que porteraient des gardes forestiers, et remarquant aussi les carabines qu’ils tiennent en main.

Nous restons ainsi plusieurs secondes, à nous dévisager en silence, jusqu’à ce que le plus jeune des deux, un grand blond dégingandé, s’agace et tente de me repousser pour entrer. Mais je ne le laisse pas faire et reste solidement campée sur mes jambes, interrogeant ensuite de mon ton le plus aimable.

-« Puis-je faire quelque chose pour vous, Messieurs ? »

Le grand blond n’apprécie visiblement pas que je lui ai résisté, ni le sarcasme sous-jacent contenu dans mon ton de voix, mais son compagnon, un peu plus âgé et plus calme, pose une main apaisante sur son bras avant de me répondre.

-« Nous sommes à la recherche d’une jeune femme qui s’est échappée de la ferme où elle était employée et nous avons de nombreuses raisons de penser qu’elle se trouve dans la région. »

Mes mains montent presque jusqu’à hauteur de mes épaules, paumes tournées vers le ciel, tandis que mon regard se fait interrogateur.

-« Et ? »

Le moins jeune fronce les sourcils mais poursuit avec la même courtoisie.

-« Et nous voudrions savoir si vous l’avez aperçue. »

Je hoche négativement la tête, l’air sincèrement navré.

-« Je suis désolée mais j’ai bien peur de ne pas pouvoir vous aider. Les forêts et les montagnes du Kamtchatka où je pratique la trappe sont vastes et il peut se passer plusieurs jours sans que je croise qui que ce soit. »

Ils ne semblent convaincus ni l’un ni l’autre et je les vois échanger un regard dubitatif. Et puis l’aîné reporte des yeux particulièrement soupçonneux et interrogateurs sur moi. Je n’attends pas une seconde pour confirmer de mon ton le plus péremptoire.

-« Je n’ai rencontré aucune jeune femme depuis bien longtemps. »

Ils n’insistent pas et le plus âgé des deux me salue d’un signe de tête avant de faire signe à son compagnon de le suivre. Et puis, sans prononcer un mot de plus, ils se détournent et s’éloignent.

Je les regarde partir pendant un instant puis referme la porte et me dirige vers la banquette pour signaler à la jeune femme qu’elle peut se relever et me rejoindre. Je lui sers un nouveau bol de soupe pour remplacer celui qu’elle n’a pas pu boire tout à l’heure et m’installe sur la chaise, soucieuse.

-« Ils ne m’ont pas crue et vont revenir, tu peux en être certaine. »

Elle hoche vigoureusement la tête et repose le bol sur la table avant de me regarder, puis de placer ses deux mains sur son cœur avant de les tendre vers moi, un geste que j’interprète comme un remerciement. Je réponds d’un petit mouvement du menton et relève les yeux pour fixer le plafond un instant, avant de ramener mon attention sur elle. Elle n’a pas bougé, restant plantée près de la table en me regardant, me donnant l’impression d’attendre que je prenne une décision.  Peut-être  mon expression est-elle difficile à déchiffrer, ou mon silence trop long, toujours est-il que je la vois changer de visage, la gratitude faisant place à un abattement visiblement très profond. D’un geste las, elle m’envoie de nouveau un remerciement, puis, la tête basse et traînant les pieds, elle se dirige lentement vers la porte de ma cabane, apparemment décidée à s’en aller, pensant sans doute que j’estime en avoir assez fait pour elle. Mais ce n’est pas le cas. Je ne connais pas cette jeune femme et je vais certainement m’attirer beaucoup d’ennuis en l’aidant, mais son expression terrorisée tout autant que sa maigreur évidente m’ont étonnée et émue dès le moment où elle a surgit devant moi, dans la forêt. Et puis, le genre de personnages qui viennent de me rendre visite me déplaisent profondément, et elle m’est suffisamment sympathique pour que je n’aie aucune envie de la voir tomber entre leurs griffes. D’ailleurs, maintenant que j’ai menti à ses poursuivants, je suis impliquée que je le veuille ou non.

C’est le bruit de la porte qui s’ouvre qui me tire de ma réflexion. Elle franchit le seuil en me jetant un petit regard attristé qui se remplit d’espérance en m’entendant l’appeler.

-« Attends ! Où comptes-tu aller comme ça ? »

Elle se retourne complètement, me désignant l’extérieur d’un mouvement de son pouce par dessus son épaule, geste auquel je réponds en secouant négativement la tête.

-« Tu seras bien mieux ici. Rentre donc !»

C’est avec un très large sourire qu’elle obtempère, tirant le battant de bois derrière elle et revenant aussitôt se planter devant moi, la tête inclinée sur le côté et une expression d’attente sur le visage. Je soupire et désigne les fourrures posées au sol, celles là même sous lesquelles elle était dissimulée tout à l’heure.

-« Il est certain qu’ils reviendront, nous allons donc être obligées de partir rapidement. J’espère juste qu’ils se sont mis à l’abri pour la nuit et qu’ils attendront demain, après notre départ. Et si nous n’avons malheureusement pas le temps ni le matériel pour te confectionner des bottes, tu dois pouvoir au moins te fabriquer une sorte de chaussons que tu pourras porter à l’intérieur de tes sabots. »

Je me baisse et commence à fouiller dans le tas de fourrures, jusqu’à ce que je trouve la peau de loutre, de belle taille, que je cherche. Je la lui tends et, sitôt qu’elle l’a saisie, me dirige vers l’unique placard pour y chercher ciseaux, aiguilles et tout le matériel nécessaire.

-« Est-ce que tu sauras faire ça ? »

Elle acquiesce avec un sourire qui dénote une certaine confiance en elle. C’est la première fois qu’elle adopte une telle attitude et je le remarque avec un certain plaisir, contente de constater qu’elle oublie enfin sa peur et ses inquiétudes.

Elle se met aussitôt au travail, coupant et mesurant avec des gestes sûrs et précis. Je l’observe un moment, souriant sans même m’en rendre compte devant son expression concentrée, avant de me secouer et de m’en aller de l’autre côté de la pièce rassembler toutes les munitions de ma réserve pour les glisser dans les poches de ma veste canadienne, tout en jetant de fréquents coups d’œil par la fenêtre.

Il fait déjà nuit et les chutes de neige, modérées tout à l’heure, se sont très largement intensifiées, au point que les formes des arbres et des buissons alentours s’estompent, la bonne nouvelle étant que personne ne peut plus arriver sans que sa silhouette se distingue particulièrement nettement sur la blancheur du sol. Assise sur la banquette, la jeune femme est penchée sur son travail et ne fait pas vraiment attention à moi alors que je retourne vers le tas de fourrures, à la recherche de la seule peau d’orignal qui me reste et qui fera sans aucun doute une cape tout à fait convenable. Heureusement, je l’ai tannée et elle n’aura aucun mal à se tailler de quoi se couvrir avec ça. Elle acquiesce volontiers lorsque je lui confie cette tâche, paraissant presque joyeuse de pouvoir démontrer ses talents, et je l’encourage d’une sourire et d’une petite tape sur l’épaule alors que je lui explique que je dois maintenant sortir quelques instants. Immédiatement, son sourire se fige et son regard se remplit de nouveau d’une inquiétude si évidente, comme si elle craignait que je la laisse là ou que les deux hommes soient revenus ou je ne sais quoi encore, que je prends le temps de lui expliquer mes intentions.

-« Mon garde-manger se trouve dehors, et je dois rassembler de la nourriture, peut-être pour plusieurs jours. »

Elle approuve d’un mouvement du menton, et lâche son aiguille pour faire quelques mouvements rapides des mains, semblant vouloir me dire quelque chose, mais prenant aussitôt une expression fort déçue en constant que je ne la comprends pas, et c’est avec un immense soupir qu’elle se remet à son travail de couture, relevant toutefois rapidement les yeux en remarquant que je me baisse pour me mettre à sa hauteur tout en soufflant doucement.

