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6 juillet 2020

Les voleurs d'eau, de Gaxé, partie 1

            

 

 

 

                                                   LES VOLEURS D’EAU

 

 

Le combat a été rude. Je repousse mon casque pour essuyer la sueur sur mon front et je jette un coup d’œil vers ma troupe, heureuse de constater que tout le monde semble regroupé derrière les rochers, non loin de moi. En contrebas, les canons de l'ennemi se sont tus, sans doute parce que nos adversaires ont compris que nous étions dorénavant hors de portée. Quoi qu'il en soit, voilà un répit dont il va falloir profiter, ils sont rares en ce moment.

Nous sommes tous affalés sur le sol et chacun des soldats retire sa gourde de sa ceinture afin de boire quelques gorgées d'eau. Je fais la même chose puis vérifie le niveau de liquide contenu dans les gourdes que nous avons récupérées sur tous les cadavres que nous avons découverts lors de notre retraite, quel que soit le camp que défendaient les victimes en question, d'ailleurs.

Il n’y en a que quatre, et toutes à moitié remplies seulement. Je hausse les épaules, c’est mieux que rien. Je les amène à mes soldats, leur permettant ainsi de partager et d’apprécier ce petit surplus, puis retourne près des rochers, me penchant par-dessus pour observer la langue de terre desséchée qui vient de servir de champ de bataille.

A l’Ouest, le soleil commence à se rapprocher de la ligne d’horizon et la baisse de luminosité me fait plisser les yeux. Mais je reste en poste. La troupe est fatiguée, je le sais. Notre officier n’est plus là, tombé parmi les premiers, et c’est à moi, la seule sous-officier restante, que le commandement a échu. Je ne m’en plains pas, mais je prends mes responsabilités et je décide de prendre le premier tour de garde afin de laisser mes subalternes se reposer et récupérer un peu.

Je jette un regard vers le groupe assis sur le sol. Ils grignotent leurs rations, froides. Pas question de faire un feu. L’ennemi ignore où nous nous sommes repliés exactement, et il est inutile de leur donner le moindre indice à ce sujet. Pour ma part, je n’ai pas vraiment faim et préfère garder quelques réserves pour les jours qui viennent, ils promettent d’être encore mouvementés, difficiles et sans doute plus que périlleux.

Notre mission consiste à prendre le petit fort qui se trouve en contrebas, de l’autre côté de la bande de terrain sableuse au-dessus de laquelle nous nous trouvons. Elle est occupée par environ une section armée de l’adversaire et si nous devons conquérir ce petit poste avancé, c’est non seulement pour éviter que l’ennemi nous prenne du territoire en utilisant ce fort comme point d’appui, mais aussi parce qu’il contient deux puits et se situe juste au-dessus d’une nappe phréatique. Un point stratégique essentiel en fait.

La nuit est tombée. Toute la troupe est endormie. Je reste assise derrière les rochers, les yeux fixés sur le petit fort, guettant le moindre mouvement.

Je baille à m’en décrocher la mâchoire et me lève doucement, décidée à réveiller le soldat Jérôme afin qu’il me relaie pour finir la garde de nuit, mais je stoppe mon geste alors que j’aperçois une ombre qui semble se déplacer, dans la plaine.

Ma somnolence disparait instantanément. Doucement, je me redresse tout en veillant à rester dissimulée derrière les rocs, tendant le cou pour mieux voir ce qui bouge là en bas. Malheureusement, il fait vraiment sombre, le ciel est particulièrement couvert et je ne vois pas grand-chose. En principe, je devrais réveiller l’un de mes hommes avant de prendre la moindre initiative, être sûre que la troupe soit sur le qui-vive elle aussi. Mais je ne prends pas le temps de prévenir qui que ce soit, inquiète que l’ombre que je ne distingue que vaguement disparaisse si je perds trop de temps. Silencieusement, je descends dans la plaine, prenant garde à ne pas laisser même un petit caillou dévaler la pente de crainte que le plus petit bruit n’attire l’attention de celui qui marche dans la plaine.

Du moins s’il y a quelqu’un. Je ne vois rien pour l’instant, mais je scrute l’obscurité, les yeux grands ouverts en tournant la tête à droite et à gauche sans rien remarquer. Pourtant, j’avance tout de même, persuadée que je n’ai pas rêvé et que c’est bien un être humain que j’ai aperçu tout à l’heure. Lentement, sans faire de bruit, j’avance, certainement plus loin que je ne devrais, si concentrée que j’en oublie ma troupe que je n’ai pas prévenue de mon départ.

Je ne l’entends pas arriver, mais je sens sa présence et je me retourne juste à temps pour esquiver le mouvement de son bras, armé d’un poignard, qui jaillit vers moi. Je bondis, je fais un pas de côté et j’agrippe son poignet, le tordant aussi fort que je le peux. La voix qui pousse un cri de douleur m’indique que j’ai affaire à une femme mais ce genre de détail ne me déstabilise pas. J’insiste, accentuant ma torsion dans l’espoir de lui faire lâcher son arme pendant que ma main gauche se glisse vers ma ceinture, à la recherche de mon propre poignard. Mais mon adversaire résiste et je reçois un coup de pied particulièrement violent dans le tibia, manquant de me faire lâcher ma lame alors que je viens juste de l’attraper. La femme est plus robuste que je ne le pensais et fait de grands efforts pour échapper à ma poigne et j’entends son souffle se raccourcir un peu tandis que la lutte devient de plus en plus difficile. Je ne vois même pas son visage dans l’obscurité ambiante, mais je sais à quel moment je réussis enfin à lui faire lâcher son arme. Aussitôt, je brandis la mienne, prête à lui transpercer le corps comme elle voulait le faire avec le mien, mais elle évite ma lame avec beaucoup de vivacité, profitant de son mouvement pour venir me griffer le visage. Je siffle de douleur, mais cela suffit pour que je pense que ce combat a assez duré. A l’instinct, sans voir mon adversaire, je balance un grand coup de tête en direction de la sienne, du moins en direction de l’endroit où je pense trouver la sienne. Et je fais mouche, je le sais à la sensation de sa chair qui s’écrase contre mon front, au cri de douleur que j’entends, et au mouvement de son corps qui semble s’affaler, comme si je l’avais plus ou moins assommée.

