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26 février 2020

Ô Vieillesse ennemie

 

 

 

Sans personne pour les prier ou les vénérer, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que des mythes, les Dieux perdirent lentement leur divinité. Et puis, ils commencèrent à vieillir….

 

 

                                                Ô VIEILLESSE ENNEMIE

 

                                                   de Gaxé

 

 

 

« Gabrielle ! Monsieur Hadès a encore souillé sa couche, il est temps de le changer ! »

Je ne sais même pas qui m’interpelle ainsi, mais je ne discute pas et je prends tout ce dont j’ai besoin, gant de toilette, cuvette pleine d’eau, savon, serviettes, lait de toilette, et je me dirige vers le résident grincheux qui m’accueille avec une grimace narquoise. Près de lui, Madame Perséphone, son épouse, se pince le nez en râlant.

« C’est la troisième fois aujourd’hui ! Quand je pense à la vigueur qu’il affichait autrefois, je ne le reconnais plus. »

Elle se penche vers moi pour ajouter en murmurant :

« Je le soupçonne de trouver ça amusant. Depuis hier, il a englouti des quantités de pruneaux, et de fruits de toutes sortes. Et plutôt verts, les fruits ! »

Son époux, les fesses à l’air pendant que je m’active pour le nettoyer, ricane.

« Et alors ?  Gabrielle est la seule femme qui touche mes parties les plus intimes dorénavant, alors autant que j’en profite ! »

Il jette un regard dégouté vers Madame Perséphone.

« Ma propre épouse ne m’approche même plus ! Comment voulez-vous qu’un homme supporte de vivre dans ces conditions ? »

Apparemment vexée, elle s’empare d’un oreiller qui traine sur son lit et en frappe le visage de son mari, lequel s’emporte et gesticule en essayant de se défendre. Heureusement, j’ai presque terminé ma tâche. Je m’empresse de lui enfiler une nouvelle couche et je m’éloigne pendant qu’ils continuent de se chamailler en se jetant quantité de noms d’oiseaux à la figure. J’entends encore quelques invectives et phrases qui se veulent blessantes, dans le genre de celles-ci :

« Mon pauvre Hadès, tu n’es plus capable de satisfaire qui que ce soit de toute façon. Impuissant ! »

« Evidemment ! Avec le physique que tu as dorénavant, tu n’exciterais même pas un aveugle, quand bien même il serait abstinent depuis des décennies ! »

Soupirant profondément, je vide la cuvette, range mon matériel et emprunte les larges escaliers pour descendre au rez de chaussée. C’est là que je croise Mynia, ma collègue, et subalterne puisque je suis la responsable des soins aux résidents de l’établissement. Ses cheveux bruns sont en désordre, son visage arbore une expression découragée et ses yeux sont rougis, comme si elle avait pleuré. Intriguée, et un peu inquiète pour celle qui travaille ici avec moi depuis plusieurs années maintenant, je passe un bras compatissant sur ses épaules et l’entraine vers la cuisine.

Ici, l’ambiance est toute autre. Nous sommes en milieu d’après-midi et les cuisinières sont toutes en pause, elles ne reviendront pas avant deux heures.

Mynia va s’asseoir à une table pendant que je nous prépare un thé à chacune, puis je vais la rejoindre. Le visage enfoui dans ses mains, elle pleure doucement et renifle bruyamment, tout en essayant de m’expliquer ce qui l’afflige si visiblement.

« C’est Owen. Il ne veut plus de moi. »

Owen. Le fiancé de Mynia. Un grand gaillard costaud et pas très futé, mais plutôt gentil et manifestement très amoureux de ma collègue. Je le connais un peu, parce qu’il travaille avec nous, comme factotum. Il s’occupe de toutes les petites réparations, les fuites de robinet, changer les ampoules, éventuellement poser une étagère… Je suis plutôt étonnée de cette révélation, et je ne peux réprimer ma curiosité.

« Owen veut te quitter ? Mais pourquoi ça ? »

Elle hausse les épaules et passe machinalement une main sous son nez pour essuyer ce qui en a coulé.

« Il m’a surprise aux prises avec Monsieur Arès. Et il s’est imaginé je ne sais quoi. »

Je hausse un sourcil. La réputation de Monsieur Arès n’est plus à faire dans cet établissement, et toutes les soignantes ont appris à se méfier de ses mains baladeuses et de cette certitude qu’il a d’être un véritable Don Juan. Je suppose qu’il était séduisant dans sa jeunesse, mais maintenant, ce n’est plus qu’un très vieil homme arrogant, parfois retors, et un peu bizarre. Je passe un bras sur les épaules de ma collègue, dans l’espoir de la réconforter, puis je lui explique ma manière de faire avec ce résident-là.

-Allons, allons… Ne sois pas si triste, Mynia. Owen connait très bien la réputation qu’a Monsieur Arès dans cet établissement, il ne t’en voudra certainement pas très longtemps. Quant à toi, il te suffit de t’armer d’un rasoir chaque fois que tu devras t’occuper de lui. Dès qu’il le verra, il deviendra aussi sage qu’une image. Crois-moi. »

Elle se redresse brusquement et me fixe d’un œil interloqué.

« Un rasoir ? Que veux-tu dire par là ? Il n’est pas question que je menace un résident de cette manière ! Ce sont de vieilles personnes, et même s’ils sont parfois, ou souvent, insupportables, je ne m’imagine pas en attaquer un avec un objet aussi dangereux. Je n’aurais jamais pensé qu’une femme comme toi, habituellement gentille et serviable, puisse se comporter ainsi. Tu devrais avoir honte Gabrielle ! »

Avant même que je puisse répondre à ça, elle ajoute, un sourire bizarre étirant ses lèvres.

« D’ailleurs, si je devais faire ça, j’utiliserais plutôt un fouet. »

Une réflexion qui me fait froncer les sourcils, mais je n’en tiens pas compte et reprends plutôt.

« Allons Mynia ! Je n’ai jamais utilisé ce rasoir pour blesser Monsieur Arès, ni qui que soit d’autre d’ailleurs. Non, je ne m’en suis servi qu’une seule fois, mais ça a suffi. »

Je me penche un peu vers elle pour ajouter, sur le ton de la confidence.

« La première fois que je me suis occupée de lui, il n’a pas cessé de me tripoter, alors la fois suivante, je l’ai rasé. Entièrement. La barbe, mais aussi les cheveux, et même les poils de la poitrine. Il a détesté ça, à tel point que, dorénavant, je n’ai qu’à lui montrer mon rasoir pour qu’il me laisse tranquille. »

Cette fois, c’est l’étonnement qui se lit sur son visage

« Parce que d’être rasé le dérange ? Tant que ça ? Franchement, je ne vois pas pourquoi la menace d’être rasé le ferait tenir tranquille. Tu es certaine de ce que tu racontes ? »

Je hoche la tête.

