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2 mars 2014

Clandestines, de Gaxé, partie 2 et fin

 

Pour Marc

 

 

                                                        CLANDESTINES

 

 

Je gare la voiture sur le parking le plus désert que nous ayons trouvé en périphérie de la ville et me frotte énergiquement les yeux, fatiguée par les longues heures de route. La nuit n’est pas loin de tomber et les montagnes environnantes se teintent d’une lueur rouge foncée qui vient s’étendre jusque sur le béton, sous nos roues, effleurant le pare brise dans le même temps. Assise sur le siège passager, Gabrielle bâille et s’étire avant d’ouvrir largement sa portière, prenant une grande inspiration comme si elle était particulièrement satisfaite de sortir enfin de l’atmosphère confinée de la voiture. D’un regard, je m’assure que pas un véhicule de police, pas un agent en uniforme, ni même un passant ne se trouve là, avant de sortir sur le parking moi aussi. D’une main, je saisis le sac qui contient nos deux balluchons, ferme la voiture, puis, Gabrielle à mes côtés, marche vers le centre ville.

C’est ma compagne qui jette les clefs de la voiture dans les premiers buissons que nous apercevons, me prenant ensuite la main avec un petit sourire, avant de murmurer d’une voix timide.

-« Je suis contente de t’avoir rencontrée, Eléna. »

Et puis, elle cesse de marcher, se hisse sur la pointe des pieds et dépose un petit baiser sur ma joue.

Nous ne nous sommes pas arrêtées dans une ville trop petite et il nous faut une bonne heure pour arriver non loin de la gare puisque c’est par le train que nous espérons quitter ce pays. Nous portons toutes deux les mêmes vêtements que la veille, quand nous avons quitté la caravane et ceux de Gabrielle, outre qu’ils ne sont pas très pratiques, ne sont pas particulièrement discrets et puisque nous disposons encore d’une bonne partie de l’argent du patron, nous allons lui acheter une tenue complète : Jean, tee-shirt et baskets, avec laquelle elle sera beaucoup moins remarquée où qu’elle passe. Ensuite, puisque même si la nuit est tombée il n’est pas encore très tard, nous décidons d’aller nous restaurer.

Installées dans le coin le plus discret d’un petit restaurant du quartier touristique, nous savourons un repas simple mais tout à fait délicieux tout en cherchant le meilleur moyen de passer la frontière en toute sécurité. Certes, nous pourrions simplement prendre le train en priant qu’aucun contrôle ne soit effectué au moment où nous changerons de pays, mais nous n’y croyons pas vraiment et nous n’avons ni l’une ni l’autre envie de prendre des risques, nous faire prendre signifiant probablement que nous retournerions immédiatement dans notre pays d’origine.

Il ne faut guère de temps pour que nous envisagions de voyager de manière clandestine, le plus simple étant sans doute que nous nous introduisions d’une manière ou d’une autre dans un wagon de marchandises. Tout le problème étant de trouver un moyen de le faire sans se faire remarquer et de voyager dans des conditions, si ce n’est confortables, au moins convenables.

Le repas fini, nous nous rendons donc à la gare, passant d’abord sur les quais puis, profitant de l’obscurité, descendons marcher le long des voies, observant avec la plus grande attention les trains de marchandises et les plaques apposées sur leurs côtés, indiquant leurs destinations.

Quelques employés circulent entre les voies, alors que près d’un train  qui doit partir pour l’Allemagne, d’autres hommes s’affairent auprès d’une grue, laquelle amène des containers de grande taille et sans doute très lourds sur des wagons que ne sont pas autre chose que des plateaux aux rebords un peu hauts. Dissimulées dans l’ombre, nous sommes évidemment consternées à la vue de ce genre de voiture qui ne présentent aucun recoin où nous pourrions nous installer hors de la vue de qui que ce soit. Toutefois, nous refusons de nous décourager aussi vite et tournons notre attention vers d’autres trains. C’est à ce moment là que nous voyons passer un transporteur d’autos. Il entre doucement en gare, mais à notre grand regret, il ne s’arrête pas, prenant au contraire de la vitesse alors qu’il s’éloigne des quais. L’expression contrariée, Gabrielle marmonne entre ses dents, m’expliquant qu’elle a déjà entendu parler de cette manière de faire, de trains qui sont chargés directement sur le lieu de production de biens, d’objets quels qu’ils soient, et qui se rendent ensuite là où le tout doit être livré, sans marquer d’arrêt ni en gare ni ailleurs.

Tout cela ne fait vraiment pas nos affaires, mais nous restons tout de même un bon moment à regarder travailler les ouvriers en espérant qu’une opportunité se présentera à nous, sans résultat cependant. Le lever du jour nous trouve derrière le même buisson, Gabrielle assoupie contre mon épaule et moi, maugréant en mon for intérieur contre les évènements qui ne vont pas dans notre sens.

Nous profitons d’un moment de calme, sur les quais, pour nous éclipser et retourner dans le quartier touristique où nous nous installons à la terrasse d’un café pour prendre un petit déjeuner, après quoi, nous cherchons un endroit où dormir quelques heures…

Nous sommes de nouveau à la gare le soir même, surveillant chaque train de la même manière mais avec hélas les mêmes résultats et c’est là que nous prenons notre décision. Nous sommes toutes deux bien conscientes que nous ne pouvons pas attendre éternellement qu’une occasion se présente, et s’il nous est impossible de quitter ce pays par la voie du rail, il nous paraît rapidement évident que nous devrons le faire à pied.

C’est pourquoi nous passons la matinée à courir les magasins pour acheter non seulement des provisions pour plusieurs jours, un pull et un blouson chacune, mais aussi une tente et deux sacs de couchage, racontant aux commerçants que nous avons l’intention de partir quelques jours en randonnée, et dépensant pour cela une grande partie de l’argent qu’il nous reste. Le soir même, munies d’une boussole et de la carte de la région la plus précise que nous avons pu trouver, nous commençons à gravir la montagne qui nous sépare de l’Italie.

 

La pente s’accentue petit à petit et l’ascension devient un peu plus pénible. Je m’arrête un instant pour reprendre mon souffle et porte une bouteille d’eau à mes lèvres avant de la faire passer à Gabrielle qui se désaltère longuement elle aussi. Le soleil s’est levé depuis un peu plus d’une heure et nous n’avons pas dormi de la nuit, aussi tombons nous rapidement d’accord pour prendre un peu de repos, même s’il est évident que nous souhaitons profiter de la lumière du jour pour avancer encore. Nous nous asseyons dans l’herbe, très près l’une de l’autre, et je passe un bras sur les épaules de mon amie alors que nous regardons le superbe paysage qui s’offre à nos yeux.  La ville que nous avons quittée la veille est encore bien visible, au fond de la vallée, tandis que des étendues herbeuses, plus jaunâtre que vertes puisque nous sommes au tout début de l’automne, quelques rochers et des forêts de conifères nous entourent. Au loin, le cri d’un choucas résonne longtemps et je me sens plus détendue que je ne l’ai été depuis longtemps, et la sensation du corps de Gabrielle qui s’appuie contre le mien n’est sans doute pas étrangère à ce bien-être. Pourtant, et bien que je ne souhaite rien tant que de rester là à savourer le moment, c’est moi qui donne le signal du départ, me forçant à me relever en désignant la montagne, devant nous.

-« Allons-y. »

Gabrielle grimace, pas très enthousiaste, alors qu’elle étire ses jambes avant de tendre une main pour que je la tire vers moi, ce que je fais bien volontiers. Nous jetons un regard en direction du col que nous devons atteindre, puis nous mettons en marche, la main de ma blonde amie venant se glisser dans la mienne.

Nous marchons longtemps mais parlons peu. Pour économiser notre souffle, mais aussi parce qu’il nous suffit de nous tenir par la main et d’échanger quelques regards de temps à autres pour nous sentir complètement en accord l’une avec l’autre. C’est une sensation comme je n’en ai jamais connue, jamais je ne m’étais sentie aussi sereine et seule la pensée de notre avenir, particulièrement incertain, vient gâcher cette impression de plénitude.

Au cours de la journée le vent se lève et le ciel, d’un bleu très pur ce matin, se couvre petit à petit de gros nuages noirs annonciateurs d’orage qui nous font inconsciemment rentrer la tête dans les épaules. Aussi, n’attendons nous pas la tombée du jour pour chercher un endroit où planter notre tente. Nous enjambons un petit torrent et nous dirigeons vers un rocher d’assez haute taille qui nous protégera, du moins je l’espère, du plus gros des bourrasques, et nous installons là, suffisamment au dessus du cours d’eau pour ne pas courir le risque de voir ses eaux monter et inonder la tente. Dans le même ordre d’idée, et alors que les premiers éclairs zèbrent le ciel et que le tonnerre gronde plus en plus fort, ses roulements résonnant sur tous les monts et les rochers qui nous environnent, je m’empare d’un caillou pointu pour creuser une vague rigole autour de la toile que nous venons de monter, espérant  que ça sera suffisant pour éviter que la pluie glissant sur le sol ne s’introduise sous la toile. Je finis et viens rejoindre Gabrielle sous la tente au moment où la pluie commence à dégringoler violemment en de grosses gouttes glacées qui transpercent mon pull et viennent glisser sur ma peau, me faisant frissonner.

Il n’est pas encore très tard mais il fait particulièrement sombre sous la tente où nous sommes assises, grignotant des biscuits en écoutant la pluie tomber puis ruisseler sur une toile secouée en tous sens par les bourrasques malgré l’abri relatif que nous offre le rocher sous lequel nous sommes installées. Dès que je suis venue me mettre à l’abri, mon amie m’a incitée à retirer mon pull avant de l’étendre dans un coin, sur le tapis de sol. Mais maintenant, restée seulement en tee-shirt, je recommence à frissonner. Même si on ne voit pas à deux pas, Gabrielle se rend très rapidement compte que je ne suis pas loin de grelotter et s’affaire, saisissant rapidement un des sacs de couchage pour me le déposer sur les épaules avant d’allumer le minuscule réchaud à gaz que nous avons acquis avant notre départ de la ville, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je me retrouve avec une tasse de métal pleine de thé brûlant entre les mains. Et puis, elle éteint le réchaud, supprimant ainsi notre seule source de lumière, et vient se blottir contre moi, sirotant elle aussi une boisson chaude.

-« Je n’avais jamais campé jusqu’à présent. »

Son ton de voix indique un certain amusement, mais je sens aussi la fatigue dans sa posture. Le manque de sommeil se fait sentir pour moi aussi et mes paupières s’alourdissent malgré le vacarme provoqué par l’orage. J’enroule mes bras autour du corps de Gabrielle qui m’enlace elle aussi et nous basculons sur le sol, nous couvrant avec les sacs de couchage sans prendre la peine de nous mettre à l’intérieur, et c’est ainsi, serrées l’une contre l’autre, que nous nous endormons.

La lueur de l’éclair est aveuglante et le grondement du tonnerre qui l’accompagne, assourdissante. Je me réveille en sursaut et me redresse d’un bond, l’esprit encore si embrumé de sommeil que, pendant une seconde, je me demande où je peux bien me trouver. Et puis, je sens le mouvement de Gabrielle, tout contre mon corps, et je jette un regard autour de moi. Il fait noir comme dans un four et je ne vois rien, mais j’entends la toile de tente claquer fortement, et la pluie qui tombe toujours aussi violemment. Tout ce fracas est assez inquiétant et je ne suis pas vraiment tranquille alors que je me rallonge, enlaçant Gabrielle qui grogne un peu, mais je n’ai aucun moyen de lutter contre la nature alors je ferme les yeux, persuadée que je ne pourrai pas me rendormir.