-« Il va falloir qu’on trouve un moyen pour communiquer… »

Je me relève avec l’intention de sortir, mais, une fois arrivée juste devant la porte, me retourne pour la questionner.

-« Est-ce que tu as un prénom ? »

Elle lâche son ouvrage pour acquiescer avant d’essayer d’articuler un son, mais je n’entends qu’un «Aaaaahh… » qui ne signifie pas grand chose pour moi. Alors, j’essaie autre chose.

-« Est ce que ton prénom est Olga ? »

Elle fait non de la tête et j’insiste.

-« Anastasia ? Svetlana ? Maria ? Iekatérina ? Anna ? Feodossia ? Tatiana ?»

Elle répond toujours non et je laisse tomber, préférant me consacrer à ce qui doit être fait tout de suite et remettant la recherche de son nom à plus tard. Pourtant l’idée de savoir comment l’appeler ne me quitte pas pendant que je rassemble les morceaux de viande et de poissons, le fromage et les quelques céréales et fruits séchés que j’ai stockés ici en prévision des journées les plus dures de l’hiver, celles où je n’aurais pas pu sortir.

Elle a terminé ses chaussons pendant que j’étais dehors et c’est avec un sourire plein de fierté qu’elle me les montre, les passant même à ses pieds pour que je vois comme ils sont bien ajustés. Je la félicite d’un geste de mon pouce dressé, puis lui montre les cordons que je conserve dans une boîte, lui indiquant que, grâce à ça, elle pourra serrer la fourrure autour de ses chevilles, empêchant ainsi les chaussons de glisser. Elle approuve joyeusement, cherche un poinçon et perce la peau exactement à l’endroit où elle doit l’être, coupe le cordon à la bonne longueur, le passe dans les trous qu’elle vient de faire, noue le tout autour de sa cheville, puis se lève et marche devant moi, manifestement très fière de ce qu’elle vient de réaliser. Je ne peux m’empêcher de sourire devant sa façon de faire, un peu puérile, elle le remarque et en rajoute, sans doute heureuse de constater qu’elle peut m’apporter autre chose que des soucis. Et puis, quand elle en a assez de jouer au mannequin devant moi, elle se rassied sur la banquette et pose doucement sa main droite sur mon épaule, son regard devenu très sérieux, tandis que sa main gauche s’agite, me désignant d’abord avant de montrer la porte, puis d’indiquer le chiffre deux, et enfin de faire le geste d’un index qui appuierait sur une gâchette. Je comprends qu’elle s’inquiète pour moi et je tente de la rassurer d’un sourire et d’une petite tape sur le haut du bras, mais ses yeux restent soucieux, même si elle retourne à sa couture et à la peau d’orignal que je lui ai donnée tout à l’heure.

Un peu pour lui changer les idées, un peu parce que je souhaite vraiment pouvoir l’appeler par son prénom, je recommence à citer tous les noms qui me viennent à l’esprit, espérant tomber sur le bon à un moment ou un autre.

-« Bogdana ? Iulia ? Vélislava ? Sniejana ? Tsvetana ? Larissa ? »

Aucune de mes suggestions ne semble être la bonne, mais je suis têtue et j’insiste.

-« Zlata ? Darena ? Raïssa ? Nadejda ? Lubomila ? »

Cette fois, elle hoche la tête, levant une main pour m’indiquer que j’ai fait la bonne proposition, et contente d’avoir trouvé, j’interroge de nouveau.

-« Lubomila ? C’est bien ça ? Tu t’appelles Lubomila ? »

Elle acquiesce et je reprends, le ton enthousiaste.

-« Lubomila, ça veut dire bien-aimée… Ce sont tes parents qui t’ont nommée ainsi, ou bien ton maître ? »

Elle lève son index, tentant sans doute de me faire comprendre que c’est ma première suggestion qui est la bonne, ce qui m’amène à questionner encore.

-« Tes parents justement, où sont-ils ? Dans la ferme d’où tu t’est échappée ? Ou bien sont-ils restés là où ils vivaient alors que toi seule était déportée ? »

Elle répond en s’allongeant les mains jointes sur sa poitrine et les yeux fermés, m’indiquant ainsi que ses parents ne sont plus de ce monde, faisant ensuite « non » de la tête quand je lui demande si elle a des frères et sœurs.

-« Tu es seule au monde… Tout comme moi.»

Elle acquiesce, soupire et reprends son aiguille pour essayer de donner forme à la peau d’orignal, pendant que je reste silencieuse, songeuse.

 

Elle a fini par s’endormir après un nouveau bol de soupe additionné d’un petit morceau de viande de lièvre. Je ne sais pas depuis combien de temps elle s’est échappée, depuis combien de temps elle court et tente de semer ses poursuivants, mais elle paraît encore plus épuisée et fragile maintenant, la tête posée sur la banquette, ses jolis yeux verts fermés, avec ses bras et ses jambes si maigres qui dépassent de sa robe grise si légère. Je ramasse la dernière peau de taille suffisamment importante qui traîne derrière ma couche, une peau de loup, et en recouvre son corps avant d’aller remettre une bûche dans le feu puis de m’asseoir sur la chaise, les coudes sur la table.

Il aurait été bien plus facile pour moi de l’ignorer quand je l’ai vue surgir des buissons, pourtant, je ne regrette absolument pas de l’avoir prise en charge. En premier lieu parce que je déteste tous ces grands propriétaires terriens qui traitent ceux qui travaillent sur leur terre comme du bétail, mais surtout parce que je trouve cette jeune femme particulièrement courageuse. Pour s’être évadée en sachant qu’elle risque d’être exécutée si elle est reprise, mais aussi parce que je suis certaine que, le cas échéant, elle aurait été tout à fait capable de faire face à ceux qui la pourchassent.

Je soupire et me lève pour aller regarder par la fenêtre, satisfaite de ne rien voir d’autre que les troncs noueux des arbres, les ombres des buissons et la neige qui tombe toujours, inlassablement. Je passe une main lasse sur ma nuque et retourne m’asseoir, sûre maintenant que les deux hommes ne reviendront pas cette nuit et réfléchissant aux options qui s’offrent à nous. Je suppose qu’ils sont allés se mettre à l’abri dans le village voisin, à moins de dix kilomètres d’ici, ce qui induit qu’il est hors de question que nous nous y rendions.

Cependant, j’ai une autre idée. Je connais un hameau, exactement à l’opposée de ce fameux village. Il est désert depuis quelques années, abandonné par sa population qui, lassée des conditions de vie trop difficiles dans une région si isolée, a rejoint le village ou est partie dans des villes plus importantes telles que Petropavlovsk-kamtchatski. Nous pourrions nous en aller dès l’aube, effaçant nos traces de pas dans la neige, et y rester quelques jours, le temps que les choses se tassent et que les poursuivants de Lubomila se découragent et s’en aillent la rechercher ailleurs…

Ma décision est prise, et je ne crois pas pouvoir faire grand chose de plus pour cette nuit. Alors, fatiguée, je croise mes bras sur le plateau de la table, pose mon front dessus, et ferme les yeux.

 

Ce sont les gémissements continus de la jeune femme, toujours endormie sur la banquette, qui me tirent du sommeil. Manifestement, elle fait un cauchemar, sans doute terrifiant si j’en juge par son agitation. Je la laisse dormir pour le moment et quitte ma chaise pour m’en aller jeter un regard par la fenêtre, contente de voir qu’il neige encore, ce qui nous évitera d’effacer nos traces quand nous partirons. Lubomila ne cesse pas de geindre et après avoir rajouté deux bûches dans le feu je me penche sur elle pour la secouer légèrement pas l’épaule. Elle s’éveille en sursaut, les yeux remplis de terreur en levant les bras devant son visage comme si elle craignait d’être frappée, son expression s’apaisant sitôt qu’elle me reconnaît.