« Oui. J’ai découvert que sa pilosité était, pour lui, un signe de virilité. Comme les muscles, je suppose. Sauf qu’avec les années, sa masse musculaire a fondu, alors je présume que son système pileux est tout ce qui lui reste. Quoi qu’il en soit, ça marche, je te le garantis. »

Il est temps que nous nous remettions au travail. Nous nous levons donc et quittons la cuisine, saluant Lila et Eponine, deux des cuisinières qui reviennent sur leur lieu de travail, au passage. Et puis, alors que je m’apprête à emprunter les escaliers pour retourner à mon étage, je donne un dernier conseil à ma collègue.

« Si ça ne s’arrange pas avec Owen, débrouille-toi pour aller voir Madame Aphrodite avec lui. Je ne sais pas comment elle s’y prend, mais elle semble avoir un don pour régler ce genre de choses. »

Elle hoche la tête, un demi-sourire étirant ses lèves. Je ne dis rien de plus et remonte vers mon étage.

Sitôt dans le couloir, je trouve Madame Athéna qui déambule, apparemment sans but, en répétant d’une voix atone.

« Je suis sage, je suis sage, je suis sage… »

Je vais lui prendre le bras et l’entraine doucement vers sa chambre tandis qu’elle continue sa litanie en s’adressant directement à moi.

« Je suis un symbole de sagesse, Gabrielle. Je suis sage, je suis très sage… »

J’acquiesce tout en surveillant du coin de l’œil Madame Artémis qui vient de surgir au bout du couloir avec en main un arc et des flèches. Je lui ai déjà confisqué ce genre de choses la semaine dernière, et celle d’avant, et celle d’avant encore. Mais inévitablement, elle parvient à s’en procurer d’autres, je voudrais bien savoir comment. En attendant, j’emmène Madame Athéna dans sa chambre qu’elle partage avec son frère, Monsieur Poséidon. Evidemment, celui-ci est encore en train de jouer avec l’eau. Les robinets sont tous grands ouverts, le lavabo déborde, et à cet instant, il se tient à la porte de la salle de bains et brandit le pommeau de douche, arrosant toute la pièce en ricanant et criant.

« Une tempête ! Je veux une vraie tempête ! Avec des remous, et du vent ! »

Il s’approche de sa sœur et lui hurle dans l’oreille.

« Souffle Athéna, fais donc un peu de vent ! Et puis aide-moi un peu, va chercher un seau pour verser de l’eau partout! »

Elle le fixe d’un œil sévère mais ne bouge pas, se contentant de lui répondre :

« Non, je suis sage. Je suis très sage. »

Je me précipite pour fermer le robinet du lavabo, passe la tête par la porte pour appeler Ephinie, ma collègue sur l’étage, à l’aide, puis retourne aux robinets. Celui du lavabo, que Monsieur Poséidon vient de rouvrir et celui de la douche. Je referme tout ça puis me tourne vers le résident qui boude et essaie de se forcer à pleurer maintenant.

«L’eau salée, c’est mieux !»

L’expression menaçante, il tend une fourchette de plastique vers moi.

« Je me blesserai avec mon trident s’il le faut ! Ça me fera pleurer, et ça, tu ne pourras pas l’arrêter !

« Je suis sage, je suis si sage. »

C’est la seule chose que Madame Athéna a trouvé à dire à Ephinie qui lui demande ce qu’il se passe. Je n’ai pas le temps de donner la moindre explication à ma collègue qu’une flèche vient se planter dans le mur, juste au-dessus du lavabo. J’échange un regard inquiet avec ma collègue, puis cours vers Madame Artémis pour la désarmer. Furieuse, elle tape du pied en faisant gicler des gerbes d’eau. Ephinie la dirige ensuite vers sa chambre puis revient m’aider à éponger après avoir appelé Joxer, l’homme de ménage, pour qu’il vienne nous donner un coup de main.

Ça prend un long moment. Discrètement, je coupe aussi l’arrivée d’eau de la chambre avant que nous partions, afin d’éviter que Monsieur Poséidon, qui tente encore de se blesser avec sa fourchette de plastique, recommence sitôt que nous aurons le dos tourné. Ensuite, je retourne dans la chambre de Madame Artémis, chercher si elle n’aurait pas un ou deux autres arcs cachés quelque part. Je n’en trouve pas, mais son regard sournois m’indique qu’elle en a certainement d’autres en réserve.  Lassée, et constatant que c’est bientôt l’heure du dîner, j’abandonne. Au moins pour l’instant.

Je rappelle Ephinie et ensemble, nous organisons le rassemblement des résidents de notre étage dans le réfectoire. Au rez de chaussée, Mynia et Syrène font la même chose et très vite, tout le monde est rassemblé et nous patientons en attendant que la nouvelle directrice vienne se présenter. Aucun d’entre nous ne l’a vue pour l’instant, bien qu’elle soit arrivée ce matin. Elle s’est enfermée dans son bureau et personne ne l’a croisée, mais ce soir, elle doit se présenter à tous, personnel comme résidents.

Nous attendons donc, dans un calme très relatif pendant que Lila commence à servir le potage. Et puis, elle entre dans la pièce. Il faut reconnaitre qu’elle a de l’allure ! Grande, avec de longs cheveux noirs qu’elle a attachés en queue de cheval et des yeux bleus perçants, elle impose immédiatement sa présence, à tel point qu’en promenant simplement son regard sur l’ensemble de la salle, elle parvient à imposer le silence pendant presque cinq secondes, un véritable exploit ici. Bien sûr, quand les bavardages reprennent, ils manquent encore plus de discrétion que d’habitude. Il y a Monsieur Arès, qui interpelle Monsieur Hadès avec force coup de coude en ricanant bien fort :

« Dis donc, celle-là, si je la trouve dans mon lit, je vais pas coucher dans la baignoire ! »

A quoi Monsieur Hadès répond en gloussant

« T’as raison, on pourrait même se la partager. Elle a un popotin remarquable ! »

Le sujet de la discussion fronce les sourcils, comme si elle avait entendu, au moins, une partie de cet échange. Mais elle ne réplique pas, se tournant plutôt vers Madame Athéna qui recommence sa litanie

« Je suis sage, je suis si sage… »

Paraissant un peu décontenancée, comme si elle ne s’attendait pas à une telle ambiance, elle se décide à prendre la parole. 

« Mesdames et messieurs, je m’appelle Madame Xéna, je suis votre nouvelle directrice, et si je n’ai pas encore eu le temps de vous rencontrer et de visiter les lieux, je peux d’ores et déjà vous dire que je ne tolèrerai certainement pas un désordre comme celui que je constate ce soir. »

Voilà une phrase qui parait surprendre les résidents qui se regardent les uns les autres, chacun arborant un air innocent qui lui va mal. Ensuite, les réactions ne se font pas attendre. Ça commence avec Madame Perséphone qui houspille son mari, lui flanquant une quantité de petites tapes sur le crâne, tandis que son époux riposte en tentant de lui attraper les mains. Tout cela amène Monsieur Arès à rire aux éclats. Bruyamment. Pendant ce temps, Madame Athéna recommence à marmonner :

« Je suis sage, je suis sage, je suis un exemple de sagesse… »

Du coin de l’œil je vois Madame Aphrodite qui bat des cils devant Joxer, lequel halète comme s’il venait de courir un marathon. Et puis, Monsieur Poséidon s’empare d’une carafe d’eau dont il renverse le contenu sur le sol en jubilant visiblement. Malheureusement, il ne s’arrête pas là et fait la même chose avec une deuxième carafe, puis une troisième, puis… J’arrête de compter. Je vois Madame Xéna qui observe ce triste spectacle d’un œil éberlué, paraissant complètement abasourdie. Après quoi, je ne parviens pas à tout saisir, mais j’entends, j’entends les rires bêtes de Messieurs Arès et Hadès, les remarques désobligeantes de Madame Perséphone à leur encontre, et puis Madame Athéna, et tous les autres.