 

Je m’éveille à la lumière du jour qui passe au travers de l’ouverture que Gabrielle a laissé à l’avant de la tente. Je bâille, me frotte les yeux et cherche mon amie du regard. Je ne la vois pas et me lève, récupérant rapidement mon pull en passant. Il est encore humide mais je l’enfile tout de même avec plaisir alors que je sors de la tente, apercevant ma compagne qui arrive vers moi, les bras chargé des bouteilles qu’elle est vraisemblablement allée remplir au torrent. Je m’avance vers elle pour la soulager d’une partie de sa charge et sitôt que nous sommes revenues à la toile,  j’installe le petit réchaud dehors et fais chauffer un peu d’eau pour préparer le thé, avant de m’asseoir près d’elle, juste à l’entrée de la tente, histoire de ne pas être trempée. Autour de nous, une  brume légère s’élève des prairies mouillées et le silence est total, si impressionnant que pendant un moment, nous hésitons à le troubler. Et puis, l’eau bout, je la verse dans les tasses de métal et nous trinquons à nous et à la sensation de liberté que nous n’avons jamais ressentie aussi intensément ni l’une ni l’autre. Détendues et souriantes, nous contemplons le magnifique paysage qui s’étend devant nous, des prés qui reverdissent aux pics qui se découpent sur un ciel redevenu sans nuage, jusqu’aux rochers bordant le torrent que nous apercevons sur notre gauche.

-« C’est beau, n’est ce pas ? »

J’acquiesce du menton et passe mon bras sur les épaules de Gabrielle pendant que je  finis mon thé de l’autre. Elle se serre contre moi en soupirant de bien-être avant de reprendre, songeuse.

-« Quel dommage que nous ne puissions pas nous installer ici.. »

Je souris, répondant doucement.

-« Dommage, oui… »

Sa tête repose sur mon épaule maintenant et son bras se glisse sous le mien alors que son regard se fait plus flou, comme si elle envisageait sérieusement l’idée.

-«  Ici, on aurait une vie tranquille… »

Je me tourne vers elle, un peu amusée par sa manière de rêver éveillée, et elle hausse une épaule, la mine boudeuse, avant de reporter son regard vers l’horizon et la direction approximative que nous devons prendre.

-« Je suppose que nous devrions y aller. »

Il y a une pointe de regret dans sa voix, et sans doute autant dans le soupir que je pousse alors que je me détache doucement d’elle pour me lever et commencer à ranger nos affaires dans le sac à dos. Elle vient me rejoindre, roule les sacs de couchage et m’aide efficacement à replier la tente, se retournant pour jeter un petit regard plein de regret vers l’endroit où nous avons passé la nuit, au moment où nous nous éloignons. Je passe un bras autour des ses épaules, elle entoure ma taille avec l’un des siens, et nous commençons doucement notre ascension.

Nous nous arrêtons en début de soirée, quand nous trouvons, un peu par hasard, un endroit plat, ou à peu près, et dénué de caillou que nous pensons idéal pour planter la tente. Ensuite, nous nous asseyons sur un rocher, non loin de là, pour admirer un flamboyant coucher de soleil. La tombée de la nuit et l’arrivée de la fraîcheur nous font retourner sous la toile où nous nous allongeons face à face.

D’abord, nous ne disons rien, nous regardant en souriant. Puis, tout doucement, elle se rapproche de moi pour se blottir entre mes bras, et dépose un petit baiser sur ma mâchoire. Je baisse les yeux pour croiser les siens, pleins d’une lueur tendre et douce à la fois, et me penche jusqu’à ce que nos fronts se touchent. Nous restons comme ça un instant, et puis, très lentement, nous nous avançons l’une vers l’autre, finissant par nous embrasser avec une grande douceur. Ses mains se perdent dans mes cheveux tandis que les miennes se glissent sous son tee-shirt, et je la sens qui frissonne sous mes caresses. Petit à petit, nous oublions l’endroit où nous nous trouvons et l’ensemble de nos soucis concernant notre avenir pour ne plus penser qu’à nous, aux sentiments qui nous lient et aux sensations que chacune provoque en l’autre, jusqu’à ce que, repues et vaincues par la fatigue, nous nous endormions, toujours enlacées.

 

Nous franchissons le col le lendemain, en fin de matinée. Le temps n’est plus aussi beau et le petit vent qui s’est levé dans la nuit est glacial. Emmitouflées dans nos blousons fermés jusqu’au col, nous contemplons un instant le paysage bien différent sur ce versant de celui que nous venons de quitter. Ici, plus d’alpage verdoyants ni de bois de résineux, mais de vastes champs à l’herbe jaunie jonchés de quelques rochers épars, le tout donnant une impression de désolation plutôt inattendue. Rapidement, nous constatons d’autres différences. A peine avons nous avancé depuis une heure que nous distinguons un tout petit village planté à flanc de coteau avant d’en apercevoir deux autres, si minuscules que ce sont à peine des hameaux, construits chacun sur un vague plateau.      

Tout en bas, dans la vallée, aucune ville importante n’est visible, juste une petite route qui serpente entre des monts plus ou moins élevés et à l’aspect aride. Suivant un sentier étroit à la pente raide, nous nous engageons dans la descente, certes un peu inquiètes quant à l’avenir qui nous attend, mais aussi pleines d’optimisme et d’espérance.

 

Il nous faut presque vingt-quatre heures pour arriver au premier village, en réalité un simple groupe de quelques petites fermes rassemblées, avec une placette où, d’une fontaine de bois, s’écoule une eau d’une incroyable limpidité. Près d’un mur, deux femmes âgées conversent, fichus sur la tête noués sous le menton, en nous jetant de petits regards curieux, tandis qu’un homme corpulent et d’âge moyen, vêtu d’une salopette bleue qui a certainement connu des jours meilleurs et couvert d’une casquette à carreaux dans le même état, sort d’une étable et sans doute étonné par notre présence en un lieu qui ne doit pas voir souvent d’étranger au village, nous regarde avec une curiosité additionnée d’un peu de suspicion. Il nous suffit d’un simple regard pour nous mettre d’accord et c’est sans hésitation que nous nous dirigeons vers lui dans l’espoir qu’il accepte de nous vendre quelques denrées alimentaires en échange du peu d’argent, venant du pays voisin, qui nous reste.

Nous ne parlons italien ni l’une ni l’autre, mais l’homme semble nous comprendre sans que nous ayons trop d’effort à faire. Sans doute passe-t-il de temps en temps de l’autre côté de la frontière, et rapidement son expression change, passant d’un peu surprise et méfiante à matoise. Hochant affirmativement la tête, il nous entraîne vers une remise bâtie contre l’étable d’où il est sorti, pour nous proposer quelques œufs, divers légumes, du fromage sans doute fabriqué artisanalement, et même quelques tranches de l’un des jambons pendus au plafond. Je le trouve bien généreux, mais nous n’avons pas de raison de ne pas profiter de l’aubaine et tendons un doigt vers tout ce qu’il nous désigne. Mais nous avions mal compris apparemment. Il ne s’agit pas pour nous d’acheter plusieurs aliments différents, seulement de choisir l’un d’entre eux dont l’homme n’a, semble-t-il, l’intention de ne nous donner qu’une très petite quantité. Heureusement, et alors que nous en sommes à essayer de faire comprendre au montagnard que nous n’avons nullement l’intention de le laisser nous dépouiller du peu que nous avons, les deux vieilles femmes qui papotaient tout à l’heure s’approchent et l’interpellent, l’expression moqueuse et quelque peu désapprobatrice.

-« Cosa stai facendo, Giuseppe ? Non ti vergogni ? »

Je me tourne vers les deux grand-mères, comprenant vaguement qu’elles reprochent son comportement au dénommé Giuseppe, lequel ne soutient pas leur regard, répondant en marmonnant si vite que ni Gabrielle ni moi ne comprenons ses paroles. Mais les vieilles, elles, saisissent parfaitement ses propos et insistent en ricanant sardoniquement.

-« Si guadagna abbastanza soldi con il contrabbando ! »

Encore une fois, je ne comprends rien à ce qu’elles racontent, mais ma blonde amie elle, semble en avoir une vague idée et se penche vers moi pour m’expliquer en murmurant qu’elles paraissent l’accuser de faire régulièrement de la contrebande. Quoi qu’il en soit, l’attitude de l’homme change et sous le regard mi-sévère mi-goguenard des deux femmes, le voilà qui devient soudain beaucoup plus généreux puisque il accepte sans plus de difficulté de nous donner une quantité tout à fait convenable de chaque aliment en échange du peu d’argent qui nous reste.

Nous sommes en milieu de journée, et s’il fait grand beau, le même petit vent glacial souffle depuis la veille et un instant, nous envisageons de demander aux deux grands mères si elles n’auraient pas un abri à nous proposer, mais finalement, nous décidons de continuer notre route. D’ailleurs, il s’agit plutôt d’un chemin de terre, relativement large, que nous empruntons en sentant le regard des trois villageois dans notre dos tandis que sur notre droite, quelques vaches lèvent la tête et meuglent à notre passage, l’air ennuyé. La pente est raide et nous ne sommes pas loin d’un hameau lorsque arrive la nuit, mais cette fois, nous choisissons la discrétion, plantant notre tente dans un creux de terrain au fond d’un petit vallon abrité par quelques conifères.

 

Pendant une seconde, je me demande d’où vient ce bruit de cloches que j’entends tinter. Bâillant à m’en décrocher la mâchoire, je n’ai qu’à ouvrir les yeux pour constater qu’il est encore très tôt, la faible lueur du jour éclairant à peine les parois de toile de notre tente. Je jette un regard vers mon amie, encore endormie tout près de moi, puis me lève doucement, attrapant mon pull au passage avant d’aller voir de quoi il retourne. Je n’ai pas à chercher longtemps. Tout autour de la tente des vaches broutent et ruminent, déambulant tranquillement tandis qu’un homme à la courte barbe blanche, appuyé sur un bâton, m’observe fixement. Je lui souris et le salue d’un geste, mais il ne fait pas un mouvement, ne prononce pas une parole, restant seulement planté là, ses yeux ne me quittant pas. Ce regard inquisiteur me met un peu mal à l’aise et je m’approche de lui, espérant vaguement pouvoir entamer une discussion, ou une ébauche de discussion puisque vraisemblablement nous ne parlons pas la même langue, mais il s’éloigne en marchant à grands pas pressés sitôt qu’il me voit arriver. Ce comportement m’intrigue un peu mais je n’insiste pas, haussant les épaules avant de me glisser de nouveau à l’intérieur de la tente pour trouver Gabrielle, les yeux grands ouverts et tendant les bras vers moi dès mon arrivée. Nous nous étreignons, nous embrassons légèrement, puis préparons le thé avant de commencer à ranger nos affaires.

Nous marchons encore toute la journée, et n’arrivons dans la vallée qu’à la tombée de la nuit, évitant sciemment le dernier hameau pour arriver enfin sur une route qui, si elle n’est pas large, est recouverte de goudron, ce que nous n’avons pas vu depuis que nous avons quitté la ville où nous avons laissé la voiture du patron.

Dès le lendemain, nous décidons de marcher le long de cette route, et de tenter notre chance en tendant le pouce à chaque véhicule qui passe. Malheureusement, les voitures sont rares dans cette région montagneuse et ce n’est qu’en début d’après midi qu’un routier arrête son camion, un long semi-remorque chargé de bois, sur le bas côté. Jovial, le visage rond et fendu d’un large sourire, il dépose notre sac dans la cabine, derrière les sièges, puis nous regarde nous installer sans cesser de parler, faisant de grands gestes pour souligner ses paroles, tout cela dans une langue que nous ne comprenons pas. Cela n’a pas l’air de le déranger outre mesure et il bavarde sans discontinuer, ne semblant pas dérangé par notre mutisme et s’enthousiasmant quant l’une d’entre nous se hasarde à hocher poliment la tête. Il nous dépose à la tombée de la nuit, à l’entrée d’une ville apparemment importante, toutes deux heureuses d’être ainsi avancées, de savoir que le mot « route », se dit « Strada » en italien, et surtout, contentes de ne plus entendre le bagou continuel du routier certes très sympathique, mais incapable de se taire pendant plus de trente secondes.