Je me penche légèrement, décidée à terminer le travail et à l’assommer pour de bon avant de la ramener vers les rochers où ma troupe se repose, mais elle est plus résistante et solide que je ne le pensais. La douleur vive que je ressens dans la cuisse gauche me rappelle d’ailleurs qu’il ne faut jamais sous-estimer un adversaire. Je recule, bondissant en arrière pour éviter que sa lame, qu’elle a sans doute retrouvée à terre, ne s’enfonce trop profondément dans ma chair puis je jette cette même jambe vers l’avant, espérant atteindre son visage d’un coup de ma lourde chaussure. Je l’atteins, mais sans savoir à quel endroit de son corps a porté mon coup, tout ce que je sais c’est que j’entends encore le souffle de mon adversaire juste avant qu’elle n’attrape ma cheville et me fasse perdre l’équilibre. Je tombe et roule immédiatement sur moi-même, pas disposée à me faire poignarder pendant que je suis au sol. Je ne la vois pas vraiment, mais je la sens qui se penche, sans doute pour me porter le coup final. Plus par instinct qu’autre chose, je tends le bras devant moi et parviens à bloquer un nouveau coup. De nouveau je tords son poignet, le plus férocement possible, tout en me redressant péniblement. Cette fois je ne la lâche pas, même pas en lui flanquant de nouveau un coup de tête, le plus fort possible. Lentement, son corps s’affaisse sur le sol.

Je ne perds pas de temps, j’ai de trop nombreuses raisons de penser que mon adversaire est une coriace. Rapidement, j’attrape la torche au fond de ma poche et la braque sur la combattante étendue à mes pieds. Comme je l’attendais, elle porte l’uniforme des voleurs d’eau. Plutôt petite, des cheveux blonds, et un énorme hématome qui se forme sur la pommette de sa joue droite. Mon premier geste est de retirer l’arme qui repose dans l’étui accroché à sa hanche, ensuite, je ramasse son poignard, et enfin, à ce moment-là seulement, je pense à la ligoter. La cordelette de nylon, solide, passe autour de ses poignets, le droit est fortement rougi, quand elle commence à se débattre, vigoureusement. J’ai déplacé son corps, de manière à ce qu’elle soit à plat ventre et que je puisse attacher ses mains dans son dos, mais maintenant qu’elle lutte pour se libérer, c’est beaucoup moins facile.

Elle rue en arquant le dos, agite ses jambes dans l’espoir de me donner un, ou deux, coup de talon et s’efforce dans le même temps de rouler d’un côté et de l’autre, tant et si bien que, pour la maitriser, je me vois contrainte de la frapper de nouveau. Le coup que je lui porte à la tempe est violent et suffisamment efficace pour qu’elle cesse tout mouvement encore une fois. Une fois qu’elle est immobile, j’en finis avec ses liens, bien serrés, je m’assieds sur le sol et j’attends qu’elle revienne à elle.

L’attente est assez brève et j’ai un vague sentiment d’admiration pour sa résistance autant que pour ses qualités au combat, un sentiment qui ne dure cependant pas bien longtemps. Après tout, c’est une ennemie et c’est la seule chose qui m’importe pour l’instant. Je la regarde s’agiter en poussant un petit gémissement, tirer sur ses liens, puis s’immobiliser sitôt qu’elle comprend que ses poignets sont liés. Elle reste immobile une seconde puis tourne la tête à droite, à gauche, jusqu’à qu’elle m’aperçoive du coin de l’œil.

 

*********

 

Bon sang, ce que ça fait mal ! Ma tête bourdonne comme si on avait tapé dessus avec un marteau et mes poignets sont extrêmement douloureux aussi. Bien sûr, ils sont liés, et le frottement de la corde sur mes articulations n’arrange rien. Mes pieds, eux, sont apparemment libres de toute entrave mais je n’envisage pas d’essayer de me lever pour l’instant. Non, ma priorité est de voir qui m’a vaincue.

Je serre les dents et je tourne la tête en essayant de ne pas frotter mon visage tuméfié sur le sol et je la vois. Je ne pensais pas avoir eu affaire à une femme tant les coups qui m’ont été portés ont été violents et venaient de haut, mais c’en est bel et bien une, grande et forte. Sans doute très bien entraînée au combat au corps à corps, tout comme je l’ai été. Elle a les yeux fixés sur moi mais, sur son visage, rien n’indique qu’elle a remarqué que j’avais repris conscience. J’en profite pour l’observer. Même assise, il est visible qu’elle est grande. Ses cheveux sont noirs et ses yeux d’un bleu incroyable, très pur. Pour ce que je peux en voir, elle est armée d’un revolver alors qu’elle tient le mien en main. Un étui contenant un poignard dépasse de sa ceinture, et ma lame est passée simplement près de lui. Quant à ses vêtements, elle porte ce que je m’attendais à la voir porter : l’uniforme des voleurs d’eau, nos ennemis.

Je remue un peu, gênée par l’immobilité de la femme qui ne me quitte pourtant pas du regard. Ça ne la fait pas réagir, alors je décide de prendre l’initiative.

« Pourquoi ne m’avez-vous pas tuée ? »

C’est la première chose qui m’est venue à l’esprit. Et c’est ce que j’aurais fait. Dans mon camp, on ne s’encombre pas de prisonniers, parce qu’on juge qu’il est inutile d’utiliser de l’eau pour ceux qui cherchaient à nous la voler.