« Je suis la sagesse personnifiée, je suis sage

Quel popotin elle a !

Tu n’as pas honte, espèce de vieux bouc en rut !

Une tempête, je veux une tempête !

Je suis tellement sage

Monsieur Joxer, vous êtes tellement charmant ! Vous avez l’air si intelligent !

Je suis sage, je suis sage

J’irai au Tartare pour un popotin comme celui-là

Oups ! J’ai encore fait caca

Que le vent souffle ! Que les vagues s’élèvent ! Que tous les navires fassent naufrage !

CA SUFFIT !! »

Madame Xéna a crié si fort, et avec tant d’autorité dans le ton que tout le monde se tait instantanément. Sauf Madame Athéna.

« Je suis sage, je suis si sage »

La directrice ne lui jette pas un regard, promenant plutôt ses yeux bleus sur les résidents assis devant elle.

 « Il est hors de question que je tolère un tel désordre ! Vous allez tous vous taire et prendre votre repas dans le calme. Pendant ce temps, je vous expliquerai les règles que j’entends établir dans cet établissement. »

A peine a-t-elle terminé sa phrase qu’une flèche frôle son visage avant de se planter dans le mur, juste sur sa gauche. Manifestement, ça augmente encore sa colère et je vois son visage devenir rouge vif alors qu’on entend, dans le fond de la salle, le rire sardonique de Madame Artémis. La directrice semble vraiment en colère et frappe très violemment du plat de la main sur la table, devant elle. Ce geste produit un claquement sec qui fait sursauter Madame Aphrodite, laquelle pousse un cri, bouche grande ouverte, qui fait jaillir son dentier, dentier qui, poussée par le souffle de la dame, jaillit jusqu’au bol de soupe de Monsieur Arès dans lequel il tombe en faisant gicler de grosses gouttes de liquide brulant.

« Bravo ! Voilà une belle petite tempête ! »

Mais l’appréciation de Monsieur Poséidon est noyée sous les jurons de Monsieur Arès, qui se frotte un avant-bras bien échaudé, tandis que Monsieur Hadès remarque avec philosophie.

« Brûlé, comme au Tartare. C’est un signe que tu finiras ainsi mon frère. »

Cette fois, Madame Xéna laisse éclater sa fureur. Mais elle ne crie plus. Lentement, elle va décrocher la flèche du mur et s’en sert pour tapoter la paume de sa main. Son ton est glacé alors qu’elle reprend la parole en se dirigeant d’une démarche féline, et un peu inquiétante je dois le dire, vers Madame Artémis.

« La fête est finie ! Je vais rétablir la discipline ici. Dès demain, je vais embaucher deux infirmières, des femmes énergiques, que je connais depuis un certain temps déjà et qui vous apprendront à vous tenir tranquilles. »

Elle s’arrête devant Madame Artémis, lui arrache son arc des mains et le brise sur son genou avant de le piétiner avec frénésie. En face d’elle, la résidente d’abord un peu interloquée par ce déferlement de fureur qu’elle n’attendait manifestement pas, se met soudain à hurler, aussi furieuse que la directrice.

« Comment osez-vous casser mon jouet ? Je ne le tolèrerai pas ! J’appellerai ma meute qui viendra vous dévorer et vous me supplierez de vous épargner. »

Ça n’impressionne pas du tout Madame Xéna qui, dédaigneusement, jette les restes de l’arc et de la flèche à la poubelle avant de s’adresser à la résidente, toujours aussi froidement.

« C’est moi qui dirige cette résidence, dorénavant. Et je vous interdis d’utiliser ce genre d’objet dangereux, ou quoi que ce soit qui puisse servir d’arme. Allez manger maintenant. »

Je ne crois pas que ce soit son autorité, pourtant évidente, qui ait poussé les résidents à manger, mais plutôt leur appétit. Quoi qu’il en soit, le vacarme ne cesse pas vraiment, les bavardages sont seulement remplacés par les bruits des bouches qui aspirent la soupe, les mâchoires qui mastiquent péniblement, les plaintes du genre « Mais j’aime pas les brocolis… ».

Le repas terminé, ce sont les hoquets, les bâillements et les rots qui prennent le relais. Mais en ce qui me concerne, ma journée est terminée et je laisse volontiers ma place à l’équipe de nuit.

 

***************

 

A peine ai-je passé le seuil de l’établissement le lendemain matin que je suis convoquée dans le bureau de la directrice en compagnie de Mynia, Syrène et Ephinie. Nous nous trouvons donc toutes les quatre debout devant elle, assise sur son fauteuil de cuir, qui nous regarde avec, sur son visage, une expression que je trouve plutôt intimidante. Les coudes sur le bureau, elle place le bout des doigts de la main droite contre ceux de la main gauche avant de nous dévisager, une par une. Enfin, elle prend la parole, d’un ton calme, posé, mais sans aucune chaleur.

« Mesdames, vous ne serez pas surprises, j’imagine, de savoir que je suis très insatisfaite de la manière dont cette maison de retraite fonctionne. D’après ce que j’ai vu hier soir, ce sont les résidents qui mènent la danse ici. Ils sèment la pagaille, inondent les locaux, se promènent avec des armes dangereuses, ou bien errent dans les couloirs en marmonnant sans fin, alors que vous vous contentez de réagir comme vous pouvez, au coup par coup et, je suis au regret de le constater, sans beaucoup d’efficacité. Tout ça ne peut pas durer. »

Elle se lève et passe devant nous à la manière d’un officier inspectant ses troupes, avant de se planter face à nous mais dos à son bureau, les bras croisés.

« J’ai donc décidé d’embaucher deux infirmières, une par étage. De vraies professionnelles, que je connais depuis longtemps déjà et qui seront vos supérieures hiérarchiques. Votre travail sera le même, elles n’empièteront sur aucune de vos tâches. Leur rôle sera seulement de surveiller les résidents, et de les calmer chaque fois que ce sera nécessaire. »

Elle se tait un instant, paraissant très satisfaite d’elle-même. Ensuite, elle se dirige vers sa gauche, pour ouvrir une petite porte de service et faire entrer deux personnes. Deux jeunes femmes blondes et minces, vêtues toutes les deux d’une blouse blanche resserrée à la taille par une ceinture. Une ceinture à laquelle est accroché un étui qui contient une énorme seringue. Elles sont plutôt jolies mais arborent toutes les deux des mines menaçantes tout à fait inappropriées, non seulement dans cette maison de retraite, mais même tout simplement dans ce bureau. Une fois qu’elles sont au centre de la pièce, la directrice se tourne vers nous en désignant les deux jeunes femmes.