Nous ne pénétrons pas immédiatement dans la ville, préférant rester dans les faubourgs dans l’espoir de trouver un endroit où planter notre tente, mais le lieu est bien trop bâti pour cela. Partout où se porte le regard, ce ne sont que pavillons proprets entourés de jardinets grillagés dans lesquels traînent parfois des chiens au regard méfiant. Finalement, c’est au fond d’une petite impasse que nous nous réfugions, passant la nuit assises sur un banc emmitouflées dans les sacs de couchage que nous avons roulés autour de nous.

Nous avançons lentement comme ça, en direction de la France, pendant presque une semaine, dormant où nous pouvons et souvent à la belle étoile malgré la fraîcheur des nuits. Mais la baisse des températures n’est pas notre unique souci, d’autres problèmes demandent à être résolus, et le plus rapidement possible D’abord, nous n’avons pratiquement plus de provisions et j’en viens à envisager de recommencer à chaparder dans les épiceries de quartier, même si je préfèrerais, et de loin, trouver un petit boulot. D’autant plus que notre réchaud n’a plus de gaz et que nous nous trouvons dans l’impossibilité de manger ou de boire quoi que ce soit de chaud alors même que l’automne s’installe. Toutefois, loin de nous rendre tristes ou amères, la lutte contre les difficultés de toutes sortes nous rapprochent au contraire, et quand la nuit tombe, que nous frissonnons de froid ou que le peu de nourriture que nous avons avalé ne suffit pas à nous rassasier, nous trouvons toujours chaleur et réconfort dans les bras l’une de l’autre, joie et courage dans les sourires que nous nous adressons, et tout l’optimisme du monde dans nos regards.

Levées avec le jour, nous avançons hors de toute agglomération en suivant une petite route de moyenne montagne peu fréquentée. S’il ne pleut pas, l’humidité est bien présente dans l’air et nous marchons d’un pas relativement rapide, le meilleur moyen que nous ayons trouvé pour ne pas souffrir du froid. Sur mes épaules, le sac à dos est bien léger puisque, outre la tente et les sacs de couchage, il ne contient plus que quatre tranches de jambon et un peu de fromage. Autour de nous, des prairies, quelques champs cultivés, des forêts de conifères et de temps en temps, des pommeraies. Et c’est dans un de ces champs de pommiers, alors que nous sommes en milieu d’après midi, que nous croisons des êtres humains, les premiers de la journée. Il y a là une dizaine de personnes qui ramassent les fruits en s’interpellant d’un arbre à l’autre, remplissant de lourdes cagettes qu’ils empilent ensuite en bout de chaque rangée d’arbres, attendant qu’un autre ouvrier, au volant d’une camionnette brinquebalante, vienne les charger pour les emmener. Un moment, nous restons à observer tout cela, jetant aussi quelques regards d’envie sur les pommes luisantes d’humidité qui paraissent bien tentantes à nos estomacs vides. Et puis, l’un des hommes, qui semble être celui qui dirige ce petit monde, s’avance vers nous, l’expression maussade, nous dévisageant sans aménité avant de nous interpeller.

-« Vous n’avez rien à faire ici, je ne veux pas voir de vagabondes tourner autour de mes plantations. Fichez le camp !! »

Nous ne parlons toujours pas l’italien, mais nous avons fait suffisamment de progrès pour comprendre ses paroles. Près de moi, Gabrielle baisse la tête, un peu blessée par ces propos, mais pour ma part je ne me démonte pas et tente de lui répondre, baragouinant avec le peu de vocabulaire que j’ai acquis.

-« Nous recherchons du travail. Ne pourrions nous pas travailler pour vous ? »

Le regard de l’homme ne s’adoucit pas le moins du monde alors qu’il reste une seconde à nous considérer, les sourcils froncés. Et puis, alors que nous nous apprêtons à repartir, il fait un petit geste du menton, nous invitant à le rejoindre. Nous ne nous faisons pas prier et franchissons le talus d’un bond, plus que ravies d’entrevoir une possibilité de gagner quelque argent. Et fort heureusement, nous sommes prêtes à nous mettre au travail immédiatement, puisque sans nous poser la moindre question, l’homme nous désigne à chacune une espèce d’escabeau montée sur deux roues, un peu à la manière d’une brouette, et nous indique une rangée.

-«  Il ne reste guère plus de deux heures avant la tombée de la nuit. Tâchez de finir cette allée d’ici là. »

La rangée est longue et nous décidons de commencer chacune d’un côté, de manière à la finir au moment où nous nous rejoindrons. Le travail est assez pénible, pas tellement la cueillette, mais surtout le fait de pousser les escabeaux, qui sont lourds et dont les roues s’enfoncent dans le sol boueux. Pourtant, nous le faisons avec plaisir, et peut-être l’homme qui nous a engagées et qui semble définitivement être le contremaître, remarque-t-il notre enthousiasme car sa mine est un peu moins renfrognée, au moment où la nuit tombe, où nous en terminons enfin avec notre allée et où les autres travailleurs s’éloignent pour rentrer chez eux. Je consulte mon amie d’un regard et m’avance vers lui pour lui demander si nous pouvons planter notre tente sur place. Pendant une seconde, il paraît hésiter, mais finalement il donne son accord d’un signe de tête, allant aussitôt après s’installer au volant de sa voiture avant de nous saluer d’un vague geste de la main au moment où il démarre.

Les jours suivants se déroulent de la même manière, hormis le fait que nous changeons régulièrement de pommeraie, et il nous semble qu’une forme de routine s’installe, de façon très provisoire toutefois puisque nous sommes rapidement rattrapées par le problème du manque de provision. Aussi, et bien que l’une comme l’autre, nous détestions exposer nos soucis à autrui, nous nous voyons contrainte d’en parler au contremaître. Il hausse les épaules comme si cela lui était tout à fait indifférent, marmonnant cependant à voix basse que nous sommes libres de manger autant de pommes que nous le souhaitons. Ce n’est certes pas un régime très équilibré, et nous nous rendons parfaitement compte que cet état de fait ne pourra pas durer très longtemps, mais compte tenu des circonstances, nous nous en accommodons. Ce soir là, emmitouflées dans nos sacs de couchage, sous la tente, nous grignotons une dizaine de pommes avant de nous endormir dans les bras l’une de l’autre, éprouvant un plaisir certain, même s’il est mêlé d’un peu de surprise, lorsque le lendemain, nous voyons Guido, le contremaître, nous amener un plein thermos de café bien chaud, une boisson que nous apprécions d’autant plus que ce matin, le sol et les arbres sont couverts de gelée blanche.

Une dizaine de jours passent de cette façon, et si nous continuons à nous nourrir principalement de pommes, nous avons rapidement la chance de profiter de l’esprit de solidarité de nos camarades qui, bien qu’aucun d’entre eux ne soit riche ou même aisé, n’hésitent pas à nous offrir, qui un pain bien frais, qui quelques bananes, qui un morceau de fromage, voire une demi-douzaine de tranches de jambon. C’est sans doute pourquoi nous ressentons un peu d’émotion quand après avoir cueilli la dernière pomme, nous nous rassemblons tous autour de Guido, le contremaître, qui distribue des enveloppes. Pendant un instant, je m’inquiète fortement, voyant chacun des mes collègues regarder son chèque. Heureusement, je suis vite rassurée quand vient notre tour puisque nous trouvons toutes deux quelques billets qui nous seront bien plus utiles.

Nous passons une joyeuse soirée après ça, oubliant pendant quelques heures à quel point nous sommes lasses de manger des pommes, pour rire et plaisanter sur les larges dépenses que nous allons dorénavant pouvoir nous permettre. Plus sérieusement, nous discutons aussi de notre avenir. Si je suis ravie de reprendre la route et de pouvoir nous rapprocher de la France dès demain, Gabrielle, elle, est un peu dubitative. Certes, l’idée d’aller s’installer au pays de Voltaire la tente toujours, mais cela ne l’empêche pas de s’interroger, et c’est d’un ton songeur qu’elle me pose la question.

-« Peut-être que nous pourrions rester ici, dans ce pays. Nous n’y sommes pas si mal après tout. »

Je secoue négativement la tête, répondant de ma voix la plus persuasive.

-« Nous ne sommes pas si bien que ça, Gabrielle ! Nous vivons sous une tente alors que l’été est bel et bien fini, nous nous nourrissons presque exclusivement de pommes, et surtout, le répit que nous avons obtenu en travaillant dans ces vergers est terminé. Nous n’avons aucune perspective en vue en restant dans cette région. »

Elle se serre contre moi, posant sa tête sur mon épaule avant de reprendre la parole.

-« Sans doute as-tu raison. Mais je ne peux m’empêcher de craindre que ce soit la même chose partout, quel que soit l’endroit où nous irons. »

Elle n’a pas tort. Rien ne dit que les choses se passeront mieux en France, ou ailleurs. Mais depuis que je me suis mis cette idée en tête, je dois avouer qu’elle me fait rêver. Toutefois, je ne veux pas non plus me laisser aller à un excès d’optimisme, préférant un peu de dérision. Aussi, après avoir déposé un baiser sur la joue de mon amie, je choisis de répondre par la plaisanterie.

-« Tu verras qu’une fois arrivées là-bas, tout s’arrangera pour nous. Il est évident que le pays entier n’attends que nous. Les gens vont se précipiter à notre rencontre pour nous proposer non seulement des papiers officiels, mais aussi des emplois, tous plus intéressants les uns que les autres. Nous serons absolument débordées ! »

Elle rit et acquiesce.

-« Bien sûr ! Comment ai-je pu oublier que la France n’attend que nous ? »

Ce petit moment de détente nous fait beaucoup de bien et nous oublions toutes deux notre crainte de l’avenir dans une longue et délicieuse étreinte.

C’est Guido qui nous tire du sommeil, le lendemain matin. Etonnées de le voir là alors que la cueillette est terminée et que nous devons partir dans la journée, nous sortons de sous la tente, bâillant et nous frottant les yeux, prêtes à l’interroger sur sa venue, mais il ne nous en laisse pas le temps, brandissant son thermos de café avec sur le visage le premier sourire que nous lui ayons jamais vu. Nous partageons la boisson chaude avec plaisir tandis qu’il nous explique, articulant soigneusement pour être sûr d’être bien compris, qu’il vient nous proposer de nous emmener jusqu’à la prochaine ville, distante d’une trentaine de kilomètres. Nous acceptons avec plaisir, et plions bagage en un temps record, avant de monter dans la voiture, Gabrielle s’installant à l’arrière tandis que je m’assieds devant, aux côtés de Guido.

 

Au volant, le contremaître qui était si affable à son arrivée se renfrogne de nouveau, mais nous n’y faisons pas vraiment attention habituées que nous sommes à le voir toujours maussade, et trop contentes de parcourir une telle distance en si peu de temps. Pourtant, je ne peux réprimer un mouvement de surprise lorsque l’homme quitte brusquement la route principale pour emprunter un simple chemin de terre, précisant sèchement qu’il s’agit d’un raccourci au moment où je l’interroge. Je hoche la tête et n’insiste pas, mais un léger sentiment de malaise s’installe en moi, m’incitant à me tenir sur mes gardes.  Un pressentiment qui se confirme vite puisque, au bout de quelques centaines de mètres seulement, l’homme stoppe la voiture, détachant sa ceinture de sécurité pour se tourner vers moi, un sourire particulièrement désagréable étirant ses lèvres minces, alors qu’il extrait un couteau à longue lame de sa poche pour en poser la pointe sur ma poitrine.

-« Je sais que vous n’avez pas gagné grand chose durant ces quelques jours, mais j’estime que c’est encore trop pour des vagabondes telles que vous. Alors, j’ai décidé de vous soulager de ces quelques billets. »

Derrière moi, j’entends Gabrielle pousser un petit cri, moitié de surprise, moitié d’indignation, tandis que je sens la colère monter en moi. Pendant un instant, je ne bouge pas, me contentant de fixer le contremaître dans les yeux, jusqu’à ce qu’il ne puisse soutenir mon regard et détourne le sien. Les yeux baissés, il menace encore, appuyant légèrement sa lame contre mon thorax.