La grande femme ne répond pas mais elle se lève et s’approche lentement de moi pour jeter un « Debout ! » d’un ton sec. Je grimace et remue un peu avant de répondre, le ton grinçant.

« Ce serait plus facile si vous m’aidiez. Ce n’est pas facile vu la manière dont vous m’avez ligotée. »

Elle ne dit toujours rien, mais se baisse et prend mon coude. La vigueur avec laquelle elle me soulève confirme ce que j’ai constaté en me battant avec elle, elle est vraiment très forte. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je suis debout. Pas très stable sur mes pieds, je chancelle quelques secondes avec la sensation de ma tête qui tourne. Près de moi, la femme attend, paraissant se rendre compte que j’ai besoin de quelques secondes pour retrouver mes esprits. Ensuite, elle me frappe sur l’épaule, pas brutalement, mais suffisamment fort pour que je sache qu’elle ne plaisante pas.

« Allons-y ! »

Et elle se met en marche, restant sur ma droite en me surveillant du coin de l’œil comme si elle craignait que je tente de m’échapper à tout moment.

Nous marchons vite. Du moins pour moi qui ait du mal à suivre le rythme de la femme qui est sous-officier, sergent d’après les galons qu’elle porte. Et visiblement, la blessure que je croyais lui avoir infligée à la cuisse, je vois que son pantalon est déchiré sur une dizaine de centimètres, ne devait pas être bien profonde, puisqu’elle ne boite même pas. Apparemment, elle n’a pas envie de ralentir, même si elle a remarqué que j’avais du mal à adapter mon pas au sien. Je lève les yeux vers le ciel, le jour commence à se lever et la chaleur ne va pas tarder. Je ne sais pas combien de temps je suis restée sans connaissance, mais ça devait être long.

Ce n’est que lorsque nous arrivons au pied d’un groupe de rochers, une barre d’environ un kilomètre de longueur et d’à peu près un mètre et demi de hauteur, que je reprends la parole, alors qu’elle m’indique d’un geste de la main que nous devons grimper.

« Vous allez me détacher les mains pour ça, n’est-ce pas ? »

Un de ses sourcils monte haut sur son front et un petit sourire ironique se dessine sur ses lèvres.

« Bien essayé, mais je ne suis pas si bête. »

Mais je secoue négativement la tête.

« Il faut escalader ! Jamais je ne pourrais faire ça avec les mains dans le dos ! »

Elle hausse négligemment les épaules

« Il suffit d’essayer. Et sache que je ne te porterai pas.»

Elle se place tout de même derrière moi, m’incitant à entamer l’ascension par sa seule présence. Mais c’est aussi difficile que je le pensais. Un pied puis l’autre, des pierres qui roulent, je glisse et je trébuche, mon visage déjà tuméfié frappe le sol, pas très fort mais suffisamment pour que je pousse un petit cri de douleur. Derrière moi, j’entends la femme pousser un profond soupir d’exaspération, et je suis sûre qu’elle lève les yeux au ciel. Mais elle vient tout de même se mettre sur ma gauche, pose une main ferme sur le haut de mon bras, non loin de l’épaule, et entame l’ascension elle-même, en me tirant dans le même temps.

J’ai beaucoup de mal à suivre son rythme. Sa main droite semble suffire pour qu’elle se hisse, apparemment sans mal, sur les rochers, tandis que je peine à ne pas perdre l’équilibre si souvent que j’ai l’impression de ne faire que ça. Heureusement, ce n’est pas très haut et nous arrivons rapidement sur une espèce de plateau qui domine la plaine sableuse d’où nous venons. Elle me pousse sur le sol et se désintéresse aussitôt de moi pour tourner sur elle-même, les sourcils froncés et paraissant décontenancée, comme si elle cherchait quelque chose.

Je la regarde du coin de l’œil qui ramasse un sac à dos et je me redresse péniblement avant d’aller m’asseoir contre les rocs qui dominent ce petit plateau. Ceux-là sont beaucoup plus hauts que ceux que nous venons de gravir et j’espère qu’il ne lui viendra pas à l’idée de monter encore, avec mes mains liées je n’en aurais sans doute pas la force. Mais elle ne parait pas penser à cela pour l’instant. Je la vois qui tourne en rond, cherchant je ne sais quoi pendant un long moment, et puis elle cesse brusquement et vient s’asseoir sur ma droite, à trois ou quatre mètres de moi. Elle ne dit rien, mais moi, j’ai besoin de savoir quel sera mon sort, alors je l’interroge.

« Qu’est ce qui va se passer maintenant ? Pourquoi m’as-tu emmenée jusqu’ici ? »

Puisqu’elle me tutoie, il n’y a pas de raison que je ne fasse pas la même chose. Ça ne semble pas la surprendre ou la choquer, elle n’y prête apparemment pas attention mais sa réponse claque comme un coup de fouet.

« Tais-toi ! Tu es ma prisonnière et je n’ai aucune envie de t’entendre ! »

J’ignore ce qu’elle cherchait en arrivant mais ne pas le trouver ne l’a visiblement pas

mise de bonne humeur. Je n’insiste pas, m’appuie contre la roche, derrière moi, et je

ferme les yeux.

 

************

 

Je ne peux pas croire qu’ils soient partis, comme ça. Sans me rechercher, sans chercher

à savoir où j’avais bien pu passer. Ils m’auraient trouvée s’ils avaient jeté un simple

coup d’œil dans la plaine, ce n’est pas comme si je m’étais dissimulée. Je donne

un coup de pied dans un caillou qui dévale la pente et jette un coup d’œil vers ma

prisonnière qui semble s’être endormie, comme si elle ne se faisait aucun souci quant

à sa situation.  A sa place, je chercherais à m’évader, je me poserais des questions

sur ce qu’il va advenir de moi, je ne ferais certainement une petite sieste en attendant

de savoir ce qu’il va se passer. Je secoue la tête, ébahie par ce genre de réaction ou

plutôt cette absence de réaction. Mais ce n’est pas mon problème après tout. Je tends

le cou pour regarder dans son dos, afin de vérifier que ses mains sont toujours liées,

puis je m’assieds moi aussi.