« Mesdames, je vous présente Callisto, qui officiera au premier étage, et Najara, qui elle, s’occupera du rez de chaussée. »

Nous saluons les deux infirmières qui nous répondent avec une condescendance tout à fait désagréable. Puis, d’un simple geste de la main, la directrice nous enjoint de nous rendre à nos postes. Mynia prend le temps de me chuchoter à l’oreille qu’après avoir rencontré Madame Aphrodite, Owen lui est revenu, peut-être encore plus amoureux qu’avant. Je lui souris, heureuse que les choses s’arrangent pour elle, puis emprunte les escaliers, suivie comme mon ombre par Callisto.

Nous ne sommes pas encore arrivées à l’étage que nous entendons déjà du chahut et, en arrivant sur le palier, nous trouvons Messieurs Arès et Hadès en petite tenue, puisqu’ils ne portent qu’une couche chacun. Leurs torses maigres recouverts de poils gris sont creux, les muscles de leurs bras flasques, et leurs mollets ne paient pas de mine, mais c’est surtout le spectacle qu’ils donnent qui est particulièrement surprenant. Face à face, ils sautillent d’un pied sur l’autre en tentant de se donner des coups, pendant que Monsieur Poséidon encourage les autres résidents à parier sur l’issue du combat et que Madame Perséphone, elle, tient le rôle d’arbitre.

Callisto éclate de rire, mais ne bouge pas, se contentant d’observer les deux adversaires avec une expression narquoise, mais moi, je me précipite vers eux, bien décidée à les séparer. Immédiatement, je me place entre les deux protagonistes, tendant un bras vers chacun d’entre eux, et les interpelle sévèrement.

« Ça suffit Messieurs ! Vous n’avez pas honte de vous battre ainsi comme des gamins ? Vous êtes des retraités, dois-je vous le rappeler ? »

Madame Perséphone semble offusquée par mon intervention, mais c’est Monsieur Arès qui me répond, le ton furibard.

« Des retraités, et alors ? Où est le problème ? Ce n’est jamais qu’un combat de boxe.»

Il tend sa main fermée vers moi et reprend, toujours vindicatif.

« Vous avez quelque chose contre la retraite à poings ? »

Je lève les yeux au ciel sans répondre, et repousse de nouveau les deux vieillards, pour les éloigner l’un de l’autre. Et je n’ai pas le temps d’en faire davantage. Callisto, qui ne rit plus, s’est silencieusement approchée, son visage n’exprimant plus du tout l’amusement mais plutôt la cruauté. La main droite levée, elle brandit son énorme seringue dans le dos de Monsieur Arès qui, ne l’ayant ni vue ni entendue approcher, continue de pérorer et de brandir les poings en direction de son frère, lequel fait la même chose d’ailleurs. Et puis, la seringue s’abat brusquement dans l’épaule du résident.

Il ne s’écroule pas, mais s’il reste debout, il change presque immédiatement d’attitude. De bravache, il devient aussitôt, comment dire… Flasque. C’est le premier mot qui me vient à l’esprit. Ses jambes semblent avoir beaucoup de mal à le porter, ses bras retombent mollement le long de son corps, son cou ploie tant qu’il parait fixer ses pieds avec énormément d’intérêt. Pendant que j’observe tout cela, Callisto s’est rapidement déplacée et a infligé le même traitement à Monsieur Hadès, qui réagit exactement de la même manière. Quant à Monsieur Poséidon et Madame Perséphone, notre nouvelle infirmière n’a qu’à leur montrer sa seringue pour qu’ils s’avouent vaincus et repartent vers leurs chambres respectives aussi vite qu’ils le peuvent. J’en reste sidérée pendant que Callisto, elle, ricane méchamment. Ensuite, je reprends mes esprits et je l’interroge, le ton vif.

« Qu’est-ce que vous leur avez fait ? Ce que je viens de voir ressemble beaucoup à de la maltraitance, sur des personnes très âgées de surcroit ! Croyez bien que je ne vais pas hésiter à signaler cela à la directrice ! »

En face de moi, l’infirmière ricane encore plus fort.

« Mais je vous en prie, Gabrielle, n’hésitez donc pas à faire ça. Toutefois, je vous rappelle que c’est cette même directrice qui nous a embauchées, Najara et moi. Et pour faire exactement ce que je viens de faire. »

Elle tapote sa tempe du bout de son index.

« Vous devriez y penser. »

Là-dessus, elle s’éloigne dans le couloir, en balançant ses hanches d’une manière très exagérée.

Sans doute a-t-elle raison, mais je suis si furieuse que je décide aussitôt de ne pas tenir compte de cet argument. En attendant, j’appelle Ephinie pour qu’elle ramène Monsieur Arès pendant que je m’occupe de son frère. Madame Perséphone est déjà dans sa chambre, l’air particulièrement abattue, et n’a pas un mot, pas un geste, absolument aucune réaction alors que j’aide son époux à s’allonger sur son lit. Je sors de la chambre pour apercevoir Madame Aphrodite qui semble (encore) roucouler avec Joxer, lequel, appuyé sur son balai semble avoir oublié qu’il est ici pour travailler. Mais je ne me préoccupe pas de cela pour l’instant, me dirigeant plutôt vers la directrice qui déambule dans le couloir, arborant une expression satisfaite qui ravive ma colère.

Je n’hésite pas une seconde et marche vers elle, qui arbore un sourire vainqueur en me voyant arriver.

« Voyez comme tout est calme. C’est exactement le genre d’ambiance que je voulais voir ici. »

Je secoue négativement la tête et réplique.

« Calme ? Oui, bien sûr, les résidents sont soit terrifiés par vos infirmières, soit si drogués qu’ils n’ont plus aucune réaction. Ce n’est pas normal, on ne peut pas traiter des retraités ainsi ! »

Elle hausse un sourcil parfaitement dessiné.

« Et pourquoi ne pourrait-on pas les traiter comme ça ? Nous ne leur faisons pas de mal, il s’agit juste de les calmer. »

Je n’en reviens pas qu’elle puisse prendre ça avec tant de légèreté et je hausse le ton.

« Vous ne vous rendez pas compte que vous les droguez ? Ce sont des personnes âgées, donc fragiles. Rien ne prouve qu’ils ne vont pas mourir après un tel traitement ! Est-ce que vous savez au moins ce qui se trouve dans ces seringues ? »

La question semble la perturber. J’ai certainement mis le doigt sur quelque chose, alors j’insiste.

« Vous n’avez aucune idée de ce qu’elles leur injectent, n’est-ce pas ? »

Son expression devient hautaine tandis qu’elle réplique, le ton sec.

« Je n’ai pas besoin de le savoir. Najara et Callisto sont deux infirmières diplômées, elles savent ce qu’elles font et ont toute ma confiance. »

Ses yeux bleus, qui commencent à lancer des éclairs, viennent se planter dans les miens, mais je ne détourne pas le regard et répond, de plus en plus courroucée.