-« Donnez-moi l’argent et je vous laisserai partir. »

Sur la banquette arrière, j’entends Gabrielle bouger, cherchant sans doute l’enveloppe qui contient son maigre salaire, alors qu’elle demande, d’un ton particulièrement inquiet.

-« Ne fais pas de mal à mon amie, Guido. »

Il jette un coup d’œil derrière moi en ricanant méchamment, et de l’entendre augmente encore ma colère. Sans plus réfléchir aux conséquences, je donne, d’un geste très vif, un coup du plat de la main dans le poignet de l’homme, détournant ainsi le couteau de ma poitrine, puis me projette en avant, venant ainsi frapper son visage avec mon front. Il pousse un juron, tentant immédiatement de rediriger sa lame vers moi, mais je ne le laisse pas faire et attrape son poignet pour le tordre, aussi énergiquement que je le peux. Il résiste pendant quelques secondes et essaie de me frapper avec sa main gauche, mais je le vois venir et esquive sans difficulté, tordant encore davantage son poignet, si fort qu’il lâche enfin son couteau tout en grimaçant de douleur. De nouveau, je tente de lui donner un coup de tête, en vain. J’en suis à me demander comment je vais bien pouvoir prendre définitivement le dessus et en finir une fois pour toute, mais c’est Gabrielle qui se charge de ça. Ni Guido ni moi ne voyons venir le formidable coup de sac à dos qu’elle lui assène sur le crâne, frappant, certainement volontairement, avec le côté qui contient les piquets de la tente. Il chancelle et porte les mains à sa tête, paraissant plus ou moins sonné et je profite immédiatement de l’occasion pour lui flanquer une autre coup, du plat de la main et le plus fort que je peux, sur le nez. J’entends un petit craquement alors qu’il pousse un cri de douleur et qu’un flot de sang jaillit de sa narine gauche, coulant sur son blouson. Sans attendre qu’il se ressaisisse, je cogne de nouveau, le poing fermé cette fois, dans l’estomac d’abord, sous le menton ensuite. Il n’en faut pas davantage pour qu’il abandonne toute velléité de combat, s’effondrant sur son volant en geignant. Aussitôt, nous descendons toutes deux de voiture et je viens prendre le sac à dos pour le mettre sur mes épaules, mais alors que mon amie commence déjà à s’éloigner, je reste un instant pensive, les yeux fixés sur Guido, songeant à quel point ce serait facile de le forcer à sortir lui aussi de son véhicule que nous pourrions ainsi utiliser de la même manière que nous l’avons fait avec celui du patron. J’y renonce finalement, me penchant toutefois à l’intérieur du véhicule, sans oublier de lui donner un nouveau coup au moment où il semble vouloir se redresser, pour récupérer son couteau que j’utilise pour crever les quatre pneus. Ensuite, tandis que Gabrielle se retourne vers moi, m’interpellant d’un « Viens donc, n’attendons pas qu’il reprenne ses esprits pour nous en aller ! », je prends le temps de fouiller les poches de l’homme, récupérant ainsi un petit millier de lires, avant de me hâter pour rejoindre ma compagne. Elle ne me dit rien, trop pressée pour faire le moindre commentaire pour l’instant, mais il me suffit de voir son visage à l’expression contrariée pour savoir que ce que je viens de faire lui déplaît.

Nous marchons en silence pendant un peu plus d’une heure, restant sciemment dans les bois, en nous guidant uniquement avec la boussole, parce que nous sommes persuadées que Guido, s’il lui venait l’idée de nous poursuivre, aurait plus de mal à nous retrouver en pleine nature. Et puis, alors que nous approchons d’une zone moins boisée et que nous envisageons de retourner sur le bord de la route afin de faite de l’auto stop, Gabrielle, qui n’a pas dit trois mots depuis l’incident avec le contremaître, lâche enfin, la voix pleine de reproches.

-« Je comprends bien que tu as crevé les pneus pour éviter que Guido ne nous rattrape, mais j’ai du mal à comprendre pourquoi tu l’as volé et frappé, alors qu’il n’avait plus rien de menaçant. »

Je rajuste les bretelles du sac à dos sur mes épaules avant de répondre avec vivacité.

-« Je lui ai pris son argent parce qu’il en voulait au notre. Quant à la dernière claque, non seulement il l’avait bien méritée, mais de plus, je ne voulais pas qu’il essaie de m’arrêter d’une manière ou d’une autre. »

Elle secoue négativement la tête, ne donnant absolument pas l’impression d’être convaincue.

-« Il n’aurait pas bougé. Et ce n’est pas parce qu’on a tenté de te voler qu’il faut faire la même chose. »

Je suis fatiguée et l’incident avec Guido m’a un peu tapé sur les nerfs. C’est peut-être la raison pour laquelle la moue boudeuse de mon amie, que je trouve tout à fait charmante en temps normal, m’exaspère suffisamment cette fois pour que je laisse transparaître un peu d’agacement dans mon ton de voix.

-« Peut-être, mais il faut comprendre que j’en ai assez. Quand je suis partie de chez moi, c’était pour trouver un avenir meilleur, pas pour marcher sur les routes sans savoir où je serai demain, et encore moins pour me faire agresser, menacer de mort, et voler par le premier venu. Alors je suis désolée que ça te déplaise, mais honnêtement, je n’ai aucun regret au sujet de mon comportement. »

Apparemment, je ne suis pas la seule à être agacée, son ton n’a pas du tout la même douceur que d’habitude.

-« Parce que tu crois que te laisser aller à la violence ou te comporter comme une délinquante va résoudre tes problèmes ? »

Je tourne vers elle des yeux éberlués.

-« Délinquante ? C’est comme ça que tu me vois ? »

Je me rapproche d’elle, si près que je pourrais la toucher, l’obligeant ainsi à cesser de marcher.

-« Je ne me laisse pas aller à la violence, Gabrielle. Je me défends quand c’est nécessaire et je m’arrange pour qu’on ne me provoque pas de nouveau. Et je trouve tout cela tout à fait raisonnable, bien plus que de tendre l’autre joue. D’ailleurs, il me semble que tu l’as frappé, toi aussi »

Elle hausse les épaules, ses lèvres s’étirant dans une moue que je trouve tout à fait déplaisante, avant qu’elle ne hausse le ton.

-« Je lui ai donné un coup de sac parce que je craignais qu’il s’en prenne à toi. Il te menaçait avec un couteau ! Mais une fois qu’il a lâché son arme et qu’il ne représentait plus un danger, je trouve qu’il était inutile de s’acharner sur lui ! »

Je lève les yeux et les bras au ciel tandis qu’elle recommence à marcher, me contournant pour cela.

-« Je ne me suis acharnée sur personne ! Je me suis défendue, et j’ai fait le nécessaire pour qu’il ne recommence pas. »

Je ne suis pas loin de crier moi aussi, mais cette fois, elle se contente de me jeter un regard dédaigneux avant de m’ignorer, s’éloignant à pas pressés en, relevant le menton.

Je n’insiste pas et la suis, la tête basse et les mains enfouies au fond de mes poches, des idées noires plein la tête.

Nous avançons ainsi, sans prononcer une parole et sans même nous arrêter pour manger un peu en milieu de journée, ne cessant de marcher que lorsque nous ne sommes plus qu’à une courte distance de la ville où Guido était sensé nous emmener. Il nous suffit d’un regard pour décider de l’endroit où planter la tente avant que nous ne mangions les quelques pommes qui nous restent. Ensuite, nous nous glissons chacune dans notre sac de couchage et, pour la première fois depuis le début de notre périple, nous endormons sans nous dire le moindre mot.

 

Je m’éveille aux premières lueurs de l’aurore. Doucement, je m’étire puis jette un regard vers Gabrielle. Le dos tourné, elle fait mine de dormir, mais son souffle est trop irrégulier et son corps trop tendu pour que je m’y laisse prendre. Lentement, je m’approche d’elle, effleurant le sac de couchage qui couvre son épaule de mes lèvres avant de poser mon menton sur cette même épaule. Elle ne bouge toujours pas, mais il me suffit de jeter un coup d’œil sur ma droite pour voir que ses yeux se sont ouverts. Je dépose de nouveau un minuscule baiser, sur sa joue, cette fois, et il me semble voir l’ombre d’un sourire jouer sur ses lèvres.

-« Je suis désolée de t’avoir crié dessus hier, Gabrielle. J’aurais dû comprendre que ce que j’ai fait a heurté ta sensibilité. »

Son sourire s’élargit un peu et elle tourne le regard vers moi.

-« Je suis désolée aussi. Tu venais juste d’être menacée par un homme armé. Il était normal que tu sois à cran. »

Je hausse les épaules.

-« Je suppose que tu l’étais autant que moi, après tout, je me suis comportée d’un manière violente alors que je sais que tu as horreur de ça. »

Je baisse la fermeture éclair de mon sac de couchage pour en sortir mes bras, de manière à l’enlacer. Très vite, elle fait la même chose et il ne se passe guère de temps avant que nous échangions un baiser. Je pose ma tête sur le haut de sa poitrine et elle caresse mes cheveux avant de murmurer.

-« On oublie ça, Eléna ? »

Je hoche vigoureusement la tête pendant qu’elle ajoute doucement.

-« J’ai détesté me disputer avec toi. »

Je ne réponds rien, mais en mon for intérieur, je suis persuadée qu’elle ne peut pas avoir détesté ça autant que moi. Et durant les quelques minutes qui suivent, alors que nous restons simplement enlacées à savourer la présence et le contact l’une de l’autre, je me promets de faire tout mon possible pour que cela n’arrive plus jamais.

 

Nous avons encore besoin d’une petite semaine pour arriver non loin de la frontière française. Dorénavant, grâce à l’argent gagné en cueillant les pommes, Gabrielle porte elle aussi un petit sac à dos, dans lequel se trouvent les trois recharges de gaz destinées à notre réchaud que nous avons acquises, ainsi qu’un plaid et bien entendu, une partie de nos réserves de nourriture. Je porte le reste, ainsi que la tente, et les sacs de couchage.

Cette fois nous ne perdons pas de temps à tergiverser et le jour même de notre arrivée, nous commençons de nouveau notre ascension à la tombée de la nuit.

Nous marchons longtemps, comme lorsque nous avons entrepris de nous rendre en Italie, pourtant tout est différent. La pente est plus raide, les paysages plus secs, et les nuits beaucoup plus froides. Mais ce qui nous pose le plus de problème est notre orientation, puisque nous n’avons pu nous procurer de carte et nous dirigeons exclusivement à l’aide de notre boussole. Si nous n’avons aucun doute sur la direction que nous suivons pendant les deux premiers jours, la brume et l’humidité gênant notre vision, et si la boussole nous permet de garder la bonne direction générale, nous sommes rapidement perturbées en constatant, un matin où le temps est un peu plus clair, que nous ne distinguons aucun col, aucune courbure dans la ligne d’horizon, devant nous. Nous progressons toutefois, lentement mais sûrement et après quelques heures à hésiter et à chercher, parfois longuement, nous finissons par trouver le passage qui nous permet de franchir les montagnes. Après cela, la descente vers la vallée est bien plus aisée, et plus rapide, même si les conditions météo sont de plus en plus difficiles. Nous passons d’ailleurs notre dernière nuit italienne sous la neige, emmitouflées dans nos duvets et sous le plaid, serrées l’une contre l’autre, dans l’espoir de nous réchauffer autant que pour le plaisir d’être au plus près de l’autre.

Je respire profondément quand nous arrivons dans la vallée, cherchant dans l’air français une odeur ou une atmosphère différente, mais je déchante vite. A peine avons planté la tente, à l’orée d’un bois, qu’un homme vient nous invectiver. Mal rasé et vêtu du même genre de salopette bleue que le premier italien que nous avons croisé, il parle en faisant de grands gestes rageurs, et si nous ne comprenons pas un mot de ses paroles, son ton est suffisamment explicite pour que nous sachions qu’il nous intime de déguerpir d’une terre qui, sans doute, lui appartient. Nous obtempérons en silence, soucieuse de ne pas l’inciter à nous dénoncer aux autorités locales en discutant, et marchons un long moment dans l’obscurité, puisque la nuit est tombée, avant de nous installer, cette fois sous le couvert des arbres qui dissimulent, plus ou moins, la couleur vive de notre toile. Le lendemain, nous nous levons dès l’aube, pressées de mettre le plus d’espace entre l’homme qui nous a chassées la veille et nous.