Puisque j’ai passé la nuit entière éveillée, et que les journées commencent à être

vraiment chaudes, nous allons marcher de nuit. Ma troupe est partie je ne sais pas où.

Alors, je vais rejoindre nos lignes avec ma prisonnière. Je ne sais pas ce que les

autorités décideront de faire d’elle, peut-être qu’ils parviendront à lui soutirer quelques

renseignements sur l’état de l’armée ennemie, sur la stratégie employée… Un bref

regard vers la jeune femme blonde, son uniforme et ses galons, me rappelle que, comme

moi, elle est sergent. Sans doute n’est-elle pas au courant de tout ce que peut mijoter

son état-major, mais ceux qui l’interrogeront n’auront qu’à se débrouiller. En attendant,

je m’étire et comme elle, m’adosse contre le mur de rochers. Et puis, je fais la

même chose qu’elle.

 

« J’ai envie de faire pipi. »

J’ouvre l’œil gauche et le referme aussitôt, j’ai encore sommeil et aucune envie de me réveiller. Mais la petite blonde ne l’entend manifestement pas de cette oreille et répète.

« Je t’ai dit que j’ai besoin de faire pipi. »

Je pousse un soupir exaspéré et tourne la tête dans sa direction, avec les deux yeux ouverts, et l’interroge, le ton rude.

« Que veux-tu que ça me fasse ? »

Elle souffle à son tour, semblant excédée elle aussi

« Je n’y arriverai pas avec les mains liées »

Pendant une seconde, j’envisage de la laisser comme ça, qu’elle se débrouille après tout. Mais je l’entends se tortiller, et au bout d’un moment, je pense à ce que ça me ferait si j’étais à sa place. Je me lève lentement, attrape le manche de son poignard et me penche vers elle, le bout de mon index sur la pointe de sa lame et le ton menaçant.

« Qui me dit que tu ne cherches pas tout simplement à me jouer un sale tour ? »

Elle sourit et répond, la voix pleine de sarcasme.

« Pourquoi, tu ne serais pas capable d’y faire face ? »

Voilà une forme de défi à laquelle je ne peux évidemment pas résister. Pour un peu, j’espèrerais qu’elle tente quelque chose, rien que pour lui montrer qu’il ne fait pas bon me provoquer. Je tire sur son épaule pour décoller son dos de la roche et tranche la cordelette qui retient ses poignets avant de me reculer immédiatement de deux pas, sans la lâcher des yeux. Elle se redresse et s’étire puis frotte chacun de ses poignets, ensuite, ses deux jambes croisées, elle ne bouge plus, se contentant de me fixer sans aménité.

« Ça ne devait pas être aussi pressé que ça »

Je ricane, mais son expression est presque outrée alors qu’elle réplique.

« Tu ne crois pas que je vais faire ça devant toi ? »

Je hausse les épaules.

« Tu n’as pas le choix. Je ne te lâcherai pas des yeux quoi que tu fasses. »

Elle grimace, hésite et se décide au bout de longues secondes. Ses joues rosissent alors qu’elle défait sa ceinture puis baisse son pantalon. Elle est visiblement très gênée, et je n’en rajoute pas, mes yeux ne quittent pas son visage. Elle se relève et se rhabille très vite, manifestement très soulagée d’en avoir fini et me lance un regard qui n’a rien d’aimable, c’est le moins que l’on puisse dire. Bizarrement, et bien que je n’aie aucune raison d’avoir confiance en elle, je ne la rattache pas immédiatement, ce qu’elle parait apprécier. De nouveau, je la vois frotter ses poignets, tous les deux portant la marque de ses liens, faire quelques pas comme si elle voulait se dégourdir les jambes en me jetant de fréquents coups d’œil. Je ne dis rien, je l’observe, certaine qu’à un moment ou à un autre, elle va essayer de fuir. Mais pour l’instant, et puisqu’elle n’est plus entravée, elle va devoir faire sa part du travail.

« Il y a là-bas un tas de bois mort. Rassembles-en un peu et allume un feu. »

Elle arbore un air surpris, mais s’exécute sans rien dire. Pendant ce temps, je fouille dans mon sac, Dieu merci il était sous un rocher ma troupe ne l’a sans doute pas vu, et attrape deux boites de ration.

Je n’ai jamais été bavarde, et j’aime le silence, mais il semble que ce n’est pas le cas de ma prisonnière. En effet, sitôt que nous sommes assises, chacune de part et d’autre du feu, elle commence à me poser des questions.

« Tu cherchais quelque chose quand nous sommes arrivées ici, qu’est-ce que c’était ? Et que comptes-tu faire maintenant ? Pourquoi m’as-tu capturée ? Et que faisais-tu là, toute seule à surveiller le fort ? »

Au moins, elle n’a pas compris que j’étais avec d’autres soldats, et j’aimerais bien qu’elle ne le devine pas. Je plante mes yeux dans les siens, prenant mon regard le plus terrible, bien décidée à ne pas lui répondre. Pour faire bonne mesure, je lui lance un « Je ne veux pas t’entendre ! » de mon ton le plus autoritaire. Ça la fait taire, c’est déjà ça. Mais elle ne baisse pas les yeux et nous restons un long moment à nous défier du regard. Au moins, nous mangeons en silence.