« Mais vous devriez le savoir ! L’ignorer, c’est un manquement à votre devoir, elles pourraient leur inoculer n’importe quoi ! C’est vous la responsable, ici. Y compris en cas de mauvais traitements ! »

Sa colère est de plus en plus visible et elle n’essaie même plus de se contenir

« Je sais parfaitement ce que j’ai à faire sans avoir besoin de me justifier devant qui que ce soit, encore moins vous ! D’ailleurs, si je peux embaucher des infirmières, je peux aussi vous licencier, très facilement même. »

Voilà qu’elle me menace ! Ma fureur est à son comble maintenant, mais brusquement et sans que rien ne le laisse présager, je sens le calme et la sérénité m’envahir alors que le visage de ma vis-à-vis ne montre plus aucun signe de colère.

C’est à ce moment-là que je me rends compte que Madame Aphrodite, sans doute attirée par nos cris et espérant y trouver quelques sources de commérages, a délaissé la compagnie de Joxer, pour poser une main sur chacun de nos poignets. Bizarrement, ce simple contact a un effet particulièrement apaisant, pour moi, mais aussi pour Madame Xéna, visiblement. Et c’est encore mieux une fois que la résidente prend la parole, même si elle ne dit pas grand-chose.

« Allons, calmez-vous. C’est si triste de vous voir vous disputer alors que vous êtes si manifestement faites pour vous entendre, toutes les deux. »

Aussi éberluée, mais calmée, l’une que l’autre, la directrice et moi regardons Madame Aphrodite s’éloigner sitôt ces quelques mots prononcés d’une voix extrêmement douce, et retourner vers Joxer et son sourire niais. Un silence gêné s’ensuit, qui ne dure guère puisque nous décidons simultanément de reprendre la parole. Les yeux de Madame Xéna ne lancent plus le moindre éclair, au contraire ils semblent pleins d’une douceur que je n’avais jamais remarquée jusqu’à présent alors qu’elle prononce doucement.

« Heu… Je suis désolée, je suppose que je n’aurais pas dû vous menacer de renvoi de manière si inconsidérée…. »

Elle ne finit pas sa phrase puisque je la coupe pour m’excuser moi aussi.

« Non, c’est moi qui n’aurais pas dû vous accuser ainsi de négligence, ou de trop de bienveillance avec les infirmières. C’est un travail difficile que le vôtre…

« Le vôtre n’est pas facile non plus… »

Nous nous taisons toutes les deux, embarrassées, et finalement nous séparons, partant chacune de notre côté sans échanger un regard.

La sérénité que je ressentais depuis l’intervention de Madame Aphrodite ne dure pas longtemps. En arrivant à l’autre bout du couloir, je croise Ephinie qui tire Joxer derrière elle, et qui me hèle aussitôt qu’elle me voit.

« Viens donc nous aider, Gabrielle ! Monsieur Poséidon a constaté que l’eau était coupée dans sa chambre, alors il a décidé d’aller s’amuser dans la chambre de son frère. »

Je passe donc l’heure qui suit à éponger la chambre de Monsieur Arès, toujours allongé et aussi inerte qu’un cadavre, en compagnie de ma collègue tandis que Joxer, lui, oublie régulièrement de nous aider pour pérorer auprès de Madame Aphrodite qui semble complètement subjuguée par ce qu’il lui dit, quoi que ce soit. Comme l’autre soir, elle sursaute très violemment en voyant une flèche passer brusquement juste sous son nez, emportant dans le mouvement la serpillère de notre homme de ménage pour la clouer au mur. Encore une fois, le mouvement fait perdre son dentier à la résidente, mais cette fois Joxer le ramasse immédiatement pour le tendre à sa propriétaire après l’avoir sommairement rincé dans le seau d’eau sale, devant lui. Ça ne semble pas du tout déranger la résidente qui le remet immédiatement dans sa bouche, souriant largement après ça. Je grimace de dégoût mais me préoccupe plutôt de Madame Artémis qui est déjà en train d’encocher une deuxième flèche. J’arrive à temps pour lui retirer son arme, pendant que, sur le seuil de la chambre, se tient une Madame Athéna, apparemment à la recherche de son frère, qui marmonne, comme à son habitude.

« Je suis si sage… »

Ephinie va la prendre par le bras pour la ramener dans sa chambre, mais sitôt arrivées dans le couloir, elles sont bousculées par Monsieur Hermès, qui, comme à son habitude, bondit de droite et de gauche en ayant l’air de ne pas savoir où il va. Derrière lui, essoufflée à force de le poursuivre, Mynia tente de le rattraper pour le ramener à son étage en brandissant un accessoire de cuisine si surprenant que je ne peux retenir ma question.

« Dis-moi, Mynia, que fais-tu avec ça ? Aurais-tu l’intention de monter des blancs d’œufs en neige ? »

Elle hausse les épaules avant de répondre succinctement.

« C’est le seul fouet que j’ai trouvé. »

J’avoue que je ne comprends pas, mais je ne dis rien de plus pendant que ma collègue retourne pourchasser Monsieur Hermès.

 Malheureusement, le résident qui n’a manifestement pas du tout l’intention de redescendre au rez de chaussée, sautille et bondit en lançant des « hop ! hop ! » à chaque fois qu’il parvient à éviter ma collègue. Finalement, c’est quand il se prend les pieds dans le balai de Joxer, qui traine par terre, qu’elle arrive à l’attraper. Il gémit et tire un peu sur son bras mais ne se débat pas plus que ça, ce qui permet à Mynia de l’emmener sans trop de difficulté. Nous aurions sans doute réussi à ramener l’ordre et le calme rapidement si Callisto ne s’était pas présentée sur le seuil de la pièce, aussi silencieusement qu’un fantôme et tenant sa seringue à bout de bras, comme si c’était une épée.

Monsieur Poséidon relâche immédiatement le seau qu’il vient de voler à Joxer, et qu’il s’apprêtait à renverser sous l’œil sévère de l’infirmière. Mais celle-ci ne semble pas attacher d’importance à cette petite tentative d’apaisement et avance vers lui, un sourire ravi et sadique à la fois sur le visage. Et puis, une voix l’interpelle.

« Attendez un peu, Callisto ! »

C’est Madame Xéna qui se tient dans le couloir, à deux pas de l’entrée de la chambre que nous finissons de nettoyer. L’œil froid, elle observe les lieux avant de se tourner vers moi.

« Que s’est-il passé ici ?»

Je raconte les derniers évènements tout en essayant de minimiser les faits. J’entends Callisto ricaner ironiquement, mais bizarrement, elle ne dit pas un mot, tandis qu’un sourcil monte haut sur le front de la directrice.

« Vraiment ? Juste un peu d’eau renversée ? »

Elle parait sceptique et se tourne vers Monsieur Poséidon, pour une fois aussi sage que sa sœur, même s’il ne nous le fait pas savoir à chaque instant.