Au bout de quelques jours, nous commençons de nouveau à manquer de provisions, et alors que depuis notre arrivée nous avons consciencieusement évité les agglomérations, nous nous voyons contraintes d’entrer dans une ville de moyenne importance dans l’espoir de trouver de quoi nous nourrir, au moins durant quelques jours.

Sans doute avais-je encore quelques illusions en arrivant ici, mais je déchante vite. Les français, s’ils ne sont pas plus mauvais que les autres, ne sont pas meilleurs non plus. A peine commençons nous à marcher dans les rues qu’un couple d’âge moyen, passant près de nous alors que nous conversons dans notre langue maternelle, ne retient pas un regard dédaigneux et quelques mots que nous ne comprenons pas mais qui sont manifestement et sans aucun doute possible, des insultes. Heureusement, il n’est pas le seul à remarquer notre présence et nous sommes particulièrement touchées par la vieille dame qui, sans que nous lui ayons rien demandé, vient glisser doucement une baguette de pain dans la main de Gabrielle et à qui nous ne savons même pas exprimer nos remerciements.

Mais cela ne suffit bien évidemment pas à régler nos problèmes et le soir venu, alors que la nuit tombe, nous ne trouvons pas d’autre solution que de nous rendre à la sortie de l’église, après vêpres, pour nous introduire dans la bâtisse, espérant y passer la nuit.

Fatiguées, nous nous laissons tomber au sol, tout près de l’entrée, non sans avoir toutes deux tracé un signe de croix au moment où nous entrions, mais nous n’avons guère de temps pour nous reposer puisque, à peine deux minutes après nous être assises, nous voyons arriver le prêtre devant nous. Visiblement étonné de nous voir là, il prend cependant le temps d’aller fermer les portes de son église avant de venir se planter devant nous et de nous parler, le regard scrutateur, mais le ton plein de douceur. Nous nous levons précipitamment et lui répondons dans notre propre langue, qu’il ne comprend pas mieux que nous la sienne. Et puis, ma blonde amie a l’idée de s’adresser à lui en italien, articulant soigneusement et parlant d’autant plus lentement que c’est une langue qu’elle maîtrise mal, tout comme moi d’ailleurs. Mais cela paraît suffisant pour que le prêtre, fronçant les sourcils de concentration, hoche la tête et nous réponde, avec autant de soin, en utilisant des mots que nous ne reconnaissons pas tous, certains donnant d’ailleurs l’impression d’être très voisins de ceux de notre langue maternelle, et des tournures de phrases si étranges qu’il nous faut un temps pour saisir qu’il s’exprime, non pas en italien, mais en latin. Tout ceci ne nous permet pas d’avoir une vraie conversation, ni même d’expliquer à l’homme comment nous sommes arrivées là, toutefois c’est suffisant pour que nous nous fassions à peu près comprendre.

Un instant, il reste pensif, à simplement nous regarder, avant de se tourner vers le crucifix accroché au mur, derrière l’autel. Sans joindre les mains, il prie un moment, ses lèvres remuant en silence, et puis, pour la première fois, il nous sourit, avant de nous faire signe de le suivre.

Un autre crucifix, bien plus petit que celui de l’église, est fixé au mur de la salle à manger alors que nous avalons avec un grand plaisir l’assiette de soupe qui nous a été servie.

Le repas est relativement frugal, le potage suivi par un plat de pâtes et un morceau de fromage, mais nous sommes toutes deux ravies de manger chaud et remercions d’autant plus chaleureusement notre hôte qu’après le couvert, il nous offre aussi le gîte. En effet, pour la première fois depuis bien longtemps, depuis que nous avons quitté la caravane en fait, nous avons la possibilité de prendre une douche et de passer la nuit dans un vrai lit. Un canapé en fait, que nous partageons plus que volontiers, même si son confort laisse quelque peu à désirer, mais c’est pour nous un véritable délice que d’y dormir.

C’est pendant le petit déjeuner, que le père nous a invité à partager avec lui, que celui-ci nous interroge sur nos projets concernant notre avenir, plus ou moins immédiat, grimaçant en entendant notre réponse, pour le moins imprécise et même confuse. Tout en se grattant machinalement le crâne, il nous explique avoir longuement réfléchi, envisagé d’appeler un service social voire la Croix-rouge, mais qu’il y a finalement renoncé par peur de nous voir déguerpir.

-« Il faut comprendre que tout ce que je souhaite est de vous aider, mais sans vous attirer des ennuis pour autant. Même si vous ne me l’avez pas dit clairement, j’ai cru comprendre que vous n’avez aucun papier officiel, et je redoutais qu’une organisation caritative ou, plus encore une assistante sociale, ne vous signale aux autorités. »

Nous n’avons rien à répondre à cela et commençons à ranger nos quelques affaires dans les sacs à dos en silence, mais il nous suit pour terminer.

-« J’ai passé la majeure partie de la nuit à prier, mais je n’ai trouvé aucune solution.»

Il baisse la tête, paraissant presque s’excuser de ne pas avoir de solution miracle à nous proposer, son expression si désolée que Gabrielle s’approche de lui, posant doucement sa main sur son épaule comme s’il avait besoin d’être consolé.

-« Vous avez bien agi père Joseph. Nous n’espérions rien d’autre qu’un abri en entrant dans cette église, et vous nous avez donné bien plus que ça.»

Elle presse légèrement son épaule avant de le lâcher pour conclure.

-« Nous sommes heureuses de vous avoir rencontré, et pas seulement pour le repas, la douche et le canapé, mais bien plutôt pour l’amitié et la compassion que vous nous avez témoignées. »

Il hoche la tête, semblant touché par les propos de ma compagne et murmure.

-« Je prierai pour vous. »

Et puis, l’expression un peu embarrassée, il prend la main de Gabrielle pour ce que je crois être un geste d’au revoir, mais je constate rapidement qu’il s’agit d’autre chose en remarquant que les joues de mon amie s’empourprent. Elle secoue négativement la tête, chuchote un petit « Non, c’est inutile, nous vous devons déjà beaucoup », mais il insiste, ne lâchant sa main que lorsqu’elle acquiesce et je comprends qu’il lui a donné quelque chose, sans doute un billet de banque, un geste qui m’inspire des sentiments mitigés. D’une part, j’apprécie l’intention purement désintéressée venant d’un homme qui fait de son mieux pour nous aider, mais d’autre part, je me sens mal à l’aise, avec l’impressions un peu humiliante d’être pathétique et de ne plus inspirer que de la pitié. Je ne dis rien toutefois et fixe le sac à dos sur mes épaules en silence avant que nous quittions le prêtre, le saluant une dernière fois avant de refermer la porte de son logement, contigu à l’église, derrière nous.

Nous n’avons pas vraiment idée de la manière dont nous devons nous y prendre pour obtenir des papiers, aussi nous contentons nous pour l’instant de nous remettre en marche, nous dirigeant vers la route nationale pour y faire de l’auto stop. Dans un premier temps, nous espérons atteindre rapidement une agglomération la plus importante possible dans l’espoir d’y rencontrer une association qui puisse nous aider, dans le même genre que le centre par lequel nous avons déjà été prise en charge. Certes, la possibilité d’être contrôlées puis interpellées par la police est plus importante dans les grandes villes mais nous n’avons guère le choix et c’est un risque que nous sommes plus ou moins contraintes de prendre.

Peu d’automobilistes s’arrêtent pour nous faire monter dans leurs voitures, et il nous faut presque une semaine avant d’arriver dans une ville nommée Lyon. Bien que nous ayons fait les choix les plus économiques possible, le billet de 100 francs du père Joseph n’est plus qu’un souvenir et hormis le thé que nous avons bu en nous levant, nous n’avons rien avalé de la journée, c’est pourquoi, lorsque la journée se termine, je prends la décision de voler de nouveau dans les commerces. Bien sûr, cette idée ne m’enthousiasme pas et Gabrielle est encore plus réticente que moi, mais les choses étant ce qu’elles sont, nous ne voyons pas quoi faire d’autre pour l’instant.

Il nous faut un certain temps pour trouver enfin une petite épicerie de quartier et cette fois, puisque nous ne parlons français ni l’une ni l’autre, nous utilisons une méthode un peu différente. Je ne me rends à l’intérieur de la petite boutique qu’une fois que mon amie a commencé à parler au commerçant. Bien entendu, il ne comprend pas un mot de ce qu’elle lui raconte, mais l’homme, visiblement plein de bonne volonté, fait son possible, l’écoute, tente de dialoguer par geste et prononce péniblement quelques mots d’anglais, concentrant tellement son attention sur ma blonde amie qu’il ne me voit absolument pas entrer, puis ressortir les poches remplies, de sa boutique.

Assise sur un banc dans une petite rue tranquille, je déballe le produit de mon larcin, étalant jambon et fromage sur mes genoux mais ne touche à rien, m’inquiétant plutôt du teint pâle et de l’expression triste de ma compagne. La mine contrariée, elle observe la nourriture que j’ai volée avant d’appuyer ses coudes sur ses genoux, enfouissant sa tête dans ses mains en poussant un profond soupir dans lequel je discerne un part de désespoir. Doucement, je passe un bras autour de ses épaules, la tirant contre moi pour qu’elle se redresse et c’est dans mon cou qu’elle vient cacher son visage. Je n’ai pas besoin de l’interroger pour comprendre que ce qui la chagrine tant est d’avoir été complice d’un acte qu’elle juge tout à fait répréhensible, ce qu’elle confirme d’elle-même après un nouveau soupir.

-« Sais-tu ce qui me dérange le plus ? Ce n’est pas d’avoir volé, c’est d’avoir abusé de la gentillesse et de la bonne volonté de quelqu’un qui faisait tout son possible pour m’aider et tenter de me comprendre. »

Je hoche la tête et resserre ma prise sur ses épaules.

-« Je comprends parfaitement ce que tu ressens, Gabrielle. Je sais que c’est contraire à tout ce auquel tu crois, à tout ce qu’on t’a enseigné durant ton enfance, mais si nous voulons survivre, et en attendant de parler suffisamment bien le français pour pouvoir chercher un emploi, nous n’avons guère le choix. »

Elle secoue négativement la tête, ne paraissant pas vraiment convaincue et se serre davantage contre moi avant de reprendre la parole, sa voix indiquant clairement qu’elle n’est pas loin de pleurer.

-« Avant le début de ce périple, quand je travaillais pour le patron, je me sentais toujours sale, souillée, et je détestais ce que je faisais. Mais la honte que je ressentais n’était pas la même que celle que j’éprouve maintenant. »

Elle renifle et hausse les épaules.

-« Au moins, mon activité ne salissait que moi, tandis que dans la situation présente, je ne peux m’empêcher de penser à cet homme que nous avons volé et que j’ai berné en profitant de sa sympathie. »

Je dépose un petit baiser sur son front avant de répondre doucement.

-« Ces deux situations n’ont rien de comparable, Gabrielle, et tu dois oublier ce passé si déplaisant, ne même plus en parler pour ne plus penser qu’à l’avenir. »

Elle acquiesce d’un léger mouvement du menton.

-« Je le sais bien, et je n’ai aucune envie de pratiquer de nouveau la même activité que chez le patron, tu peux me croire. Mais je n’ai aucune envie de voler ou de t’aider à le faire non plus. »

Il n’y a aucune trace d’accusation dans sa voix, mais sa phrase me fait mal tout de même et je resserre ma prise sur ses épaules, baissant la tête.

-« Tu n’auras plus à le faire, chérie. Je te promets que dorénavant je me débrouillerai seule. »

Elle se redresse brusquement, passant une main sur ma joue avec beaucoup de douceur.