C’est moi qui reprends la parole, en fin de soirée seulement. Je n’ai pas rattachée ma prisonnière mais je suis restée à moins de cinq mètres d’elle à chaque moment et elle n’a rien tenté, peut-être parce qu’elle a remarqué ma vigilance et qu’elle craignait des représailles en cas d’échec. Ceci dit, je suis persuadée qu’elle guette la moindre occasion qui se présentera et je n’hésite pas à lui lier de nouveau les poignets alors que nous nous apprêtons à nous remettre en route. Evidemment, elle proteste.

« Je n’ai pas besoin de liens ! C’est insupportable ! Enfin ! Tu as bien remarqué que je n’avais ni essayé de m’échapper ni de t’agresser ! »

Elle se débat, mais je parviens tout de même à faire ce que j’ai à faire sans tenir compte de ses protestations, tout en répliquant.

« Justement, je m’assure que ça va durer. »

Elle me lance un regard meurtrier dont je ne tiens pas compte, puis, d’une bourrade dans l’épaule, je l’incite à se mettre en route.

 

*************

 

 

Il va falloir que je trouve un moyen de lui fausser compagnie, mais avec les mains attachées, ça me parait difficile. Peut-être que je devrais d’abord essayer de la convaincre que je suis inoffensive et que je me suis résignée à mon sort. Ensuite, je guetterai la première occasion…

La femme brune marche derrière moi, une bonne façon de me surveiller je suppose.

Elle m’a indiqué la direction Nord-Ouest au moment de notre départ et n’a pas desserré les dents depuis. Je me demande si elle est toujours comme ça ou si c’est juste ma présence qui la rend si renfrognée.

Nous avançons lentement. Contrairement à la nuit dernière, le ciel est clair sans doute parce que les nuages ont été poussés par le léger vent qui souffle maintenant et dans d’autres circonstances, ça pourrait être une promenade agréable. La plaine est déserte, il y a peu de végétation, seulement quelques grands arbres aux longues branches, courants dans ces régions, et de petits buissons, à leurs pieds. Nous marchons lentement, mais longtemps, sans nous arrêter, et ce n’est que peu de temps avant l’aube que j’aperçois enfin ce qui est certainement notre objectif.

Un petit village, des maisons aux murs de pierres et aux toits d’ardoise, serrées les unes contre les autres. J’espère vraiment que c’est là-bas que nous nous rendons, parce que je commence à ressentir la fatigue, et mon estomac crie famine.

Je pousse un soupir de soulagement quand nous arrivons au village et dès que la femme brune me signale que nous nous arrêtons là, je me laisse tomber au sol. Nous sommes au centre du village, le soleil pointe à l’horizon, et nous sommes apparemment sur la place centrale et surtout près d’un puits.

Cette fois, elle dénoue la cordelette au lieu de la couper. Peut-être qu’elle n’en a pas d’autre. Si je parvenais à abimer celle-ci, elle ne pourrait plus m’attacher, il va falloir que j’y pense… En attendant, une fois libérée, je prends le temps de regarder mes poignets. Les liens, serrés, me font mal même quand ils ne sont plus là, mais c’est surtout celui qui a été tordu qui est très douloureux Je grimace et me sers de l’eau qu’elle vient de puiser au puits. C’est frais, c’est bon, et c’est un vrai soulagement. Et puis, mon estomac gargouille, fort. Je sens un peu de rouge me monter aux joues, un peu mal à l’aise, mais en face de moi, la femme brune, elle, sourit largement, visiblement amusée.

C’est la première fois que je vois cette expression sur son visage, et je dois reconnaitre que ça lui va très bien. Ça ne dure pas évidemment, et rapidement elle me désigne un groupe de trois à quatre personnes, sans doute des villageois, qui nous observe.

« Il faut que j’aille leur parler. Si tu quittes mon champ de vision ne serait-ce qu’une seule seconde, ou que tu t’éloignes à plus de trois mètres, je te rattache. C’est bien compris ? »

Je hoche la tête, soulagée d’éviter les liens pour l’instant. Deux hommes et une femme nous regardent approcher, l’expression de leurs visages n’indiquant rien d’autre que la méfiance. Pourtant, ce sont eux qui avancent vers nous, vers la grande brune plus précisément. C’est le plus jeune, un grand dégingandé qui n’a sans doute pas plus de 25 ans qui l’interroge, son ton comme son visage exprimant une forme de sidération.

« C’est vous qui avez déserté ? Et vous revenez ici après ça ? Comment pouvez-vous vous comporter ainsi ? »

Et a femme de renchérir aussitôt

« Qu’est-ce qui vous a donc pris de laisser ainsi tomber votre troupe ? Des soldats qui vous faisaient confiance ! Vous devriez avoir honte ! »

La femme qui m’a capturée en reste sans voix. Elle a l’air complètement éberlué, et honnêtement, je n’ai pas l’impression qu’elle fasse semblant. Elle prend une seconde pour retrouver ses esprits puis questionne.

« Déserté ? Comment ça déserté ? Je suis partie intercepter une ennemie qui se faufilait hors du fort »

Elle me désigne d’un vague geste de la main, puis reprend la voix plus assurée et la colère commençant à sourdre doucement dans son attitude.

« Où avez-vous entendu ça ? Comment ça, déserté ? Je ne suis pas une déserteuse ! Comment osez-vous prétendre une chose pareille ? »

Ses yeux étincellent, non plus de colère, mais de fureur. Ça n’empêche pas la villageoise de lui expliquer

« C’est ce que les soldats nous ont dit. Ils ont raconté qu’après avoir prétendu prendre un tour de garde, vous vous étiez enfuie pendant qu’ils dormaient. Ils étaient manifestement déçus, et plus que furibards. »

Celle qui me retient prisonnière ne dit plus rien mais son agitation se distingue clairement dans son regard. Cependant, malgré les mauvaises nouvelles qu’elle vient de recevoir, elle ne m’oublie pas et, alors que je commençais à faire doucement quelques pas de côté dans l’espoir qu’elle se désintéresse de moi, après tout elle a d’autres soucis maintenant, me fait un signe impératif pour que je la rejoigne. Je ne crois pas très judicieux de lui désobéir étant donné son état d’esprit actuel, alors je la suis docilement.