« Dites-moi, les choses se sont-elles passées comme le décrit Gabrielle, ou bien avez-vous plutôt renversé des quantités d’eau sur le sol en espérant, vainement, provoquer une tempête ? »

Il la fixe, l’air ahuri

« Plait-il ? Comment ? Je ne vous entends pas ! »

La directrice répète sa question, un peu plus fort et en soignant particulièrement son articulation. Mais rien n’y fait, le résident met sa main en cornet derrière son oreille et fait de nouveau mine de ne rien entendre.

« Parlez plus fort, je vous prie. »

Madame Xéna soupire d’exaspération, mais répète encore une fois, criant presque.

« Est-ce vous qui avez renversé des litres d’eau à terre ? »

Le résident secoue négativement la tête avant de parler haut et fort lui aussi.

« Je ne vous entends pas ! Vous devriez m’écrire ça sur un papier ! »

Le teint de la directrice commence à rougir sous l’effet de la colère, mais comme Callisto, elle n’est là que depuis très peu de temps et ne sait absolument pas si, oui ou non, Monsieur Poséidon souffre de surdité. Elle semble donc lui accorder le bénéfice du doute et se détourne de lui, me jetant un coup d’œil sceptique au passage, alors que mon regard se fait le plus angélique possible. Ensuite, Madame Xéna se dirige vers l’infirmière et, à mon grand étonnement, l’entraine vers le couloir en lui parlant tout bas. Soulagée que la redoutable piqûre soit épargnée au résident, je retourne vers lui dans l’espoir de lui faire comprendre qu’il a fort intérêt à faire profil bas pour l’instant. Etonnamment, il acquiesce sans difficulté et je retourne à mes tâches habituelles, contente que toute cette agitation n’ait pas davantage de conséquences.

Malheureusement, ce calme ne dure pas. Je n’aurais sans doute pas dû être aussi optimiste en ce qui concerne les piqûres. Certes, Monsieur Poséidon y a échappé, au moins pour l’instant, mais alors que j’avance dans le couloir, je croise Madame Artémis, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne semble pas dans une forme olympique. Accrochée au bras de Madame Athéna, elle avance péniblement en direction de sa chambre, trainant les pieds, le regard flou et vide, la tête baissée, et surtout sans arc pendant à son épaule. Tout dans son attitude montre qu’elle a reçu la « médecine » de Callisto. Comme plus tôt ce matin, je sens la colère gonfler en moi et cherche immédiatement la directrice du regard.

Elle n’est pas loin, elle discute avec Callisto. La voir aussi détendue fait encore augmenter ma colère et lorsque j’arrive auprès des deux femmes, je fulmine. Madame Xéna remarque aussitôt que je suis furieuse et congédie Callisto d’un geste. Celle-ci obéit et s’éloigne lentement non sans me jeter un regard dans lequel je distingue l’éclat de la victoire, ce qui, évidemment, ne fait rien pour améliorer mon humeur, pas plus d’ailleurs que le petit sourire de la directrice qui se tourne vers moi avec un air aimable dont je suis persuadée qu’il est tout sauf sincère.

« Comment pouvez-vous ? Comment osez-vous ? C’est une honte ! Quand je pense que je me suis laissée amadouer par vos belles paroles !... »

Son sourcil droit monte haut sur son front, mais elle garde un ton parfaitement calme pour m’interrompre.

« Puis-je savoir ce que vous avez à reprocher, vous, une simple soignante, à la femme qui dirige cet établissement et qui, je vous le rappelle, n’a aucune raison de vous rendre des comptes ? »

Le sarcasme contenu dans ces propos ne m’échappe pas et amplifie encore ma colère, m’amenant à ne pas mâcher mes mots.

« Aucune raison ? Eh bien tant pis. Je vous accuse, si vous voulez savoir. Je vous accuse d’inconscience, au minimum, ou de cruauté. De mauvais traitements envers des personnes âgées et vulnérables. Et si vous estimez ne pas avoir à vous justifier devant moi, aucune importance. Je vais aller signaler votre comportement et celui de vos infirmières, si on peut les appeler ainsi, aux autorités compétentes. Et si vous me licenciez, tant pis ! Je n’ai de toutes les façons, aucune envie ni de vous supporter tous les jours, ni de rester dans un établissement où les résidents sont traités de cette manière ! »

Sa fausse amabilité dure moins longtemps que mon petit discours. Le temps que je finisse, le teint de la directrice a viré au rouge brique et si un regard pouvait tuer, je serais déjà six pieds sous terre. Elle lève son index et l’agite devant moi alors que sa voix s’élève, vibrant de fureur pas si contenue que ça.

« Vos menaces ne m’intimident pas ! Qui croyez-vous donc être pour me donner des leçons sur la manière dont je dois diriger cet établissement ? »

Elle avance d’un pas, son visage baissé vers le mien, son doigt remuant toujours devant moi.

« Vous n’êtes rien, ni ici, ni ailleurs. Alors que je suis, pour ma part, directrice, diplômée, de ce genre d’établissements depuis plusieurs années maintenant. Et je dois dire que je n’avais jamais vu ailleurs une résidence comme celle-ci ! Une résidente armée, et dangereuse, un voyou qui ne pense qu’à inonder les locaux, des retraités libidineux, une pauvre âme qui erre constamment dans les couloirs en radotant, et j’en passe. Et par-dessus tout ça, des soignantes qui protègent et encouragent toutes ces déviances de comportement. Allez donc signaler cet établissement et sa directrice aux autorités sanitaires, ou à qui vous le voulez, je n’y vois aucun inconvénient, mais souvenez-vous que votre attitude aussi sera scrutée, et jugée. »

L’entendre me dire que je ne suis rien, me rend si folle de rage, que je ne suis pas loin de la gifler. Mais je me contiens et me contente de planter mes yeux dans les siens avant de lui exprimer clairement ce que je pense d’elle et de son « management. »

«Vous feriez bien mieux de rester dans votre bureau et de ne vous occuper que de gestion ! Ici, au milieu des résidents, vous ne parvenez à rien d’autre qu’à démontrer votre incompétence ! D’autant que ça nous permettrait, à nous autres, les soignants, de faire notre travail dans de bien meilleures conditions ! »

Elle blêmit, mais ne tarde pas à répliquer, le ton cinglant.

« Parce que vous croyez que vous faites ici un travail utile ?  Vous n’êtes qu’une bande d’incapables, qui se font mener par le bout du nez par des retraités aux capacités cognitives particulièrement réduites. Quant à vous personnellement, vous êtes non seulement une bonne à rien, mais aussi une grande gueule, et je vais avoir un grand plaisir à vous faire taire ! »

Je prends une grande inspiration, prête à lui envoyer les pires invectives à la figure, mais je ne dis rien. Je me tais et je réalise soudain que ma colère s’est envolée. Au lieu de ça, c’est du calme que je ressens et aussi, très étrangement, une grande vague d’affection et même de tendresse, pour la femme qui se tient face à moi. Son visage s’est radouci lui aussi et l’expression de son regard ne reflète plus que de l’intérêt ainsi que, à ma grande surprise, un air de ce qui ressemble presque à de l’affection. Je ne sais plus vraiment quelle attitude adopter et reste silencieuse, la bouche ouverte, attendant je ne sais quoi tandis que Madame Xéna reste, elle aussi, complètement muette. C’est dans ce silence soudain que je discerne la voix de Madame Aphrodite, que nous n’avons pas vue arriver ni l’une ni l’autre, psalmodier comme un mantra.