Elle se lève rapidement, son visage exprimant l’interrogation, et se plante devant moi, me désignant d’abord avant de se montrer elle-même, puis de pointer la porte du bout de l’index, sans doute pour me faire savoir qu’elle suppose que nous allons partir. J’acquiesce, puis vais nous remplir à chacune un bol de soupe que nous buvons debout avant de nous habiller rapidement. La cape qu’elle a confectionnée hier soir ne lui va pas mal et surtout la protègera convenablement du froid, d’autant que, là aussi, elle a ajouté un lacet qui lui permet de la fermer sur le devant. Je lui fais un petit signe d’approbation, fixe l’étui de ma carabine sur mon épaule, vérifie que les deux poignards que je garde régulièrement sur moi sont bien en place et glisse ma hache dans ma ceinture. Ensuite, j’éteins le feu dans la cheminée, j’ouvre la porte et nous sortons dans la faible lueur de l’aube.

Je l’aperçois au dernier moment, du coin de l’œil. Un mouvement bref et furtif dans les fourrés juste sur ma gauche. Instinctivement, je me jette au sol, entraînant Lubomila avec moi, avant de tirer le plus rapidement possible ma carabine de son étui. Deux coups de feu claquent et un impact apparaît dans la neige, juste entre nos deux corps allongés dans la neige au moment où je parviens à épauler mon arme.

Nos adversaires sont bien cachés et je ne les vois pas, mais je me souviens parfaitement de l’endroit où j’ai perçu un mouvement, il y a quelques secondes à peine, et c’est là que je dirige mon premier tir.

J’entends un juron étouffé et me redresse légèrement, cherchant à repérer le deuxième homme, peut-être en voyant d’où partent les coups de feu, mais je ne réussit pas à le voir. Par contre, lui distingue sans aucun doute parfaitement nos deux silhouettes qui se détachent très nettement dans la neige, et la balle suivante n’est pas loin de me toucher. Alors, je décide de prendre le taureau par les cornes et me lève rapidement, me précipitant ensuite vers les fourrés sans prêter attention à Lubomila qui agrippe la hache accrochée à ma ceinture jusqu’à l’en arracher.

C’est à peine si je sens la brûlure de la balle qui effleure ma cuisse lorsque, repoussant les broussailles, je découvre le grand blond à genou dans la neige, en train de recharger son arme. Il n’a pas le temps de lever les yeux vers moi que la crosse de ma carabine vient s’écraser très violemment sur le côté gauche de son visage. J’entends clairement les os craquer mais ça ne m’empêche pas de lui flanquer un autre coup, tout aussi violent. Il tombe au sol en silence et je me retourne dans l’intention de rechercher l’aîné, celui que j’ai entendu jurer et que j’espère avoir blessé. Mais je n’ai pas le temps de baisser la tête pour vérifier s’il n’y aurait pas quelques tâches de sang dans la neige, que j’entends un cri, sauvage et furieux.

C’est Lubomila, il n’y a aucun doute là-dessus. Aussitôt, je me précipite, revenant sur mes pas à toute allure, priant pour ne pas la trouver blessée, ou pire encore. Mais le spectacle que je découvre est bien différent de celui que je craignais.

Ils sont face à face. L’homme et la jeune femme. La carabine de l’aîné est à terre, à deux ou trois mètres de lui, et il recule devant Lubomila qui brandit ma hache devant lui. Visiblement effrayée mais décidée à faire face, elle imprime des mouvements plus ou moins circulaires à l’outil qui me sert habituellement à couper du bois, empêchant ainsi l’homme non seulement de s’avancer vers elle mais aussi de ramasser son arme. Je ne prends pas le temps de réfléchir et avance vivement, flanquant un énorme coup de crosse dans le visage que l’homme tourne vers moi en m’entendant arriver. Comme pour son acolyte, j’entends clairement les os craquer mais je ne m’arrête pas pour autant et frappe de nouveau, à plusieurs reprises, jusqu’à ce que, lui aussi, s’écroule sur le sol..

Je ne pose même pas les yeux sur le corps allongé dans la neige, devant moi, l’enjambant plutôt pour m’approcher de la jeune femme blonde avec l’intention de la calmer, ou de la réconforter si cela s’avère nécessaire, mais elle n’en a apparemment pas besoin. Levant son bras droit haut au-dessus de sa tête en mettant sa main à l’horizontale, elle m’interroge du regard et je devine qu’elle s’inquiète au sujet du grand blond.

-« Je l’ai assommé proprement. Il en a pour un certain temps, tu peux me croire. »

Ca n’a pas l’air de lui suffire et elle pose sa main en visière sur ses yeux afin que je lui indique l’endroit où l’homme se trouve, avant de se baisser pour reprendre en main la hache qu’elle a lâchée au moment de mon intervention. Mais je ne la laisse pas faire et m’interpose, récupérant mon outil avant elle tout en tentant de la rassurer.

-« Je ne crois pas qu’il s’en prendra encore à nous. Son visage est vraiment abîmé, il souffre sans doute énormément et il pensera certainement à se soigner avant toute autre chose. »

Je remets la hache à ma ceinture et prends le temps d’observer la jeune femme un instant, très attentivement. Et je dois dire que je suis impressionnée et même un peu admirative devant le cran dont elle fait preuve. Solidement campée sur ses jambes elle paraît normalement un peu choquée mais semble tout à fait lucide, même si elle évite de regarder le corps étendu au sol juste devant elle, et quand je lui fais signe de me suivre, elle obtempère immédiatement, son pas aussi sûr qu’avant cet incident.

Nous avançons rapidement, baissant la tête pour éviter les flocons que le vent nous envoie dans la figure. Elle n’essaie pas de communiquer avec moi et je ne prononce pas un mot, pressée que je suis d’arriver à bon port et considérant que nous discuterons bien plus facilement quand nous ne lutterons plus contre les éléments et que nous serons au chaud. Du coin de l’œil, je l’observe tout de même, cherchant dans son attitude un signe indiquant de la nervosité, de la frayeur ou quoi que ce soit de ce genre, mais je ne discerne rien, pas même un coup d’œil par dessus son épaule.

Il nous faut plusieurs heures pour arriver enfin au hameau. Pendant une minute, je me suis demandée s’il n’aurait pas été possible d’aller au village puisque les deux hommes ne représentaient plus de danger, mais j’ai finalement préféré ne pas prendre le risque d’y trouver d’éventuels complices de ces deux là et surtout, je n’ai aucune envie que qui que ce soit nous voient. Cependant, je dois reconnaître que je suis particulièrement soulagée lorsque nous parvenons à destination et que nous pénétrons dans une des vieilles fermes qui se trouvent là et qui est encore dans un état suffisamment bon pour que nous y soyons parfaitement à l’abri des intempéries. Le premier souci de Lubomila, avant même que nous n’ayons commencé à faire un peu de feu dans la cheminée, est de me désigner ma cuisse et l’accroc qui se trouve sur mon pantalon, s’inquiétant sans doute de la gravité de ma blessure. Je la rassure d’un haussement d’épaule et en lui faisant remarquer que le sang n’a même pas coulé,  pose le sac qui contient les provisions et ressors chercher du bois. Le sol est couvert de neige, la couche atteint une bonne quinzaine de centimètres maintenant, mais je ne prends même pas la peine de regarder à terre, me concentrant plutôt sur les branches basses des conifères. Il me suffit de quelques coups de hache pour en faire tomber plusieurs, d’assez belle taille, et quand, satisfaite de leur quantité, je me retourne pour les rassembler, j’ai la surprise de constater que la jeune femme blonde l’a déjà fait. Surprise de la voir là alors que je la croyais restée à l’intérieur, je hausse un sourcil interrogateur auquel elle répond d’un sourire et d’un mouvement des mains qui signifient sans doute qu’elle est contente de m’aider. Je n’insiste pas et nous rapportons rapidement les branches dans la ferme.