-« Il ne s’agit pas de ça. Je sais bien que tu ne le fais pas par plaisir, et j’estime que si je mange la nourriture que tu ramènes, il est juste que je t’aide à te la procurer. »

Elle hausse de nouveau les épaules, les lèvres tordues dans une moue un peu dégoûtée.

-« J’aimerais que nous trouvions un autre moyen de subsister, un moyen honnête. »

Je la reprends contre moi, effleurant son front d’un nouveau baiser.

-« Nous trouverons, je te le promets. D’ailleurs, dès demain, nous rechercherons une association, et en attendant qu’au moins l’une d’entre nous ait un travail, je me chargerai de l’approvisionnement moi-même. Je te promets cela aussi. »

Elle a un petit sourire un peu amer, puis c’est son tour de m’embrasser, sur la joue. Ensuite, nous quittons le banc, partant à la recherche d’un endroit où passer la nuit puisqu’il n’est pas question que nous dressions la tente en pleine ville. Après un moment, nous nous installons finalement au fond d’un tout petit parc, et c’est dans les bras l’une de l’autre que nous nous endormons, blotties derrière quelques arbres qui nous protègent de la bise glaciale qui souffle sur la ville.

Dès le lendemain, en milieu de matinée, nous trouvons une petite antenne du « Collectif 69 », une association qui, entre autres choses, aide les sans papiers de la région. Nous sommes reçues très aimablement par une dame entre deux âges, mais, toujours gênées par notre manque de pratique de la langue française, nous sommes dans l’impossibilité d’expliquer clairement notre situation. Heureusement, la femme, compréhensive et peut-être habituée à ce genre de situation ne nous laisse pas nous en aller et nous fait gentiment asseoir dans son bureau pendant qu’elle passe quelques coups de fil cherchant apparemment à joindre quelqu’un avec qui nous puissions communiquer. Nous attendons patiemment, contentes d’être au chaud et de boire un café jusqu’à ce qu’elle pousse un petit cri en dressant son pouce dans notre direction. Nous comprenons qu’elle nous a déniché un interlocuteur et nous redressons inconsciemment sur nos sièges, comme si nous voulions absolument faire bonne impression alors que personne n’est encore là. Il nous faut attendre encore une bonne demi-heure pour que nous voyons arriver un homme sans doute quinquagénaire, aux cheveux poivre et sel et à l’expression soucieuse qui se présente comme étant un compatriote vivant à Lyon depuis une petite trentaine d’années et répondant au prénom de Vasile.

Rapidement, nous expliquons notre situation, insistant sur le fait que nos préoccupations les plus urgentes sont bien entendu, de trouver un toit et un moyen de gagner notre subsistance, d’apprendre la langue de ce pays où nous espérons nous installer, mais aussi et surtout de nous procurer des papiers, ce qui nous permettrait de rester ici sans craindre l’expulsion à tout moment.

Dominique, la femme qui nous a reçues pousse un profond soupir en entendant cette liste, traduite par Vasile, et son visage montre clairement que rien ne sera facile. Pourtant, toujours par l’intermédiaire de notre compatriote, elle nous donne l’adresse d’un centre d’hébergement pour SDF, « Collectif 69 » ne disposant pas de ce genre de local, où d’après elle, nous n’aurons aucun mal à trouver une place. Ensuite, elle nous explique aussi que nous pourrons très vite bénéficier de cours de français, donnés chaque soir aux étrangers dans l’enceinte même de l’association. Malheureusement, nos autres requêtes, elles, ne reçoivent pas de réponses aussi positives. L’association nous aidera à remplir une demande de régularisation, et l’un de ses juristes s’occupera des papiers et formulaires à remplir avec nous en faisant jouer le fait que notre pays d’origine est dirigé par un dictateur dans l’espoir d’obtenir un statut de réfugiée politique pour chacune d’entre nous, mais il faudra plusieurs mois avant d’obtenir une réponse, et pour ce qui est de gagner notre vie, ou d’assurer notre subsistance d’un manière ou d’une autre, elle n’a pas de solution à nous donner. Au moment où nous nous apprêtons à nous en aller, Dominique nous offre toutefois quelques tickets restaurant qui ne nous permettront sans doute pas de passer plus d’une ou deux journées tranquilles, mais d’avoir enfin rencontré des gens prêts à nous aider fait gonfler notre moral et c’est pleines d’optimisme que nous nous dirigeons vers le centre d’hébergement.

Il ne faut guère de temps pour que nous déchantions. Le centre d’hébergement nous assure un toit alors que les températures commencent à être vraiment basses, mais nous ne nous y plaisons pas, trop de promiscuité, trop de bruit et de voisins de lit désagréables. Cependant, notre plus gros problème reste la difficulté que nous éprouvons pour nous procurer de la nourriture. Certes, quelques associations caritatives distribuent régulièrement des repas chauds le soir, que nous devons d’ailleurs parfois prendre dehors sous les regards, pas toujours charitables, des passants, mais les journées sont longues et ce seul repas est loin de nous suffire. Alors, et bien que nous n’aimions cela ni l’une ni l’autre, il m’arrive très régulièrement de voler de nouveau dans les boutiques. Souvent, dans ces moments là, je songe à mes parents, à la piètre opinion qu’ils auraient de moi s’ils savaient, eux à qui la simple idée d’être malhonnête faisait horreur, et seuls le soutien et l’amour de Gabrielle, qui me fait remarquer à quel point nous n’avons pas le choix, m’aident à oublier ce sentiment de honte que je ressens en pensant à mes parents.

Comme promis, les juristes membres de l’association remplissent les papiers nécessaires à, peut-être, la régularisation de notre situation, puis nous les déposons à la préfecture. Ensuite, et sachant qu’il faudra un long moment avant que nous ayons une réponse, nous nous contentons de vivoter entre les locaux de « Collectif 69 », le refuge pour SDF et les commerces où je me débrouille pour dérober tout ce qui nous est absolument nécessaire. Malheureusement , la direction du refuge où nous passons nos nuits commence à nous demander, avec de plus en plus d’insistance, de le quitter au moins pour quelques temps, afin de laisser la place à d’autres. Et si, au fil des jours et des leçons que nous prenons chaque soir, nous apprenons à nous débrouiller dans la langue de Voltaire, c’est bien le seul domaine dans lequel nous progressons avec régularité. C’est pourquoi nous ne sommes pas loin de sauter de joie lorsque, après plusieurs mois de recherches infructueuses, Gabrielle trouve un emploi dans un petit restaurant, du côté de Villeurbanne.

Toutefois, tout n’est pas rose là non plus. D’abord, la propriétaire de l’établissement prétend n’avoir besoin des services de mon amie uniquement durant le week-end et quelques journées de vacances scolaires, ensuite, puisque Gabrielle n’a pas de papiers, elle ne sera bien évidemment pas déclarée, et touchera un salaire si ridiculement bas que pendant un instant, elle envisage même de refuser le poste.  Mais la femme insiste, sans doute ravie de la possibilité d’embaucher une employée aussi « bon marché », finissant par convaincre mon amie en lui permettant de loger dans le studio qui se trouve au-dessus du restaurant, et en lui promettant de régulariser sa situation « dès que les affaires seront plus florissantes ».

C’est une promesse à laquelle nous ne croyons guère, mais Gabrielle se contente de ça, insistant seulement pour que je puisse venir loger avec elle dans le studio. Un peu réticente au départ , la femme se laisse finalement convaincre, persuadée que nous ne sommes rien d’autre que des amies qui ont fuit leur pays ensemble.

C’est le début de ce qui est sans doute la meilleur période de notre exil. Certes, le salaire de Gabrielle est dérisoire et sa patronne n’hésite pas à la faire travailler régulièrement à des heures où elle prétendait ne pas avoir besoin d’elle, et sans la payer davantage bien sûr, mais depuis que nous avons quitté notre pays, nous savons d’expérience que les gens ne sont pas tous forcément bons ou compatissants, loin de là, et nous nous sommes plus ou moins résignées à rencontrer régulièrement ce genre de comportement.

Bien sûr, nous nous nourrissons toujours du produit de mes rapines, utilisant le maigre salaire de ma compagne pour renouveler nos vêtements et nos chaussures, mais au lieu de nous appesantir sur notre sort, nous essayons plutôt de profiter de ce qui nous est offert, particulièrement heureuses d’avoir enfin un toit que nous ne partageons avec personne, et mettant nos heures de libre à profit pour rechercher chacune un emploi déclaré, ce qui nous permettra, nous en sommes certaines, d’avoir de bien meilleures chances de voir nos demandes de régularisation aboutir. Jour après jour, je parcours la ville et sa banlieue, Gabrielle m’accompagnant aussi souvent qu’elle le peut.

C’est ainsi qu’un matin d’été, alors que nous marchons dans les rues de Villeurbanne et prenant la direction de Lyon, interrogeant tous les commerçants dans l’espoir de me dénicher ne serait-ce qu’un petit boulot, que nous voyons une femme déjà âgée, assise sur un trottoir et le dos appuyé contre un mur, qui mendie et nous interpelle d’un « s’il vous plaît »  teinté d’un accent si prononcé que nous ne pouvons nous empêcher de nous arrêter pour la dévisager. Le visage ridé, la bouche édentée, le crâne recouvert d’un fichu d’où s’échappent quelques mèches grises et sales, elle tend une main rouge et gercée vers nous, ses yeux sombres remplis d’une supplique muette. Désolée de ne pouvoir lui donner ne serait-ce que quelques centimes, je me détourne, prête à reprendre mon chemin quand je me rends compte que Gabrielle, elle, reste devant la femme, si immobile qu’elle paraît comme statufiée. Intriguée, je pose une main sur l’épaule de ma compagne avant de l’interroger doucement.

-« Est-ce que ça va, Gabrielle ? »

Elle hoche la tête en guise de réponse mais ne me jette pas un regard, s’accroupissant plutôt en face de la femme en tendant une main pour la poser sur son genou afin de ne pas perdre son équilibre.

-« Irina ? Vous êtes Irina, n’est-ce pas ? Je suis Gabrielle, est-ce que vous me reconnaissez ? »

La femme ne réagit pas immédiatement, se contentant de fixer mon amie en plissant les yeux, semblant chercher au fond de sa mémoire, jusqu’à ce qu’enfin, son regard s’illumine.

-« Gabrielle ! Oui, c’est ça… Tu as bien grandi, sais-tu ? »

Un demi-sourire s’accroche aux lèvres de mon amie alors que la femme reprend, haussant les épaules dans un geste plein de résignation.

-« J’ignorais que tu étais venue ici. Toi aussi tu croyais avoir ta chance, trouver un monde meilleur, un endroit où tu pourrai vivre libre et dans la dignité, éviter la misère peut-être… »

Elle baisse la tête avant de conclure, le ton amer.

-« Toi aussi, tu as cru à ce qui n’était qu’un mirage… »

Son aigreur est visible et Gabrielle ne répond pas tout de suite à cela, se tournant plutôt vers moi pour m’expliquer que cette femme est une de ses anciennes voisines qui avait brusquement disparu avec toute sa famille alors que mon amie avait une douzaine d’années. Ensuite, elle reporte le regard sur Irina.

-« Je ne savais pas que vous aviez immigré. Un matin, vous n’étiez tout simplement plus là et personne n’a su dire où vous étiez allés. Pour dire la vérité, tout le village pensait que la police avait emmené toute la famille, pour quelque obscure raison.»

La mine compatissante, elle effleure la main que la femme a gardée tendue devant elle.

-« Ca fait donc une dizaine d’années que vous êtes à Lyon, et vous n’avez pas réussi à obtenir de papiers ? »

Irina secoue négativement la tête.

-« Il y a dix ans, c’était la première fois que nous partions. Nous avions réussi à aller jusqu’à Paris ! C’était comme un rêve qui se réalisait, nous étions persuadés que tout se passerait bien pour nous sitôt arrivés. Mais ça ne s’est pas passé comme nous l’espérions. Nous ne trouvions pas d’emploi, ni d’endroit où nous loger, et nous avons fini par nous faire attraper par la police qui nous a renvoyés au pays.»

La femme s’interrompt un moment, l’air abattu et c’est Gabrielle qui, après quelques secondes, l’interroge de nouveau.