Nous remplissons toutes nos gourdes au puits, puis nous quittons le village en toute hâte, comme si elle craignait que la police militaire vienne l’arrêter ici. Et moi, je suis obligée de suivre le rythme. L’avantage, c’est qu’elle en a oublié de me rattacher.

 

**********

 

Comment ont-ils osé ? Comment ont-ils même pu y penser ? Les soldats Jérôme et Marc me connaissent depuis presque dix ans, bon sang ! Ils savent très bien que déserter ne me serait jamais venu à l’idée. J’ai commis une erreur en ne les prévenant pas de mon départ, mais quand même ! 

Toutes ces pensées circulent dans ma tête alors que nous avançons sur le chemin de terre, entouré de beaucoup plus de végétation que la région où nous nous trouvions hier. Régulièrement, je jette un coup d’œil à ma prisonnière, veillant à ce qu’elle n’essaie pas de s’échapper. J’en suis encore à me demander si elle pourrait me servir « d’assurance », si le fait de ramener une captive à mes supérieurs pourrait m’éviter la cour martiale. Malheureusement, j’ai bien peur que non. Même si elle était officier, ça n’aurait sans doute pas suffi, ils auraient pu prétendre qu’elle était de mèche avec moi ou je ne sais quelle absurdité de ce genre. J’ai beau tourner et retourner le problème dans ma tête, je ne vois pas comment éviter les gros ennuis qui m’attendent avec mon état-major. Je regarde ma prisonnière encore une fois et je prends une décision.

« Va-t’en ! »

Après tout, je n’ai plus besoin d’elle et elle va finir par devenir un poids mort. Elle cesse de marcher et me regarde avec une expression de stupeur sur le visage et je répète.

« Va-t’en ! Tu peux t’en aller, je te rends ta liberté. »

Elle ne s’en va pas. Pourquoi ne profite-t-elle pas de l’occasion, elle est idiote ou quoi ?

Et puis, elle fait non de la tête.

« Rends-moi mes armes d’abord. »

Son ton est calme mais décidé. Mais moi, je ne l’entends pas de cette oreille.

« Tes armes ? Hors de question. Je ne laisserai pas une voleuse d’eau armée, donc dangereuse, de ce côté des lignes. Tu peux t’en aller, mais je ne te rends rien du tout. Tu n’as qu’à considérer que c’est une prise de guerre. »

Elle s’obstine.

« Non ! J’ai besoin de mes armes. Nous sommes derrière les lignes de ton armée. Je n’arriverai pas à rejoindre mon camp sans me faire attaquer. Je ne partirai pas sans ça. Et cesse de nous accuser de voler l’eau alors que nous savons toutes les deux que c’est votre camp qui dérobe nos ressources ! »

Je me rapproche d’elle, mon attitude menaçante indiquant clairement que je ne plaisante pas.

« L’histoire, celle avec un grand « H », montre que vous avez été, et que vous êtes encore, les voleurs. Maintenant, va-t’en, je t’ai assez vue. »

Elle ne se laisse pas intimider.

« Votre camp a même déformé l’histoire… Vous êtes les voleurs et tu le sais. Je partirai quand j’aurai mes armes. »

Je n’arrive pas à comprendre qu’elle soit assez culottée pour soutenir que nous sommes les voleurs, et après les accusations portées par les villageois, je n’ai plus aucune patience. Ma colère est plus que visible et pour la première fois, j’ai la satisfaction de la voir reculer, même si ce n’est que d’un demi pas.

« Si tu t’entêtes à rester, je vais devoir te donner une correction dont tu te souviendras longtemps ! Et tous les livres d’histoire que j’ai lus durant ma scolarité disaient la même chose : Vous êtes les voleurs. Va-t’en ! »

En règle générale, les gens évitent de m’approcher quand je suis aussi furieuse, d’autant que toute mon attitude montre mon état d’esprit, mais elle, elle s’approche, faisant deux pas en avant pour réclamer de nouveau.

« Rends-moi mes armes. »

Cette fois, c’est trop. Mon poing part presque de lui-même en direction de son menton, fort. Mais elle est rapide et esquive d’un mouvement du buste tout en ripostant. Le coup que je reçois dans l’estomac est terrible mais je serre les dents et je lui rends la pareille avec mon genou. Je l’entends expulser un grand souffle d’air et son haleine frôle mon oreille. Je n’ai pas le temps de tirer profit de ce petit avantage qu’elle m’agrippe les cheveux pour tirer ma tête en arrière, en profitant pour flanquer un grand coup de pied dans ma cuisse, là où elle m’avait blessée l’autre jour. Heureusement, ce n’était pas profond et la douleur est celle que j’aurai ressentie en temps normal. Je ne la laisse cependant pas prendre l’avantage et riposte du poing de nouveau. Elle ne lâche pas mes cheveux et je comprends qu’elle cherche surtout à éviter les coups de tête comme ceux que je lui avais assénés lors de notre première rencontre. Mais aujourd’hui, je n’ai pas envie que la lutte soit trop longue, il faut que je réfléchisse à ce que je vais faire maintenant.

Ouille ! Je me suis laissé aller à penser à autre chose une demi-seconde et elle en a profité pour faucher ma jambe droite avec la sienne. Je chute lourdement et elle en profite pour s’asseoir à califourchon sur mon ventre. Les coups de poing pleuvent immédiatement sur mon visage et je l’entends vaguement ricaner. Sans doute s’imagine-t-elle m’avoir vaincue. Mais elle se trompe, je suis plus forte et résistante quelle ne le croit et je vais le lui prouver tout de suite. Je bande chacune de mes muscles, je ferme brièvement les yeux, histoire de bien me concentrer et, d’une seule secousse puissante de tout mon corps, je l’éjecte de là où elle est.