 

Nous restons une semaine dans la vieille ferme. Une semaine pendant laquelle nous « discutons » beaucoup. Dès le premier soir, sitôt le feu allumé, elle fait beaucoup d’efforts pour me faire comprendre que la ferme d’où elle s’est enfuie était un véritable enfer. Elle mime la faim, le travail continuel et, si j’ai bien compris ses gestes et ses mimiques, les coups de fouet reçus, souvent administrés par le grand blond d’ailleurs. Et puis surtout, nous passons beaucoup de temps à essayer de mettre une forme de langage gestuel au point. Ensuite, une fois que j’ai moins de mal à saisir ce qu’elle veut me dire, nous tentons de nous mettre d’accord sur la suite.

Visiblement à contrecœur, elle commence par me suggérer de retourner à ma cabane et de reprendre ma vie telle qu’elle était avant cette aventure, mais je repousse immédiatement cette idée.

-« Les deux hommes qui te pourchassaient m’ont vue, me connaissent. Ils ne me laisseront pas recommencer comme si de rien n’était. Je suis aussi impliquée que toi dans cette affaire dorénavant. »

Elle hoche tristement la tête et lève vers moi des yeux désolés, joignant les mains devant elle comme si elle voulait me demander pardon de m’avoir entraîner là-dedans, un geste qui m’émeut plus que je ne m’y attendais. Je chasse ce sentiment d’un haussement d’épaule et prends ses mains dans les miennes pour les remettre sur ses genoux avant de lui sourire gentiment.

-« Tu ne dois culpabiliser, Luba. Personne ne m’a forcée à te venir en aide, je l’ai choisit moi-même. »

Cette fois, c’est elle qui semble émue, même si je suis incapable de dire si cette émotion est due au diminutif que je viens d’employer ou à mes propos. Cependant, je ne l’interroge pas là-dessus, préférant reprendre là où nous en étions avant cela.

-« Nous devons partir, quitter cette région où l’on risque de nous rechercher longtemps maintenant, et aller là où il ne leur viendra pas à l’idée de nous chercher. »

Elle approuve avec enthousiasme, hochant énergiquement la tête en me souriant largement et pose ensuite une main délicate sur mon avant bras, apparemment sans autre raison que le plaisir qu’elle éprouve à mon contact, un plaisir tout à fait partagé d’ailleurs. Et puis, elle met son autre main en visière au-dessus de ses yeux, tournant la tête dans tous les sens jusqu’à ce que je comprenne qu’elle m’interroge sur notre destination.

-« Aurais-tu une préférence, un lieu où tu aimerais aller ? »

Elle répond non d’un mouvement du menton et je reste silencieuse un instant, réfléchissant aux options qui s’offrent à nous. La Russie est un vaste pays et nous pourrions nous rendre dans quantité d’endroits. Mais l’hiver arrive et les déplacements, comme l’approvisionnement en règle générale, vont être beaucoup plus difficiles pendant plusieurs mois. Pourtant, il est important que nous partions loin, hors de portée de ces hommes en tous cas.

Je frotte mon front d’un geste machinal de la main quand je sens celle de Lubomila m’attraper doucement par l’épaule alors qu’elle essaie d’attirer mon attention. Je la regarde, attentive, pendant qu’elle bouge ses mains, semblant m’indiquer un lieu et un mouvement en même temps.

-« La mer ? »

Non, mais pas très loin. Ses mains, à plat devant elle, oscillent sur la gauche puis sur la droite.

-« L’océan ? »

Oui, cette fois j’ai trouvé. Je fronce les sourcils, c’est vrai que le Pacifique n’est pas si loin.

-« Tu veux aller t’installer sur la côte ? Ou bien tu veux embarquer ? Pour aller où ? en Alaska ? »

Dans son esprit, il n’est pas question de rester sur le littoral, mais bien de se débrouiller pour trouver un bateau qui nous emmènera soit en Alaska comme je l’ai supposé, soit aux îles Aléoutiennes.

Je hausse un sourcil, intéressée. L’idée n’est pas si mauvaise, nous échapperions sans doute définitivement à ses poursuivants sitôt que nous nous éloignerions des côtes. Et puis l’Alaska comme les îles Aléoutiennes sont des territoires où je pourrais certainement reprendre la même activité que celle que j’exerçais jusqu’à présent.

Je ramène mes yeux dans ceux de la jeune femme blonde, en face de moi, et je hoche doucement la tête tout en lui adressant mon sourire le plus chaleureux. Apparemment enchantée de cet accord, elle me donne l’impression de vouloir battre des mains comme une petite fille, mais ce n’est pas ce qu’elle fait. Non, elle éclate de rire et s’avance vers moi pour me prendre dans ses bras, une réaction à laquelle je ne m’attendais pas du tout. D’abord, je reste interdite, un peu éberluée. Et puis, touchée par cette démonstration d’affection inattendue, je passe lentement mes bras autour de son corps et je la serre contre moi.

 

Le vent s’est levé, et la neige qui avait cessé de tomber depuis deux jours fait sa réapparition. Près de moi, Lubomila marche avec entrain, paraissant ne pas être gênée par cette nouvelle attaque de l’hiver. Pourtant, les chaussons de fourrure, à l’intérieur de ses sabots, sont certainement déjà trempés et la cape qu’elle s’est confectionnée avant que nous quittions ma cabane ne ferme pas suffisamment bien pour lui éviter les courants d’air, tout ceci ne l’empêchant pas de garder le sourire et d’avancer sans jamais montrer le moindre signe de mauvaise humeur.

Ca fait quatre jours que nous sommes parties, et la fatigue commence à se faire sentir, d’autant plus que nous ne sommes pas équipées comme il le faudrait. Certes nous avons « bricolé » une tente avec les peaux qui me restaient ajoutée à celle d’un renard blanc que j’ai réussi à piéger durant notre séjour dans la vieille ferme, deux casseroles, ma hache et mes deux poignards, mais c’est  à peu près tout. Heureusement, nous sommes toutes les deux débrouillardes, optimistes et certainement pas du genre à nous laisser abattre. Aussi, c’est avec le sourire que nous tendons les peaux cousues ensemble qui nous servent de tente entre deux arbres étiques mais à l’aspect suffisamment robuste pour que nous soyons sûres que le vent ne les abattra pas. Rapidement, j’ébranche un troisième arbre, puis tandis que ma compagne de route allume un feu et fait fondre un peu de neige pour préparer du thé, je m’éloigne à grands pas, cherchant la moindre trace, la plus petite empreinte qui me permette de partir à la recherche d’une proie. Mais je ne me contente pas de guetter le gibier quel qu’il soit, je n’ai pas oublié les deux poursuivants de Lubomila, et si je scrute si attentivement les alentours, c’est aussi pour vérifier que personne ne nous suit. Je pose un collet et trois pièges et si je reviens les mains vides, je me sens rassurée de n’avoir trouvé aucune trace d’éventuels poursuivants.

Le thé est brûlant, mais ce qui me réchauffe le plus, c’est le sourire de la jeune femme assise sur le sol en face de moi. Et après un repas plutôt frugal, alors que nous sommes toutes deux allongées en attendant le sommeil, je ferme les yeux en souriant, revoyant derrière mes paupières closes, l’éclat blond de ses cheveux.

Nous arrivons dans la baie d’Avatcha le surlendemain, alors qu’il fait encore jour, ce qui ne dure guère en cette période de l’année. La bourgade qui se trouve là n’est pas bien grande et se compose de quelques baraques, d’un débit de boissons, et d’une petite église orthodoxe certainement moins fréquentée que l’établissement cité précédemment. Immédiatement, nous nous rendons sur le port, dans l’espoir de trouver un embarquement le plus rapidement possible, mais le quai est désert. Cinq bateaux de pêcheurs sont amarrés là, et tanguent au rythme de la houle, la neige qui les recouvre leur donnant un curieux aspect fantomatique.

Un peu étonnée de ne pas avoir croisé âme qui vive depuis notre arrivée, je donne de la voix, appelant à la cantonade.