« Ne vous disputez pas, vous êtes faites pour vous entendre. Ne vous disputez pas, vous êtes faites pour vous entendre…. »

Sa main gauche est posée sur mon poignet, j’ignore depuis combien de temps, et sa main droite tient le poignet de la directrice. Une chose que nous n’avions par remarquée ni l’une ni l’autre. Quant à ses propose répétitifs, si nous ne prêtons pas vraiment attention aux paroles, le ton lancinant semble pénétrer dans nos esprits à toutes les deux. Nous ne nous lâchons pas du regard. Maintenant que la dispute est terminée, nous ne savons pas quelle attitude adopter, ni l’une ni l’autre, d’autant que Madame Aphrodite nous agrippe toujours et ne semble pas vouloir nous lâcher. C’est finalement Madame Perséphone qui interrompt ce moment qui commençait à devenir gênant, en me hélant depuis l’autre bout du couloir.

« Gabrielle ! Mon mari a de nouveau rempli sa couche, et l’odeur est pestilentielle ! Venez vite, je suis sûre qu’il essaie de m’asphyxier ! »

Complètement perdue dans les yeux de la directrice, je sursaute en entendant cet appel, mais pour une fois, je suis presque reconnaissante à Monsieur Hadès de me donner une occasion de m’occuper de lui, et donc de m’éloigner de la directrice. Je jette un dernier coup d’œil vers son visage, constatant qu’elle parait aussi soulagée que moi par cette interruption. Et puis, je m’en vais chercher mon matériel.

Je ne croise plus la directrice durant tout le reste de la journée. Sans doute reste-t-elle dans son bureau, ou au rez de chaussée. Pour ma part, j’évite de quitter mon étage, mais je suis tout de même perturbée. Ça fait deux fois que je me querelle avec Madame Xéna, et dans les deux cas, c’est la présence, ou l’intervention peut-être, de Madame Aphrodite qui nous a calmées. Une intervention que je ne comprends pas. Elle n’a rien fait d’autre que de nous saisir le poignet, à l’une et à l’autre, en marmonnant des paroles apaisantes, et surprenantes, je dois dire. D’autant que, pour ce qui me concerne, ce n’est pas seulement ma colère qui s’est envolée, mais aussi un sentiment, étrange mais bien réel, de grande affection qui m’a envahie. Et je suis presque sûre que la directrice a ressenti le même genre de chose. Décidée à essayer de comprendre ce qui s’est passé, je profite d’un moment de tranquillité pour me mettre à la recherche de Madame Aphrodite.

Je n’ai pas grand mal à la trouver. Elle n’est pas dans sa chambre, mais je n’ai qu’à me diriger vers le balai que je vois appuyé contre un mur, pour apercevoir la résidente en compagnie de Joxer. Ce dernier parle avec animation, faisant de grands gestes pour mimer une histoire dans laquelle il se serait comporté en héros lors de l’incendie d’un hôpital, sauvant, d’après lui, une bonne dizaine de personnes, pendant que la résidente l’observe avec de grands yeux émerveillés en poussant quantité d’exclamations aux moments appropriés.  Bruyamment, je me racle la gorge, interrompant aussitôt le discours de l’homme de ménage qui ricane bêtement lorsque je lui désigne son balai d’un mouvement du menton.

« Il me semble que tu es ici pour travailler, n’est-ce pas Joxer ? »

Il acquiesce et se penche vers son matériel en susurrant un « à plus tard ma jolie » à la résidente qui lui répond d’un grand sourire et d’un petit geste de la main. Après quoi, elle se tourne vers moi, et avant que j’aie pu lui poser la moindre question, m’interroge.

« Dites-moi, Gabrielle, est ce que vous vous sentez mieux ? Je sais que j’ai perdu beaucoup de pouvoir avec les années, mais je me suis bien concentrée et je pense avoir obtenu un résultat. Vous n’êtes plus en colère contre la directrice, n’est-ce pas ?»

Je fronce les sourcils, ne comprenant pas vraiment ce qu’elle veut me dire.

« Non, ma colère est passée. Mais de quel pouvoir parlez-vous ? Que voulez-vous dire par là ? »

Elle hausse les épaules et reprend la mine écervelée qu’elle arbore habituellement.

« Rien, rien du tout. Je suis une très vieille dame, vous savez. Il m’arrive de radoter un peu. »

Je n’insiste pas, préférant l’interroger comme je l’avais prévu.

« Vous savez, depuis son arrivée, la nouvelle directrice m’exaspère. Je n’arrive pas à accepter sa manière de traiter les résidents. Et je suis sûre qu’elle n’apprécie pas du tout ma manière de lui dire ma façon de penser à ce sujet. Pourtant, chaque fois que vous approchez pendant que nous nous disputons, vous changez notre état d’esprit, rien qu’en nous touchant les poignets ou en marmonnant. Et maintenant, vous me parlez de pouvoirs. Alors dites-moi, Madame Aphrodite, qu’est-ce que vous nous avez fait exactement ? »

Elle parait ne pas m’avoir écoutée et fait un geste de la main.

« Des pouvoirs ? Allons donc, Gabrielle, je n’ai rien dit de tel. Je ne suis rien d’autre qu’une retraitée qui n’aime pas voir les gens se disputer. Je vous assure que je ne vous ai rien fait du tout. »

J’aurais dû m’en douter, elle élude complètement la question. J’insiste, une fois, deux fois, et puis, je suis obligée de laisser tomber quand j’entends Ephinie m’appeler.

« Gabrielle ! Viens donc m’aider ! »

Il faut ramener Madame Athéna à sa chambre, désarmer Madame Artémis et nettoyer Monsieur Hadès, tout en surveillant Monsieur Poséidon qui furète partout à la recherche de robinets ou, à défaut, de n’importe quel récipient contenant de l’eau. Il y a aussi Monsieur Dionysos, arrivé depuis fort peu de temps ici, et qui semble toujours avoir une bouteille d’alcool, principalement du vin, à portée de main. Evidemment, il se moque souvent de Monsieur Poséidon, à qui il reproche de ne pas savoir choisir une boisson, et les heurts sont fréquents entre ces deux-là. Ça m’occupe, et je consacre toute mon attention à ces tâches, mais je reste tout de même troublée par les quelques mots que m’a adressés Madame Aphrodite.

Ce n’est qu’à la fin de la journée que je revois Madame Xéna. Au moment du repas qui, du fait de sa présence, se déroule dans un calme relatif. Nous ne nous parlons pas, mais je la regarde par en-dessous et il m’arrive de la voir poser, plus ou moins brièvement les yeux sur moi, l’air perplexe. Et puis, alors que je sors du vestiaire après y avoir récupéré ma veste et mon sac à main, je la trouve sur mon chemin, m’invitant courtoisement à venir passer quelques instants dans son bureau. J’acquiesce mais je m’interroge, aurais-t-elle l’intention de mettre ses menaces à exécution et de me licencier ? Ce qui m’amène à être plutôt tendue et sur la défensive alors qu’elle m’invite à m’asseoir d’un geste avant de prendre la parole.