Cette fois, c’est moi qui ai le dessus. Et je ne laisse pas passer ma chance. Bien sûr, elle ne se laisse pas faire et je dois esquiver son poing deux ou trois fois mais elle, elle ne parvient pas à éviter ce que je lui envoie dans la figure. Son visage, déjà marqué, va être encore plus contusionné, ça lui fera des souvenirs. Je cesse de cogner quand elle arrête de bouger et décide de la laisser là. Si elle ne veut pas partir, c’est moi qui vais m’en aller, ce sera aussi simple.

Malheureusement, elle ne reste pas immobile longtemps. Je n’ai pas fait dix pas que je l’entends remuer et à vingt pas, elle m’interpelle. Pour me réclamer ses armes, une fois de plus. Je ne m’arrête pas, mais je ne peux m’empêcher de ricaner en m’interrogeant au fond de moi : Comment peut-on être aussi entêtée ? Et puis, alors que je continue de m’éloigner, je l’entends courir derrière moi. Je m’arrête de marcher, je soupire, et je me retourne, prête à lui faire face.

Je regarde son visage alors qu’elle s’approche. Je l’ai salement amochée, pour un peu elle me ferait pitié, du moins si elle se taisait. Mais bien sûr, il faut qu’elle recommence à exiger.

« Rends-moi mes armes, j’en ai besoin. »

Je secoue négativement la tête.

« Non. »

Et je me détourne, reprenant ma marche. Etonnamment, elle ne répond pas, n’insiste pas. Mais il ne me faut que quelques secondes pour me rendre compte qu’elle me suit. Elle ne fait pas de bruit, mais je sens sa présence, sans aucun doute. De nouveau, je me tourne vers elle.

« Ecoute, tu es une bonne combattante, et d’une certaine façon, j’admire ta persévérance, mais tu ne peux pas t’attendre à ce que j’arme, ou que je réarme, une ennemie. N’insiste pas, ce sera bien mieux pour toi. »

Elle ne se décourage pas et recommence à me suivre, mais pas en silence cette fois.

« Je me battrai pour les avoir, aussi souvent qu’il le faudra. »

Je ne sais pas si elle se rend compte qu’elle joue vraiment avec ma patience.

« Nous nous sommes battues deux fois, j’ai gagné deux fois. Crois-tu vraiment que tu sois de taille ? »

Elle hausse les épaules

« Ça n’a pas d’importance. Je ne te laisserai pas tranquille tant que tu ne me rendras pas mes armes. »

Finalement, je laisse tomber la conversation. Ça ne mène à rien. Etrangement, et contrairement à ce qu’elle vient de dire, elle ne me suit pas cette fois. Pourtant, j’ai bien compris qu’elle ne me laissera pas tranquille tant qu’elle n’aura pas eu ce qu’elle veut, ou tant qu’elle ne sera pas morte. Ça me met la puce à l’oreille et si je poursuis mon chemin l’air de rien, je reste cependant très vigilante.

 

**********

 

Elle ne me rendra pas mes armes de son plein gré, il va falloir que je trouve autre chose pour la convaincre, ou bien que j’use d’un peu de ruse. Par chance, nous nous trouvons maintenant dans une région plus verdoyante que celle où se trouvait le fort. Le sentier qu’elle emprunte est sinueux et je n’ai aucun mal à lui emboiter le pas en me tenant suffisamment loin d’elle pour qu’elle ne remarque pas ma présence, du moins il me semble.

La journée est longue. J’ai tâté délicatement chaque point douloureux de mon visage et je ne crois pas souffrir de fracture, d’autres endroits de mon corps me font mal, mes poignets, même si ça commence à aller mieux de ce côté-là, ma jambe gauche aussi, suite à un coup violent porté par mon adversaire. Néanmoins, j’arrive à marcher sans trop de problème et comme la femme brune ne marche pas extrêmement vite, je parviens à la suivre sans difficulté.

Mon estomac réclame, mais je n’en tiens pas compte. J’avais trois rations dans mon sac au moment de ma capture, mais elle les a prises, dès le début. Au moins a-telle partagé avec moi. Mais ce soir, je ne veux surtout pas qu’elle me repère, alors, pendant qu’elle prend une pause pour manger, et sans doute pour dormir ensuite, je m’assieds et j’attends.

La lune est levée depuis des heures. Là-bas, adossée à un rocher, la femme brune parait endormie. Elle s’est appuyée contre le roc et a remué un long moment, mais maintenant, elle est immobile depuis au moins deux heures. J’ai déployé des trésors de patience pour ne pas y aller trop tôt, mais je crois que c’est le bon moment. Doucement, je me lève, contourne les arbres derrière lesquels je me suis dissimulée et m’avance dans sa direction. Je marche lentement, retenant ma respiration en faisant particulièrement attention où je mets les pieds. Ce n’est pas très loin, mais je prends tant de précautions qu’il me faut un long moment pour arriver tout près d’elle, et là, je prends un moment pour regarder, vérifier qu’elle est bel et bien endormie. Ça me semble le cas. Ses yeux sont clos, sa respiration est calme et régulière et elle ne bouge pas d’un poil. Aussi lentement et silencieusement que possible, je tends la main et agrippe son sac à dos dans lequel elle a glissé mon pistolet et mon poignard, je le sais. Il est posé tout près d’elle et je dois tendre un peu le bras pour l’attraper. Mes gestes sont lents, je retiens mon souffle et je prends mille précautions. C’est juste au moment où je pense avoir réussi qu’une poigne de fer m’enserre le poignet.

J’en pousse un cri, non seulement de douleur, mon poignet est toujours douloureux, mais aussi de surprise tant je ne m’y attendais pas. Je lève mon visage vers le sien pour trouver deux yeux bleus qui me regardent fixement.