-« Ohé du bateau ! Y a-t-il quelqu’un à bord ? »

Je dois répéter la question plusieurs fois avant qu’un homme surgisse sur le pont du navire le plus à droite de l’alignement. Sa silhouette trapue surmontant un visage dévoré par une barbe noire et hirsute, apparaît brusquement derrière le bastingage avant qu’il ne nous interpelle, l’expression méfiante et le ton rogue, pour ne pas dire carrément agressif.

-« Quoi ? Est-ce qu’il y a une raison pour que vous brailliez comme ça, ou bien faites vous ça juste pour le plaisir ? »

Son ton agressif me dérange mais je m’approche tout de même, répondant d’une façon que je tâche de garder courtoise.

-« Bonjour. Nous sommes à la recherche d’un embarquement pour les îles Aléoutiennes, ou pour l’Alaska. »

Il nous dévisage, ses yeux passant alternativement de mon amie à moi, avant de hausser les épaules sans répondre et de se détourner, prêt à retourner dans les profondeurs du navire, mais je refuse de laisser passer ce qui pourrait être notre seule chance de partir avant longtemps. Alors, je me précipite, courant rapidement pour prendre un maximum d’élan avant de bondir dans un énergique triple saut périlleux qui me permet de me retrouver sur le pont du bateau, tout près de lui, sous le regard éberlué et un pour tout dire, admiratif de Lubomila. Je me redresse de toute ma hauteur, heureuse de constater que l’homme semble impressionné par la performance physique que je viens de réaliser, et qu’il me fixe d’un regard bien différent maintenant. J’en profite pour me rapprocher encore, plantant mes yeux dans les siens en posant ostensiblement ma main sur le manche de ma hache,  pour murmurer d’un ton doucereux.

-« Peut-être ai-je certaines compétences qui pourraient vous être utiles… »

Je dois reconnaître qu’il se compose une expression indifférente à une allure record. Il grommelle un « Ouais, ouais » qui ne l’engage pas à grand chose puis m’interroge, l’air de rien.

-« Qu’est ce que tu veux aller y faire, aux îles ?

Ma réponse est aussi spontanée et enthousiaste que laconique.

-« La trappe ! »

Il me regarde de bas en haut, ses lèvres s’étirant dans une petite moue d’appréciation.

-« Ouais, pourquoi pas ? Tu as l’air d’être une vraie dure à cuire… Pas comme ta copine, là-bas. »

Il désigne Lubomila d’un geste du bras en ricanant, sa voix contenant un certain dédain, alors que mon amie, peut-être un peu vexée, se redresse fièrement. Là encore, ma réaction est tout à fait spontanée.

-« Elle reste avec moi et il est hors de question que je ne l’emmène pas avec moi. »

Il hausse les épaules et marmonne dans sa barbe quelque chose que je ne comprends pas mais qui semble n’être guère flatteur pour Luba. Et puis, après avoir encore marqué un temps d’hésitation, il opine du menton.

-« Très bien. Nous prendrons la mer dès que le temps se sera levé, ce qui peut prendre un certain temps. Mais, au moment de lever l’ancre, nous n’attendrons personne. Les retardataires resterons sur le quai. Alors, à bon entendeur ! »

De nouveau, il s’apprête à descendre dans les profondeurs du bateau, mais je l’arrête en levant une main impérieuse devant moi.

-« Attends ! Ne pouvons nous pas dormir à bord en attendant le départ ? »

Il lève les bras et les yeux vers le ciel comme si je venais de lui annoncer une catastrophe sans nom avant de répliquer, goguenard.

-« Mon équipage se compose d’une douzaine d’hommes, de solides gaillards pas forcément très délicats et plus habitués à chasser la loutre de mer qu’à faire preuve de galanterie devant les dames. Votre présence pourrait les perturber un peu. »

Je hausse les épaules.

-« Ca pourrait aussi arriver quand nous serons en mer. Et nous saurons nous faire respecter. »

Il se gratte le menton au travers de sa barbe tout en grimaçant, visiblement pas convaincu.

-« Toi, sans doute. Mais ta copine, là-bas, tu crois vraiment qu’elle s’en sortira ? »

Le souvenir de Lubomila luttant avec l’aîné de ses poursuivants me revient en mémoire et je souris avant d’affirmer avec conviction.

-« Elle ne se laissera pas intimider, tu peux me croire. Elle a bien plus de cran que tu ne sembles le penser. »

Cette fois, c’est son tour de hausser les épaules.

-« Très bien, à toi de voir. Mais je ne veux pas d’ennuis ni de bagarre, sinon, je n’hésiterai pas à vous débarquer, quel que soit l’endroit où nous nous trouvons. C’est bien clair ? »

J’accepte sans discuter, d’un simple hochement de tête avant de tendre ma main droite à l’homme qui la serre fermement. Ensuite, nous mettons ensemble en place une planche de bois en guise de passerelle, pour que mon amie puisse nous rejoindre sur le pont. Ce n’est qu’une fois qu’elle est là, me souriant en passant une main sur mon avant-bras pour me remercier ou me féliciter de la manière dont j’ai mené la discussion, je ne sais pas, que l’homme se présente.

-« Je m’appelle Youri Mischaliovitch Sharpokov, mais mon équipage m’appelle simplement Ivan. »

Il s’interrompt une seconde, sans doute pour bien ménager son effet, avant d’ajouter en affichant un sourire carnassier.

-« Parce que je suis aussi terrible que lui ! »

Je souris à la boutade, plus par politesse que par véritable amusement d’ailleurs, puis désigne ma compagne d’un geste de la main.

-« Voici Lubomila, une jeune femme qui pourrait te surprendre quand tu la connaîtras un peu. Quant à moi, je m’appelle Ksénia, et je suis prête à vous prêter main forte, non seulement pour la chasse et éventuellement la pêche, mais aussi pour la navigation si cela s’avère nécessaire. »

Il fait un geste du menton, ricanant encore une fois.

-« J’imagine que vous n’avez pas d’argent, ce sera donc ta manière de payer votre voyage. »

A vrai dire, je possède quelques roubles, gagnés en vendant des peaux aux marchands et cachés dans une poche cousue à l’intérieur de ma veste, mais je préfère ne pas en faire mention et me contente de l’assurer de ma collaboration, ce qui paraît le satisfaire. Ensuite, il nous entraîne à l’intérieur du bateau.

La première personne que nous rencontrons est un petit homme ventru au cheveux rares et gras, au regard clair et fuyant, et à la poignée de main molle et moite qui m’est tout de suite antipathique et qu’Ivan présente d’un bref « Boris est notre coq, celui qui prépare les repas ici », sans même s’arrêter une seconde devant lui.

Les autres hommes que nous voyons se trouvent dans ce qui sert de dortoir. Deux d’entre eux sont allongés sur des couchettes de bois, tandis que les trois autres jouent aux dés assis sur de petits tabourets fixés au sol. Ils nous jettent tous un regard éberlué en nous voyant arriver, mais écoutent Ivan avec une grande attention alors qu’après nous avoir présenté Fédor, Igor, Oleg, Nikolaï et Aleksei, il explique que nous allons rester en leur compagnie au moins jusqu’à ce que nous arrivions aux îles Aléoutiennes, une attention qui se transforme rapidement en incrédulité, puis en hilarité.

Si grand qu’il est obligé de  courber la tête pour ne pas se cogner le crâne au plafond, le dénommé Oleg s’approche d’Ivan, des larmes de rire lui perlant encore au coin des yeux, pour interroger son capitaine.

-« C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ? Tu n’as pas vraiment l’intention de nous encombrer de femmes qui vont souffrir de vapeurs, de mal de mer, de maux de ventre ou de tête, exiger d’être traitées comme des princesses, réclamer les meilleurs morceaux à table, demander à prendre des bains, et nous enquiquiner de toutes les manières possibles et imaginables ? »

Ce petit discours me fait bondir et si je ne frappe pas l’homme, c’est uniquement pour ne pas donner raison à Ivan au moment où il nous a servi son petit laïus, avant de donner son accord. Alors, je me contente d’avancer d’un pas pour foudroyer l’homme du regard avant de répliquer de mon ton le plus cinglant.