-« Je ne me souviens pas vous avoir vus revenir… »

Irina lève un moment les mains à hauteur des épaules avant de les laisser retomber dans un geste de dépit.

-« A ce moment là, nous sommes restées là où on nous avait renvoyés, dans la capitale. Mais la vie y était aussi difficile qu’au village alors, après quelques temps, nous nous sommes débrouillés pour repartir, retourner en France. »

Elle hausse les épaules, fataliste.

-« Mon fils aîné, qui avait 16 ans à l’époque, n’a pas voulu nous suivre et nous n’avons plus de nouvelles de lui depuis. J’espère qu’il se débrouille là-bas… Quant à nous, Lyon n’est pas différent de Paris. Sans papiers officiels, tout est plus dur et en dehors des associations, il n’y a pas grand monde qui nous aide vraiment. »

Elle affiche une moue dégoûtée pour terminer, d’un ton particulièrement las.

-« Il est arrivé que nous rencontrions des gens vraiment gentils, dévoués, qui ont beaucoup fait pour nous, mais malheureusement nous avons aussi connu des personnes sans aucun scrupules qui ne pensaient qu’à profiter de notre faiblesse, de l’impossibilité que nous avions de nous défendre… Et puis, ceux qui nous venaient en aide s’attiraient des ennuis. Pendant un temps, mon époux avait trouvé un emploi, dans une usine. Il travaillait comme un employé ordinaire, avec fiche de paie et les mêmes avantages et obligations que les autres. Jusqu’à ce que son patron soit dénoncé. Mon mari a perdu son emploi, son patron a payé une amende et l’usine a fini par péricliter… Depuis, nous nous débrouillons comme nous pouvons. Nous vivons dans un camp, un groupement de tentes, de caravanes, un campement illégal, bien sûr… De temps en temps, mon mari trouve un petit boulot, je mendie et nous avons même réussi à inscrire nos filles à l’école. Alors, je suppose que ça pourrait être pire. »

Ni Gabrielle ni moi ne savons quoi répondre à cela. Tout a été difficile pour nous, le trajet, l’apprentissage de la langue et la longue attente de la réponse de la préfecture, pendant laquelle il faut bien vivre. En écoutant le récit de l’ancienne voisine de Gabrielle, j’ai pourtant l’impression que nous ne nous en sommes pas si mal sorties, en tous cas depuis que nous sommes en France, il reste juste à espérer que ça se termine mieux.

Je suis tirée de mes pensées par la voix d’Irina qui questionne ma compagne sur notre arrivée en France, esquissant une moue un peu envieuse en apprenant que nous disposons d’un logement et que nous pouvons nous doucher tous les jours. Elle hausse dédaigneusement les épaules lorsque ma compagne, qui omet certainement volontairement de lui parler de son activité chez le patron, lui explique à quel point elle trouve le quotidien difficile.

-« Tu n’as encore rien vu ! Quand tu seras dans une situation comme la mienne, avec des enfants à élever, tu sauras ce qu’est une vie difficile ! »

Elle paraît en colère maintenant et se lève pour faire face à ma compagne, faisant de grands gestes qui semblent traduire un certain énervement.

-« Tu devrais t’en aller Gabrielle, et emmener ton amie avec toi. Je n’ai plus envie de t’entendre parler de vos prétendues difficultés, alors que pour ma part, j’ai l’impression que vous êtes pratiquement des privilégiées si l’on compare avec nous, et excepté notre langue maternelle, je crois que nous n’avons plus grand chose en commun. »

Cette sortie laisse mon amie sans voix, et son ancienne voisine manifestement aigrie, ne lui jette pas un regard alors qu’elle s’éloigne, traversant la rue pour aller s’installer, sur le trottoir d’en face.

Déconcertée par cette sortie, Gabrielle reste plantée là, à suivre Irina du regard en se demandant si elle doit insister et reprendre la conversation ou laisser tomber. Et puis, elle se tourne vers moi juste au moment où je m’avance pour passer un bras sur ses épaules, lui permettant ainsi de s’appuyer un peu contre moi. Elle lève son visage vers le mien, me sourit doucement, reporte un instant les yeux sur son ancienne voisine qui l’ignore ostensiblement, puis met son bras autour de ma taille, m’entraînant vers la rue voisine.

Visiblement, cette rencontre inattendue perturbe Gabrielle, qui, inhabituellement peu loquace, passe la soirée allongée sur notre lit, si songeuse que je la fais sursauter au moment où je viens m’asseoir près d’elle. Doucement, je caresse sa joue, repoussant une mèche blonde venue se poser non loin de son nez, puis je l’interroge à voix basse.

-« T’inquiéterais-tu pour ton ancienne voisine ? C’est vrai que sa situation est particulièrement difficile, mais tu es bien placée pour savoir que parfois, les choses changent très vite, qu’il suffit parfois d’un grain de sable pour modifier le destin de certains. »

Elle secoue négativement la tête, attrapant ma main, qui erre toujours sur sa joue, pour en embrasser la paume.

-« Je suis triste pour elle, oui. Mais si je m’inquiète, c’est plutôt pour nous. »

Je hausse un sourcil interrogateur, attendant qu’elle précise sa pensée.

-« Je m’inquiète parce que, non seulement j’espère que nous connaîtrons une autre destinée, que nous parviendrons à nous installer et faire notre vie ici, mais surtout, je ne veux pas que nous atteignions ce degré d’amertume, que nous devenions aussi aigries qu’elle. »

Je hoche la tête, comprenant parfaitement ce qu’elle ressent, et je me penche vers elle, jusqu’à ce que mes lèvres effleurent son front.

-« Nous ne deviendrons pas comme ça, Gabrielle, tu peux en être certaine. Ce que nous éprouvons l’une pour l’autre nous protègera de l’amertume. »

Elle a un demi-sourire, ne paraissant absolument pas convaincue.

-« Irina et son mari ont dû penser la même chose… »

Cette fois, je ne me contente pas de me pencher et m’allonge près d’elle, profitant de l’étroitesse du lit pour me coller contre elle et la prendre dans mes bras.

-« Ils sont différents de nous. Et puis ils ont des enfants et le souci de les nourrir alors que nous n’avons à nous préoccuper que de nous-mêmes. »

Je dépose de nouveau un petit baiser, sur sa pommette droite cette fois, et je resserre ma prise sur son corps avant de murmurer au creux de son oreille.

-« Je suis certaine que ça ne nous arrivera pas, nous y veillerons. »

Son sourire s’élargit et elle tourne entre mes bras pour se placer complètement face à moi, chuchotant elle aussi.

-« Tu me le promets ? »

Je hoche la tête pour toute réponse, et puis, tout doucement, je pose ma bouche sur la sienne. Ses mains se perdent dans mes cheveux pendant que les miennes commencent à errer sur ses flancs et ses hanches avant de glisser sous son tee-shirt…. Il se passe un long moment avant que nous nous endormions, serrées l’une contre l’autre.

Ca fait une année que nous sommes à Lyon. L’automne arrive lentement et les jours se succèdent sans apporter de changement à notre situation. Si nous avons fait de gros progrès dans la pratique de la langue française, nous continuons tout de même à nous rendre quotidiennement aux cours donnés par « Collectif 69 », espérant chaque jour avoir des nouvelles de la préfecture et de nos dossiers de régularisation bien que nous sachions toutes deux à quel point les délais peuvent être longs.

Plusieurs fois par semaine, je m’introduis dans de petits magasins, assurant notre approvisionnement en dérobant de la nourriture, Au fil du temps, je suis devenue très habile à cet exercice, mais il m’arrive toutefois d’avoir des sueurs froides de temps à autre. Comme ce matin où, alors que je ressortais les poches pleines d’une supérette, le caissier a tenté de m’intercepter, ses yeux méfiants fixés sur mon blouson avec suffisamment de suspicion pour que je détale à toutes jambes, poursuivie pendant un long moment par le même caissier, apparemment très pugnace. Heureusement, je m’en suis sortie pour aujourd’hui, et si je n’ai rien dit à Gabrielle de ma mésaventure, et si j’ai bien l’intention de continuer à assurer l’essentiel de notre approvisionnement de cette manière, en tous cas jusqu’à ce que je trouve au moins un petit boulot, il n’empêche que cela me déplaît de plus en plus. Non seulement parce qu’un incident comme celui-là pourrait se terminer beaucoup plus mal, mettant ainsi en péril ma demande de régularisation, mais aussi parce que ma conscience ne s’accommode toujours pas de cet état de fait.

La patronne de Gabrielle ne tient évidemment pas ses promesses, ce qui ne nous surprend guère et si ma compagne effectue sans se plaindre bien plus d’heures de travail qu’il n’était convenu au départ, c’est uniquement parce que nous apprécions toutes deux le toit que son « emploi » nous procure.  Par contre, alors qu’en ce début novembre les trottoirs se couvrent de feuilles jaunes, rouges ou brunes, et que comme à l’accoutumée j’arpente les rues de la capitale des Gaules, j’aperçois un homme, visiblement déjà relativement âgé, qui se débat pour charger divers objets, du tabouret à la chaise de paille en passant pas un guéridon et même une baignoire montée sur des pieds de métal ressemblant à des pattes de lion, dans une camionnette grise apparemment aussi vieille que lui. Un moment, je le regarde se débattre, tenter de soulever, de tirer, de pousser, et puis alors qu’il ahane sous le poids d’un commode dont les tiroirs ont pourtant été retirés, je viens spontanément le rejoindre pour lui prêter main forte. Sans rien dire, il accepte mon aide, me jetant tout de même un rapide coup d’œil avant de me faire signe de le suivre dans les escaliers de l’immeuble devant lequel la camionnette est garée. Je le suis jusqu’au premier étage où, dans un appartement dont les murs et le plafond auraient besoin d’un bon coup de peinture, se trouvent encore quantité de petits meubles et quelques bibelots parfois de taille tout à fait respectable, que l’homme à visiblement l’intention d’amener à sa camionnette. L’homme n’est pas bavard, mais il se présente tout de même « Alain », et s’enquiert du mien. Ensuite, les seuls mots qu’il prononce concernent le travail que nous effectuons.

Ce n’est qu’une fois que nous avons terminé notre tâche, debout au comptoir d’un petit bistrot situé dans la même rue, qu’il devient un peu plus loquace et m’explique, en peu de mots tout de même, qu’il est à la fois brocanteur et chiffonnier, qu’il vivote en débarrassant des logements, revendant ainsi les objets qu’il a récupérés, et qu’il loge dans une vieille maison héritée de sa tante, du côté d’Oullins.

Ce n’est pas si proche que ça de Villeurbanne, et je me rends bien compte que sa situation est plus ou moins précaire, mais tout ça ne m’empêche pas de lui demander s’il n’aurait pas une peu de travail pour moi. Je ne m’attends pas à ce qu’il m’offre une situation de rêve, ni même à ce qu’il réponde favorablement, aussi suis-je agréablement surprise lorsque, après avoir payé nos verres, il hoche doucement la tête.

Bien sûr, il n’est pas question que je sois déclarée, il n’en a pas les moyens, ni que je travaille régulièrement, mais il n’est pas contre le fait que je lui donne un coup de main de temps à autre, même si ma rémunération sera légère. Je lui donne donc le téléphone du petit restaurant où travaille Gabrielle, et où nous logeons, puis nous nous séparons.

C’est le cœur léger et plein d’optimisme que je rejoins ma compagne devant le petit local de l’association, là où nous prenons les cours de français, particulièrement heureuse de lui raconter ma rencontre de cet après-midi. Si elle se rend bien compte que je ne peux pas considérer cette proposition comme un emploi et que ce sera bien insuffisant pour nous permettre d’en vivre ou obtenir des papiers, elle se réjouit tout autant que moi de cette opportunité, considérant que si c’est un tout petit début, c’est un début tout de même.