« Jusqu’ici, nous ne nous entendons pas très bien toutes les deux, n’est-ce pas ? »

C’est le moins que l’on puisse dire. Après tout, elle n’a pris son poste que depuis quelques jours et nous avons passé plus de temps à nous disputer qu’autre chose. Mais je me contente de hocher la tête et de hausser une épaule en répondant.

« Ce sont des choses qui arrivent. On ne peut pas s’entendre avec tout le monde, je suppose. »

Ça la fait sourire. Un sourire large et chaleureux comme elle n’en avait jamais affiché en ma présence jusqu’à maintenant. 

« Vous serez sans doute heureuse d’apprendre que j’ai licencié Najara et Callisto cet après-midi. Peut-être que cette décision améliorera notre entente, qu’en pensez-vous ? »

Dire que je suis stupéfaite est un euphémisme. J’en reste sans voix et la regarde avec de grands yeux tout ronds pendant si longtemps qu’elle finit par en rire. Elle se lève et contourne son bureau pour venir se placer face à moi avant d’ajouter, ironique. 

« Apparemment, cela vous surprend. »

Toujours assise, je lève les yeux vers elle, qui s’est appuyée contre son bureau, le dos tourné à celui-ci. Et puis, je l’interroge.

« Pourquoi avez-vous fait ça ? Je croyais que vous aviez pleine confiance en elles. »

Elle penche la tête sur le côté, restant silencieuse un instant avant de répondre par une autre question qui n’a apparemment rien à voir avec les deux infirmières.

« Que pensez-vous de Madame Aphrodite, croyez-vous qu’elle ait pu nous faire quelque chose ? Quoi que ce soit, d’ailleurs. »

Ainsi donc, j’avais raison, elle est aussi perturbée que moi par les interventions, et leurs effets bizarres, de Madame Aphrodite. Je pousse un profond soupir et reprends la parole, un peu hésitante.

« A vrai dire, je suis persuadée que oui, elle nous a bel et bien fait quelque chose, mais je ne saurais pas dire quoi. Je suis allée l’interroger tout à l’heure, mais elle n’a rien voulu me dire, prétendant qu’elle n’était rien d’autre qu’une vieille dame « qui radote parfois un peu », selon ses propres dires. »

Pendant un instant, Madame Xéna ne dit rien, se contentant de hocher la tête avant de reprendre, songeuse.

« Madame Aphrodite est venue à mon bureau tout à l’heure, un peu avant le repas et sans que je l’y ai invitée. Elle voulait savoir si je me sentais mieux, si mon courroux avait disparu… Evidemment, je l’ai interrogée sur cet intérêt soudain pour mon bien-être, mais à moi non plus elle n’a pas voulu répondre. Elle a simplement souri, a fait un geste de la main comme si tout cela n’avait aucune importance, puis elle s’en est allée en chantonnant. »

Je n’ai rien à répondre à cela, après tout je lui ai déjà raconté ma propre rencontre avec la résidente. Mais ça n’a pas l’air de décontenancer la directrice qui se rapproche un peu de moi et plonge son regard dans le mien.

« Je ne sais pas exactement si elle nous a jeté un sort, ou je ne sais quoi d’autre, mais pour dire la vérité, ça m’est bien égal. Non, ce qui m’importe, c’est que maintenant, je me sens bien, en accord avec moi-même, et… »

Elle hésite une seconde mais reprend rapidement la parole, le ton aussi ferme que son regard.

« Finalement, je m’aperçois que je vous aime bien. Et j’aimerais savoir comment vous, vous ressentez tout ça. »

Je ne réponds pas immédiatement, je réfléchis à ce qu’elle vient de dire. Non pas que je sois étonnée par cette admission de son affection pour moi. En définitive, je sais que je ressens la même chose pour elle, ainsi que le même sentiment d’apaisement. Mais est ce que je m’en fiche ? Est-ce que je suis prête à faire la paix avec cette femme que je ne connais que depuis très peu de temps ? Mais ces réflexions ne me perturbent que très peu de temps et je me décide à répondre, le ton un peu hésitant.

« A vrai dire, je ne sais pas trop qu’en penser. Je dois reconnaitre que moi aussi, je vous aime bien. Mais je me demande s’il est possible que ce que nous ressentons dépende uniquement de Madame Aphrodite. Je veux dire, si un jour, pour une raison ou pour une autre, elle n’est plus là, que se passera-t-il ? Si nous devions recommencer à nous disputer constamment, et finir par nous détester, je ne vois pas l’intérêt d’entamer la moindre relation de quelque nature que ce soit. »

La fin de ma phrase la fait sourire et elle répète « de quelque nature que ce soit », tout bas. Ensuite, elle reprend son sérieux pour répondre d’un ton un peu sentencieux.

« Il faut savoir prendre des risques dans la vie. »

Puis, après un temps.

« Ecoutez, demain nous avons deux nouveaux résidents qui arrivent. Un certain Monsieur Pan qui, apparemment, souffre de pieds déformés. Le dossier n’est pas très précis, mais compte tenu de cette information, il serait bon qu’il soit installé au rez de chaussée. L’autre nouveau venu se nomme Monsieur Priape et sera donc hébergé au premier. J’espère qu’il ne posera pas de problème, qu’il n’est pas obnubilé par l’eau par exemple, ou obsédé par le sexe… »

Je la regarde, étonnée par le changement de sujet.

« Et pourquoi me parlez-vous de cela maintenant ? »

Elle hausse les épaules et sourit.

« D’abord, je pense que nous devrions nous tutoyer. Ensuite, je voulais te tenir au courant de ce qui nous attend demain, et enfin, puisqu’il semble que nous aurons une journée chargée, je te propose de venir partager mon repas. Je connais un restaurant italien, pas très loin d’ici, qui te plaira, du moins je l’espère. Qu’en dis-tu ? »

Le tutoiement me fait particulièrement plaisir, et je n’ai aucun mal à l’adopter. Je souris moi aussi et me détends enfin.

« Tu as raison, prenons le risque ! Et j’aime la nourriture italienne. »

Je me lève et lui tends la main.

« Tu viens ? »

Dans ma main, celle de Xéna (plus de Madame dorénavant) est douce et je sens un étrange émoi m’envahir. Je ris et j’entraine la directrice vers la sortie. Demain, une autre journée commence, qui ne sera sans doute pas facile mais pour ce soir, je n’ai pas envie d’y penser.

 

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Commentaires
A
J'ai adoré cette FF. Elle est vraiment excellente, et très amusante.<br /> <br /> C'est franchement génial ! Merci Gaxé !<br /> <br /> Rien que l'intro déjà, j'ai adoré :) <br /> <br /> Je crois que tu es condamnée à écrire encore et toujours :) Surtout, ne t'arrête pas :) :) ;-P
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