-« Dis-moi, es-tu capable de penser par toi-même ou bien te contentes-tu toujours d’aligner des idées toutes faites ? »

Je ne lui laisse pas le temps de répondre et ajoute, tout en jouant nonchalamment avec l’un de mes poignards..

-« Nous ne naviguerons pas très longtemps avec vous, mais si durant ce laps de temps tu as un problème avec l’une de nous deux, viens me voir. Je suis certaine que je pourrais te faire changer d’opinion. »

Honnêtement, il ne paraît pas vraiment impressionné, juste surpris de me voir agir ainsi et lui parler de cette façon. Mais il n’insiste pas et pour l’instant cela me suffit, d’autant que pas un seul des hommes présents, qui ont pourtant observé la scène avec intérêt, ne prononce une parole après ça, pas même pour lancer quelques quolibets à leur camarade.

Nous ne rencontrons pas les autres membres de l’équipage sortis, sans doute au débit de boissons, et après qu’Ivan nous aie désigné les couchettes libres, nous nous installons en silence.

 

La neige tombe sans discontinuer, nous empêchant de prendre la mer d’autant plus qu’un vent très violent s’est levé. Désœuvrées, confinées dans le bateau hormis quelques rares et brèves sorties sur le pont, nous nous occupons comme nous pouvons. Lubomila profite de ce temps libre, un luxe dont elle n’a sans doute que très rarement bénéficié, pour faire de la couture, améliorant notamment la fermeture de sa cape. Les hommes d’équipage se rendent d’ailleurs très vite compte qu’elle est douée pour ce genre de travaux et n’hésitent pas, dès le lendemain de notre arrivée, à lui confier leurs propres fourrures, ou leurs vêtements, lui payant son travail avec une belle pièce de cuir qui lui permet de se confectionner des bottes. Quant à moi, j’aide aux réparations de toutes sortes qu’Ivan, mettant à profit le temps passé à quai, a entrepris tant sur le navire en lui-même que sur le matériel.

Il s’écoule une demi-semaine ainsi, malgré ce que semblait penser Ivan, nous trouvons petit à petit notre place sans difficulté particulière au milieu de ces hommes certes frustes, mais qui se montrent tout à fait  agréables et sympathiques avec nous, à l’exception de Boris. En effet, outre le fait qu’il est un cuisinier médiocre et mal embouché, Boris semble être le seul à ne pas admettre notre présence à bord. Jamais à court d’une réflexion désagréable, il passe son temps à nous jeter des regards noirs comme si nous étions ses ennemies et, ce qui sans que je sache bien pourquoi m’exaspère au plus haut point, à lancer des coups d’œil gourmands sur la silhouette de mon amie.

C’est pourquoi je suis plutôt contente de constater qu’il est sorti pour se rendre un moment dans la petite bourgade, lorsque nous constatons que le temps s’éclaircit enfin. Nous sommes en fin d’après-midi et Ivan, après avoir regardé le ciel pendant une longue minute, tout en caressant sa barbe comme à son habitude, annonce que nous mettrons les voiles dès demain matin. Je ne peux m’empêcher d’espérer que le cuisinier ne sera pas revenu à temps et que nous partirons en le laissant à terre, mais ce n’est pas ce qui se passe.

 

Il ne me serait jamais venu à l’idée de donner mon bras à qui que ce soit jusqu’à présent, mais c’est pourtant ce que je fais maintenant, et tout à fait naturellement, alors que nous quittons le pont après notre petite promenade quotidienne sur le pont. Nous sommes encore à descendre les quelques marches qui mènent à l’intérieur quand nous entendons des voix d’hommes, fortes et autoritaires, qui viennent du quai et qui s’adressent manifestement à Ivan, accoudé au bastingage.

-« Nous venons interpeller les femmes qui se trouvent à votre bord et vous sommons de placer une passerelle pour nous donner l’accès à votre navire ! »

Le ton ne souffre aucune discussion et après avoir échangé un regard inquiet, nous remontons doucement une ou deux marches, de manière à voir ce qui se passe sur le pont sans être vues de ceux qui sont à terre que nous n’apercevons pas. Mais je n‘ai pas besoin de jeter un œil sur eux pour savoir qu’ils sont à la recherche de Lubomila, et sans lui jeter le moindre regard, je sens, à la façon dont son corps s’est tendu qu’elle le sait elle aussi.

Ivan est là, accoudé nonchalamment au bastingage et une main dans sa barbe, ne bougeant pas d’un pouce à l’injonction des hommes, et ne se redressant pour mettre ses mains sur ses hanches que lorsque ceux-ci la répètent. Et c’est après une profonde inspiration qu’il lance, d’une voix de stentor.

-« Il n’y a aucune femme ici, et quand bien même il y en aurait, vous n’avez aucune autorité pour m’obliger à vous faire monter à bord d’un bateau dont je suis le seul maître après Dieu. »

Je ne vois pas l’expression de ses interlocuteurs, mais ils n’apprécient sans doute guère cette déclaration si j’en crois le ton furieux avec lequel l’un d’eux réplique. 

-« Pas de mensonge ! Nous avons la certitude qu’elles sont à bord ! »

Ivan ricane pendant que, toujours debout sur les marches, je sens la main de Luba venir serrer la mienne.

-« Avec certitude ? Rien que ça ! Et je peux savoir ce qui vous permet d’affirmer cela ? »

La réponse vient sans tarder.

-« Nous avons un témoin qui l’affirme ! »

Un témoin… De là où nous nous trouvons, il est impossible de voir qui se tient sur le quai, mais si je ne suis pas sûre de l’identité du propriétaire de la voix, bien que celle-ci me semble curieusement familière, j’ai ma petite idée quant à l’identité du témoin en question.  

Les propos des uns et des autres deviennent de plus en plus vifs, les tons de voix de plus en plus virulents et j’en viens à me demander si je ne devrais pas intervenir. Après tout, Lubomila et moi, nous sommes déjà venues à bout de deux hommes, et je suis certaine que nous pouvons recommencer. Mais l’idée d’impliquer Ivan là-dedans me dérange et je choisis d’attendre encore un peu, pour le cas où il parviendrait à décourager ces hommes et à les amener à partir sans insister, profitant de ce temps que je me laisse pour réfléchir à un plan d’action. Mais c’est alors que je prends l’un de mes poignards en main, pensant m’approcher le plus discrètement possible du bastingage pour le lancer sur l’un des interlocuteurs du capitaine, que d’autres voix s’élèvent.

 

Cette fois, je n’ai aucun doute, il s’agit d’Oleg, AlekseÏ, et Igor. Partis hier soir passer la nuit au débit de boissons, dont je me demande s’il ne fournit pas d’autres services d’ailleurs, et constatant que le temps s’est enfin éclairci, ils reviennent à bord et interpellent ceux qui interrogent Ivan.

-« Des femmes ! »

C’est Oleg qui parle ainsi, éclatant d’un rire tonitruant vite repris pas ses deux compères, un rire qui couvre complètement les voix des autres hommes. Je profite du moment pour lâcher enfin la main de mon amie et m’engager sur le pont, marchant courbée en deux jusqu’à ce que j’arrive à environ trois mètres derrière Ivan. Là, je me baisse encore, attendant que les trois membres de l’équipage cessent de rire et reprennent la parole pour venir jusqu’au bastingage, où je finis par m’allonger à plat ventre afin de pouvoir surveiller ce qui se passe sur le quai sans me faire repérer.

-« Si des femmes se trouvaient à bord, nous n’aurions pas eu besoin de nous rendre au tripot ! »

C’est l’argument, qu’il pense certainement imparable, d’Oleg. Malheureusement, ça n’a guère l’air de convaincre ses interlocuteurs. Un homme brun de taille moyenne que je n’ai jamais vu, le grand blond qui poursuivait Luba, son visage recouvert d’un bandage blanchâtre qui ne dissimule qu’imparfaitement la déformation de sa mâchoire, et le témoin dont il était question tout à l’heure : Boris.