C’est en souriant et en conversant avec animation que nous pénétrons dans la pièce où se trouvent les autres élèves et Bernard, le professeur, surprises de voir arriver Dominique en compagnie  d’Anne-Marie, l’une des juristes qui nous ont aidé à remplir nos dossiers pour la préfecture. Comme chacun des étudiants présents, nous levons la tête, espérant, comme tout le monde ici avoir des nouvelles de nos dossiers, immédiatement ravies, et un peu surexcitées de les voir venir vers nous.

 

Assise sur une inconfortable chaise de plastique rouge, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains, j’écoute d’une oreille un peu distraite Dominique et Anne-Marie expliquer que les autorités n’ont aucunement l’obligation de justifier leur décision, et  qu’il est évident que je suis sensée quitter le territoire français dès maintenant, ou en tous cas le plus rapidement possible.

Du coin de l’œil, je vois Gabrielle s’affaisser sur sa chaise, semblant si déçue et navrée qu’on croirait que c’est sa demande qui a été rejetée, que c’est elle qui va être obligée de repartir.

Je me sens horriblement malheureuse à l’idée de devoir m’en aller, retourner d’où je viens, à la pensée d’avoir parcouru tant de routes et de chemins pour rien, mais l’expression affligée de ma compagne et la pensée que je vais devoir la quitter, elles, me brisent littéralement le cœur et je tends les bras pour l’enlacer, oubliant complètement la présence de nos deux amies françaises. Elle me rend mon étreinte en me serrant férocement contre elle, comme si elle mettait quiconque au défi de nous séparer, mais c’est avec un sourire extrêmement triste qu’elle murmure, amère.

-« Jamais je n’aurais imaginé qu’une seule d’entre nous serait acceptée ici. »

Je hausse une épaule, mon ton de voix exprimant clairement ma déception.

-« Ca ne m’est jamais venu à l’idée non plus. »

Sans doute n’avons-nous pas parlé suffisamment bas puisque Dominique s’approche, venant poser doucement une main sur mon épaule.

-« Je sais que tout ça est difficile pour toi, Eléna. Mais tu ne dois pas perdre espoir. Ensemble, on trouvera une solution, et d’ailleurs nous devrions nous atteler immédiatement à la tâche. »

Je lève les yeux vers elle, et hausse les épaules, désabusée. Mais je suppose qu’elle a raison, il est inutile de traîner. Je dépose un petit baiser sur la pommette de ma compagne et me lève lentement pour m’asseoir à la table où notre amie juriste vient de s’installer, les mains jointes sous son menton .

-« Tu ne peux plus rester en France dorénavant, Eléna. Il va falloir s’organiser, et cela de façon suffisamment « voyante », ou « officielle », pour qu’il n’y ait aucun doute sur ton départ. »

Je hoche la tête d’un mouvement un peu résigné, surprise de la voir afficher un petit sourire malicieux avant de reprendre.

-« Ensuite, rien ne t’empêchera de revenir, beaucoup plus discrètement. Et de faire une nouvelle demande.»

D’un geste machinal, je me frotte la tempe du bout de l’index, réfléchissant à ce qu’elle suggère. A vrai dire, je suis lasse de la clandestinité, lasse de ne pas avoir de papiers et de ne pas trouver d’emploi à cause de ça, lasse de devoir changer de rue dès que j’aperçois un uniforme, lasse de chaparder dans les petits commerces, lasse de la précarité de notre situation, et de bien d’autres choses encore. Et si je n’ai aucune envie de retourner dans mon pays, ou pire encore, dans mon village, je n’aspire plus qu’à trouver un endroit où je puisse vivre tranquille et sereine, sans avoir à craindre à tout moment d’être expulsée.

Je soupire, posant mon visage au creux de mes mains. Gabrielle a la chance que son dossier ait été accepté et je n’imagine pas une seconde pouvoir vivre sans elle, ce qui ne me laisse finalement que deux choix. Soit je reviens discrètement, comme Anne-Marie vient de me le suggérer, et j’impose à ma compagne une présence illégale et les soucis qui vont avec sans avoir la moindre certitude quant à la régularisation de ma situation, soit je pars définitivement d’ici, pour aller vivre une vie qui, sans Gabrielle à mes côtés, n’aura plus grand intérêt.

Je ne veux pas me séparer de Gabrielle, cette idée me rend physiquement malade, mais lui faire supporter mes problèmes, lui imposer mes difficultés, lui faire courir le risque d’avoir des ennuis avec la justice juste parce que je ne veux pas la quitter serait un comportement particulièrement égoïste de ma part, et je l’aime trop pour lui faire subir ça.

Les dents serrées, je retiens un sanglot et m’apprête à retourner vers mon amie, prête à lui annoncer que j’ai pris ma décision, lorsque, levant les yeux, je vois Gabrielle venir vers moi, son expression peinée remplacée par un air déterminé qui, à mon avis, lui sied bien mieux.

Souriante, elle me tend un exemplaire du « Progrès » le quotidien local, me désignant la une d’un geste de la main.

-« Peut-être devrais-tu lire cet article. »

Intriguée, je fronce les sourcils. Nous ne suivons guère l’actualité depuis notre arrivée ici. Au début parce que notre ignorance de la langue française nous en empêchait, ensuite parce que nous étions bien plus préoccupées par notre propre situation que par celle du monde autour de nous. Pourtant, cette fois, je me penche sur le journal avec intérêt.

Concentrée, je déchiffre lentement le texte, le plus long que j’ai jamais lu en langue française, vaguement et bizarrement contente d’avoir des nouvelles de mon pays.

Il s’en passe des choses là-bas, des choses que je n’aurais pas crues possibles à l’époque où je suis partie, et une fois ma lecture terminée, je lève vers mon amie un regard interrogateur, un de mes sourcils grimpant haut sur mon front.

-« C’est un article très intéressant, Gabrielle, et au fond je suis contente de savoir que les choses  vont peut-être s’améliorer pour le peuple, là-bas. »

Je cesse de parler le temps de prendre sa main, baissant le regard pour l’observer alors que je la caresse du bout des doigts, puis reprends doucement la parole.

-« Cependant, je dois dire que je m’interroge sur le motif qui t’a amenée à me le faire lire… »

Je dépose un petit baiser sur sa paume et lâche sa main avant de lever de nouveau les yeux vers son visage, un demi-sourire un peu amer sur les lèvres.

-« Serait-ce ta manière de me faire savoir que, peut-être, ce ne serait pas si mal pour moi de retourner au pays maintenant que la révolution est en marche et que le pouvoir va vraisemblablement changer de main ? »

Elle ne s’attendait pas à une telle question, et blêmit, de colère ou de chagrin ou des deux à la fois, je ne saurais le dire, puis se détourne en pinçant les lèvres et sans prononcer un mot. A  peine ai-je remarqué sa réaction que je regrette déjà mes paroles et l’insinuation détestable contenue dans ma phrase, et je quitte aussitôt ma chaise pour me précipiter derrière elle et l’attraper doucement par le bras, tout en m’arrangeant pour me placer face à elle.

-« Je suis désolée, Gabrielle. Ce n’est pas ce que je voulais dire… »

Je baisse les yeux un instant avant de les relever pour les plonger dans les siens.

-« Cette situation est absolument impossible et j’ai laissé ma déception l’emporter sur mon bon sens. Je sais sans aucun doute, je suis absolument convaincue que tu n’as aucune envie de me voir partir, j’ai juste laissé parler ma rancœur à la place de ma raison. »

Elle ne paraît plus fâchée maintenant, mais plutôt peinée alors qu’elle appuie sans rien dire son front contre mon épaule avant de passer ses bras autour de ma taille. Je l’enlace à mon tour et nous restons un moment comme ça, sans nous soucier de Dominique et d’Anne-Marie qui sont encore assises autour de la table.

 

La nuit est tombée quand nous sortons sans avoir passé une seule minute en cours. Nous marchons lentement, sans prononcer un mot, échangeant seulement un regard de temps à autres, et ce n’est qu’après notre repas, si frugal qu’il mérite plutôt le nom de casse-croûte, que nous parlons enfin, toutes deux allongées sur le lit.

Doucement, je m’approche de ma compagne, collant mon corps tout contre le sien avant de chuchoter au creux de son oreille.

-« J’espère que tu as bien compris que je ne voulais pas me montrer agressive avec toi Gabrielle. Cette situation m’exaspère et me déçoit tant que, pendant un instant, j’ai un peu perdu les pédales. »

Elle passe un bras autour de ma taille en me souriant avant de me répondre tout bas.

-« Je le sais bien, Eléna, et je peux te jurer que je ne t’en veux pas.»

Heureuse de l’entendre, je lui rends son sourire, caressant sa joue du bout de mon index avant d’y déposer un tout petit baiser.

-« Pourquoi m’as-tu fait lire cet article ? J’ai du mal à croire que tu souhaitais seulement que je prenne des nouvelles du pays, et je me demande si tu n’avais pas plutôt une autre raison. »

J’embrasse de nouveau légèrement sa joue et ajoute, le ton taquin.

-« Une raison cachée, peut-être ? »

Elle ne répond pas tout de suite, hochant simplement la tête d’un air un peu énigmatique, semblant s’amuser de ma curiosité, avant de lâcher.

-« La situation est complètement différente là-bas, dorénavant. Le dictateur est mort, et il est possible que nous puissions nous faire une place, ni dans ton village ni dans le mien bien sûr, mais pourquoi pas à la capitale ?  Tout est à reconstruire et à repenser à présent là-bas, et je suis persuadée que pour des femmes entreprenantes et pleines de volonté telles que nous, il sera tout à fait possible de se bâtir un avenir. En tous cas, je crois que ça vaut la peine d’y penser. »

J’en reste sans voix. Qu’elle puisse renoncer à la régularisation de sa situation et à la possibilité de s’installer définitivement ici pour retourner au pays avec moi est une idée qui ne m’avait même pas effleurée, et je la fixe d’un air si ébahi qu’il lui arrache un petit rire. Et puis, elle prend mon visage entre ses deux mains avant de murmurer.

-« Je ne resterai pas ici, ou nulle part ailleurs, si tu n’y es pas. J’irai où tu iras. »

Ca fait remuer quelque chose au fond de ma poitrine, et encore une fois, j’en perds mes mots une seconde avant de répondre doucement.

-« Tu as fait tant de sacrifices, tu es passée par des moments si difficiles, des situations épouvantables, tu as accepté tellement de choses que tu ne voulais pas pour ne pas rentrer, ne pas échouer… Et tu aurais enduré tout ça pour rien ? »

Elle secoue négativement la tête, son sourire tellement doux alors qu’elle se penche vers mon oreille.

-« Non, pas pour rien. Je t’ai rencontrée, et il ne pouvait rien m’arriver de mieux. Où que nous vivions, jamais je n’aurais pu rêver quoi que ce soit de plus beau qu’une vie avec toi.»

Je n’ai pas l’habitude de me laisser submerger par mes émotions, pourtant je sens des larmes couler sur mes joues, des larmes qu’elle essuie d’un mouvement de ses pouces. Et puis, le plus doucement et le plus tendrement possible, je l’embrasse et nous basculons lentement sur le lit.

 

**************

 

Bras dessus bras dessous, nous avançons lentement sur le boulevard Unirii. Nous n’étions jamais venues jusqu’à la capitale auparavant, mais nous savons toutes les deux que tout a changé. Nous sommes en janvier, il fait froid et la plupart des gens que nous croisons portent des manteaux qui paraissent bien minces et élimés en comparaison avec nos blousons achetés à la frontière italienne, mais l’important n’est pas là. Non, ce qui nous frappe fortement, c’est l’expression optimiste peinte sur chaque visage et le sourire joyeux qui étire les lèvres de tous. La révolution est terminée, le dictateur est mort. Tout le pays croit en un avenir meilleur et même si nous venons juste de rentrer, nous nous sentons partie intégrante de ce pays. Nous sommes jeunes, nous sommes débrouillardes et pleines de ressources, nous avons vu ce qui se passait ailleurs, et nous sommes déterminées à nous construire un avenir ici, chez nous, là où nous avons une existence légale et des papiers qui le sont tout autant. Ensemble, nous serons heureuses.

 

FIN                                                                                                                                  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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