Mon poignard est toujours dans ma main droite et c’est le cuisinier que je vise. Pourtant, je ne lance pas encore, prenant mon autre lame dans l’autre main, celle-ci destinée au grand blond. Déterminée, je lève ma première lame, concentrée sur mon objectif, quand je sens une présence près de moi. Allongée à mes côtés, Luba observe les hommes sur le quai, ne détournant le regard que pour me jeter un coup d’œil en hochant le menton pour bien m’indiquer qu’elle approuve ce que j’ai l’intention de faire.

Tout en parlant avec véhémence, accusant notamment Boris d’être un menteur et un chercheur d’ennuis pathologique-quoiqu’il exprime cela en des termes bien plus fleuris- Oleg s’écarte légèrement, m’offrant sans le savoir l’ouverture que j’attendais. Mon mouvement est vif et précis, et le poignard s’enfonce dans la poitrine du cuisinier, lequel s’effondre lentement sur le sol, son visage exprimant bien plus de surprise que de douleur. Sur le quai, chacun reste interdit une seconde et il ne m’en faut pas davantage pour que je lance ma deuxième lame, de façon tout aussi efficace, atteignant cette fois le grand blond à la base du cou, juste à l’endroit où le col de son épaisse veste de fourrure est entrouvert. Il ne reste plus que l’homme brun que je ne connais pas, et pendant que les membres de l’équipage, pas plus affolés que ça, se penchent vers les deux corps pour vérifier qu’ils sont bien morts, je sens Luba glisser une nouvelle lame dans ma main gauche. Je baisse le regard pour découvrir un grand couteau de cuisine, provenant certainement de la cambuse de Boris. L’ironie de la situation ne m’échappe pas, mais je n’ai aucune hésitation pour lancer ce troisième couteau, atteignant ma cible une nouvelle fois. Sitôt l’inconnu brun au sol, je me redresse et me rapproche d’Ivan, satisfaite de constater qu’il n’a pas l’air de me désapprouver au contraire. Son visage exprimant bien plus d’amusement qu’autre chose, il me désigne les trois corps allongés au sol, sur le quai.

-« Eh bien, tu n’as jamais songé à intégrer une troupe de cirque ? Pourtant je suis persuadé que tu ferais un tabac.»

C’est si inattendu que j’en reste sans voix une seconde. Ca le fait rire un moment, puis il ajoute plus sérieusement, apparemment un peu impressionné.

-« Tu es particulièrement douée au lancement du couteau. »

Je hausse les épaules.

-« Il se trouve que j’ai de nombreux talents».

 Il ne répond rien à cela et se tourne vers les trois hommes d’équipage, leur ordonnant de ramasser les corps pour les ramener à bord. Ensuite, il reporte son attention sur Luba et moi.

« -Ce sont ces gars là que vous fuyez depuis le début, n’est-ce pas ? »

Lubomila acquiesce d’un mouvement du menton tandis que je me contente d’un « oui »laconique.

-« Alors, maintenant qu’ils ne sont plus là pour vous poursuivre, vous allez sans doute rester à terre ? »

Il a presque l’air déçu en posant la question et je sens mon estime pour lui croître d’autant en pensant qu’il aurais aussi bien pu ne voir qu’une meurtrière de sang froid en moi. Peut-être Lubomila ressent-elle la même chose, je ne lui pose pas la question pour l’instant, observant seulement qu’elle répond d’un mouvement négatif et énergique de la tête à sa question. Je suis tout à fait d’accord avec elle d’ailleurs, et le fait moi aussi savoir au capitaine.

-« Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de rester ici pour nous. D’autant plus que, même si personne n’est intervenu, personne n’a rien dit, je ne suis pas sûre que cet… incident n’a pas eu de témoins. »

Il rit doucement avant de répondre, l’air toujours particulièrement amusé.

-« Tous ceux qui se trouvent sur les navires actuellement à quai ont regardé le spectacle, tu peux me croire. Mais personne ne dira rien, je peux te l’assurer aussi. »

Je hausse un sourcil, pas vraiment convaincue, et la mine de mon amie indique la même incrédulité. Il hausse les épaules avant de nous expliquer.

-« La plupart des équipages sont composés d’hommes recherchés, parfois d’anciens moujiks évadés, parfois des voyous poursuivis par la justice. Et aucun d’eux n’a la moindre sympathie pour le genre de personnage que tu viens de tuer. A mon avis, la plupart d’entre eux t’approuve plutôt. »

Je hoche la tête, rassurée, en tous cas en ce qui concerne l’avenir immédiat. Mais rien ne dit que le fermier qui a envoyé les hommes n’a pas la rancune tenace, et l’un des poursuivants de Luba, le plus âgé des deux, est encore en vie et pourrait nous poursuivre de sa vindicte, plus ou moins encouragé par son employeur. Décidément, je préfèrerais largement rester à bord et partir comme nous l’avions décidé, et un coup d’œil sur l’expression résolue de mon amie me suffit pour savoir qu’elle pense la même chose. Alors, je désigne les cadavres qu’Oleg et ses compagnons sont en train de déposer sur le pont.

-« Que vas-tu faire des corps ? Et que vas-tu dire à la famille de Boris ? Il faudra bien les prévenir après tout. »

Il hausse les épaules, et ses lèvres s’étirent dans une moue d’ignorance.

-« Personne ne connaît la famille de qui que ce soit sur ce bateau. Je ne pose jamais de question quand je prends quelqu’un à bord, et j’attends la même discrétion en retour. »

Il fait un geste du bras vers les corps maintenant étendus sur le pont qu’Alekseï est en train de recouvrir d’une couverture.

-« Quant aux corps, nous les jetterons par-dessus bord dès que nous serons au large. »

Ca n’a pas l’air de l’inquiéter plus que ça, alors qu’il prend une profonde inspiration avant de fourrager dans sa barbe. Je jette un dernier regard aux cadavres, sur le pont et entraîne Luba avec moi à l’intérieur du navire.

Fédor, Igor et Sacha se trouvent là, jouant encore une fois aux dés, et nous accueillent avec des sourires distraits avant de retourner à leur partie. Nous leur rendons leur salut puis nous asseyons sur ma couchette, tout au fond. Et c’est là que je laisse enfin mes nerfs éprouvés par les actes que je viens de commettre, se relâcher. Je m’étends sur ma paillasse, ferme les yeux et rends son étreinte à mon amie, allongée à mes côtés.

 

A vrai dire, je n’ai jamais navigué et Ivan s’en rend compte très rapidement. Mais j’y mets la meilleure volonté du monde, tire énergiquement sur tous les cordages qu’on m’indique, cours tendre les voiles qu’on me demande de tendre et rends finalement plus de services que je ne m’y attendais. Tant et si bien qu’une fois que nous sommes sorties de la baie, le capitaine vient me tapoter l’épaule murmurant même, non sans arborer un sourire aussi ironique que son ton de voix.

-« Avec un peu d’entraînement, tu ferais un marin tout à fait convenable. »

Je hausse un sourcil pas sûre de savoir comment prendre ça, mais il s’éloigne déjà en ricanant dans sa barbe et je n’insiste pas, reportant plutôt les yeux sur Lubomila qui, se tenant d’une main au bastingage, sur tribord, semble souffrir d’un épouvantable mal de mer. Les jambes flageolantes, le teint verdâtre, elle m’adresse un pâle sourire en me voyant arriver près d’elle mais refuse d’un signe de tête quand je lui suggère de retourner à l’intérieur pour s’allonger, me faisant comprendre en quelques gestes que prendre l’air lui fait du bien. Ce n’est pas drôle, mais je ne peux m’empêcher de me demander comment elle se sentirait si ce n’était pas le cas. Je garde toutefois cette pensée pour moi et encourage mon amie d’une petite caresse sur le haut du bras, puis retourne aider à la manœuvre.

C’est au bout de trois jours seulement que  nous arrivons au large de l’île d’Attu et il ne faut guère de temps pour que nous repérions une gigantesque colonie de loutres de mer. Et là, contrairement à la manœuvre que j’ai dû apprendre particulièrement vite, je n’ai aucun mal à faire mes preuves. Certes, je n’ai jamais navigué, mais la chasse reste la chasse, et les méthodes ne sont pas si différentes, si ce n’est que nous utilisons des canots, pour nous approcher de nos proies, mais aussi pour les récupérer une fois que nous les avons abattues. C’est à cette occasion, alors que nous ramons pour retourner vers le bateau que j’aperçois un kayak pour la première fois, et j’observe avec un grand intérêt l’embarcation en elle-même, tout autant que la façon dont l’indigène qui le dirige manie sa pagaie, et je dois dire que, même en tant que novice, je distingue très vite l’avantage de ce genre d’embarcation par rapport à nos canots, beaucoup moins légers et maniables. D’ailleurs, sitôt revenue à bord, je m’empresse d’interroger Ivan, cherchant à savoir s’il serait envisageable d’utiliser nous-mêmes des kayaks, mais sa seule réponse est un haussement d’épaules accompagné d’une moue dédaigneuse.

-« Ce sont des embarcations d’indigènes, bien insuffisantes pour des navigateurs russes. »

Je n’insiste pas, mais je ne suis pas convaincue par son ton méprisant et je continue de m’interroger à ce sujet durant le reste de la journée, oubliant kayaks et canots seulement au moment où je retrouve Lubomila.

Mon amie ne participe pas à la chasse, passant plutôt ses journées à aider Fédor et Nikolaï à traiter les peaux des loutres que nous avons abattues, commençant même le tannage sur l’arrière du pont. C’est un travail pénible, mais elle le fait avec bonne humeur et montre suffisamment d’habileté pour qu’on se rende compte qu’elle a une certaine expérience en ce domaine. A l’heure du repas, elle a encore le teint rougi tant par l’air marin que par les efforts qu’elle a produits, et cela la rend encore plus jolie à mes yeux, si bien que je ne cherche pas à cacher le plaisir que j’éprouve à la retrouver et la serre contre moi aussi fort que si je ne l’avais pas vue depuis plusieurs semaines et non pas quelques heures. Elle semble d’ailleurs ravie de cette marque d’affection et me rend bien volontiers mon étreinte.

Je participe encore à une chasse le surlendemain, une chasse aussi réussie que la première, puis le soir venu et le repas terminé, nous nous approchons toutes deux d’Ivan, l’entraînant sur le pont pour lui parler loin du raffut que font les hommes qui jouent encore une fois aux dés.

Fouillant avec énergie dans sa barbe, il m’écoute lui rappeler que Lubmila et moi-même n’avons embarqué sur ce bateau qu’à titre provisoire et que l’île d’Attu nous semble suffisamment attractive pour que nous ayons envie de débarquer là. Il grimace, pas vraiment enthousiaste, avant de tenter de nous faire changer d’avis.

-« Je sais que c’est ce que nous avions convenu quand vous avez demandé à embarquer. Mais il se trouve que vous vous êtes parfaitement adaptées et que vous vous rendez toutes les deux utiles, à des titres divers. Vous auriez tout à fait votre place sur ce navire, de manière définitive. »

Je jette un coup d’œil à mon amie. Elle sourit gentiment au capitaine mais secoue la tête de droite à gauche avec énergie, et comme je suis du même avis, je n’ai aucun mal à donner cette réponse à Ivan. Il hausse les épaules d’un geste fataliste avant de hocher la tête sans insister davantage.

C’est donc le lendemain en fin de matinée que nous quittons le navire à bord d’un canot, dirigé par Oleg, lequel nous laisse sur une plage isolée non loin du port de Tchitchakov. Sur le pont, nos adieux ont été brefs, mais chacun a toutefois tenu à nous saluer tandis qu’Ivan nous rappelait que si nous venions à changer d’avis, il nous suffirait de le lui faire savoir. Ca n’entre bien évidemment pas dans nos projets mails nous approuvons toutes deux tout de même, et puis, sans rien dire de plus, nous quittons le navire. Oleg, celui qui à notre arrivée redoutait tant que nous semions la discorde est sans doute celui qui montre le plus d’émotion quand vient le moment de nous séparer, et son étreinte, pour amicale qu’elle soit, est si forte que j’en ai le souffle coupé. Ensuite, nous le regardons ramer pour retourner au bateau, avant de nous retourner l’une vers l’autre échangeant un regard rempli d’espoir quant à notre avenir, mais aussi d’une forme de tendresse que nous éprouvons depuis un certain temps déjà, même si nous ne l’avons jamais exprimée clairement.

Sans doute le moment est-il le bon, ou bien est-ce simplement le fait de nous trouver seules, sans marin bruyant et pas forcément très délicat autour de nous… Toujours est-il que nos yeux disent tout ce qui a besoin d’être dit. Lentement, nous avançons l’une vers l’autre, nous nous enlaçons, et puis doucement, au beau milieu de cette plage enneigée, nos cheveux et nos vêtements soulevés par un vent glacial, nous nous embrassons.

 

 

 

Nous ne nous sommes jamais quittées. Même quand les loutres de mer, décimées par la chasse intensive que l’on menait ici, ont pratiquement disparues. Ni quand l’île d’Attu, comme les autres, a été rachetée à la Russie par les Etats Unis.

A ce moment là, nous avons fini par quitter l’île et nous installer en Alaska, racheté lui aussi. Pendant un temps, j’ai recommencé à pratiquer la trappe, pendant que Luba, de son côté s’occupait de tannage de peaux, celles que je ramenais, bien sûr, mais aussi celles d’autres trappeurs, avec un tel succès qu’au bout de quelques années, elle se vit contrainte d’embaucher une jeune femme pour l’aider.  Une jeune mère indigène, seule, qui mourut malheureusement de la tuberculose au bout de quelques mois seulement, laissant deux enfants en bas âge. Du père, nous ne savions rien et nous avons recueilli les enfants qui sont rapidement devenus les nôtres. Alors, pour être quotidiennement à la maison, j’ai renoncé à la trappe et me suis faite aubergiste, J’ai bâti l’établissement de mes mains, comme je l’avais fait de la maison que nous habitons, et en plus du travail à l’auberge, j’ai aidé Luba à la tannerie et j’ai élevé nos enfants avec ma compagne. Dans ma jeunesse, je ne me serais certainement jamais imaginée vivre ainsi une vie qu’à l’époque, j’aurais qualifiée de rangée, voire de bourgeoise, mais je ne regrette rien au contraire, parce que je sais aussi que je n’aurais jamais cru que l’on puisse être aussi heureuse.

 

L’hiver arrive. Depuis quelques jours, les premières gelées, encore légères, couvrent de blanc les champs environnants chaque matin. Accoudée à la balustrade, devant la porte de notre maison, j’entends Luba s’affairer à la cuisine tandis que nos enfants prennent leur petit déjeuner. Dehors, la ville commence à s’animer et déjà, quelques uns s’en vont à l’église tandis que d’autres s’affairent, sellant leurs chevaux en vue de je ne sais quelle expédition.

Je prends une grande inspiration de l’air glacé du matin et retourne à l’intérieur, m’attabler avec ma femme et mes enfants dans la chaleur de la cuisine. L’hiver arrive mais, entourée de ma famille, je ne le crains pas. Ensemble, rien ne peut nous arriver.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
T
Les descriptions sont toujours aussi parlantes, voilà bien la force principale de cette plume que nous adorons tous ici... Ceci dit, la fin est un peu trop courte à mon goût, l'histoire aurait méritée un second opus... A quand ton 1er roman Gaxé?
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