« Tu es la personne la plus entêtée que j’ai jamais rencontrée. Et tu es très imprudente aussi. »

Je hausse les épaules et lui rend son regard.

« Je croyais que tu dormais. »

C’est son tour de hausser les épaules.

« C’était le cas. Mais je t’ai entendue arriver et j’ai senti ton mouvement, devant moi. »

Cette fois, c’est de l’incrédulité qu’elle voit certainement dans mes yeux.

« Tu m’as entendue ? Je ne te crois pas. Je n’ai fait aucun bruit, et quant à sentir ma présence… Permets moi d’en douter. »

Son visage n’exprime rien, mais une petite lueur amusée brille dans ses yeux.

« J’ai des sens très aiguisés. »

J’ai toujours du mal à la croire, mais je n’insiste pas. Un peu découragée, je m’adosse moi aussi contre la roche, étonnée qu’elle ne me chasse pas immédiatement, qu’elle n’essaie même pas d’engager une bagarre… Peut-être est-elle aussi fatiguée que moi.

Nous ne disons rien. Après avoir marché toute la journée d’hier et une partie de la nuit, les tout accumulé à la tension éprouvée en tentant de récupérer mes affaires, je suis épuisée, et je ne tarde pas à m’endormir.

Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi, mais c’est l’odeur des rations qui chauffent sur un feu de bois qui me tirent du sommeil. Je baille, je m’étire et grimace en constatant la raideur de mes articulations, frotte mes poignets toujours douloureux, et jette un coup d’œil vers le petit feu de bois. Comme si elle avait senti mon regard, la femme brune lève les yeux vers moi, hésite un instant, puis me fait un signe de la main, m’invitant ainsi à la rejoindre près du feu.

« Je ne te rendrai pas tes armes, mais je ne vais pas te laisser mourir de faim. »

C’est la première chose un peu aimable qu’elle me dit. Je ne me fais pas prier et m’avance volontiers, déjà alléchée par les odeurs, pourtant pas si appétissantes que ça, que la nourriture dégage.

Nous mangeons rapidement, sans doute aussi affamée l’une que l’autre. Et puis, alors que nous finissons, je ne peux m’empêcher de questionner ma surprenante vis à vis.

« Que vas-tu faire maintenant ? D’après la direction que tu suis, il est évident que tu n’as plus l’intention de rejoindre ton armée. »

Elle reste silencieuse si longtemps que j’en viens à penser qu’elle ne va pas me répondre, mais elle le fait finalement, après avoir poussé un profond soupir.

« Non, je ne rentre pas. Ils sont persuadés que j’ai déserté, et je n’ai aucune preuve du contraire. Même ta présence, en tant que captive, n’y changerait rien. »

Pour une fois qu’elle me parle un peu, je vais en profiter, essayer de sympathiser, au cas où ça l’inciterait à me rendre mes affaires.

« Tu vas déserter pour de bon, alors. »

Elle hausse les épaules en s’efforçant manifestement de montrer que tout ça n’a guère d’importance pour elle. J’attends qu’elle m’en dise davantage, mais en constatant qu’elle reste silencieuse, je change d’angle d’attaque.

« Comment t’appelles-tu ? »

Son sourcil droit monte haut sur son front, et elle parait aussi un peu étonnée de la question, mais elle répond tout de même.

« Léna »

J’attends un « et toi ? » qui ne vient pas, alors je me présente sans attendre qu’elle me questionne.

« Moi, c’est Gabrielle. »

Elle hoche la tête, me regarde pendant un instant, puis m’interroge, l’air vraiment curieux.

« Pourquoi t’obstines-tu à dire que les voleurs d’eau sont dans notre camp ? Tu dois bien savoir que c’est faux. »

Je secoue négativement la tête.

« Pas du tout. Hier, tu m’as dit que c’est ce qui était écrit dans tes livres scolaires, mais c’est le contraire qui était noté dans les miens. »

Encore une fois, elle semble réellement surprise. Et puis, elle fronce les sourcils et son regard se perd dans le vague un instant, avant de revenir vers moi.

« On t’a raconté que nous étions les voleurs d’eau depuis ton enfance, pendant qu’on m’enseignait exactement l’inverse… »

Ma seule réponse est un hochement de tête. Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi, mais le soleil est haut dans le ciel et la chaleur est intense. Je ne crois pas que celle qui m’a capturée, Léna donc, ait l’intention de repartir tout de suite. C’est pourquoi je suis surprise de la voir se lever et se préparer à partir. Je me mets debout moi aussi, elle me jette un regard mi-amusé mi-interrogateur, mais ne dit rien, pas plus que quand je lui emboite le pas. En fait, c’est elle qui prend la parole la première.

« Nous n’avons plus qu’une seule boite de ration. Il va falloir chasser, ou cueillir des plantes ou des fruits, si nous voulons manger. »

Implicitement, elle admet que nous marcherons ensemble, du moins pour l’instant. Mais je préfère quand même lui poser une petite question, histoire que les choses soient bien claires.

« Si tu ne veux toujours pas me rendre mes armes, tu n’as apparemment plus l’intention de me chasser. Qu’est-ce que qui t’a fait changer d’avis ? »

Elle hausse les épaules avent de sourire doucement

« Tu es dans la même situation que moi, non ? Qu’est-ce que tu peux faire d’autre que de t’en aller loin de chez toi comme je le fais moi-même ? »

En effet, je serais accusée de désertion moi aussi si je rentrais, ça fait trop longtemps que je suis portée manquante maintenant. Mais ce n’était pas le sens de ma question, alors j’insiste.

« Ça ne t’empêche pas de me chasser si tu le voulais vraiment. »

Un demi-sourire vient étirer ses lèvres alors qu’elle me répond, sarcastique.

« Tu veux dire que j’ai essayé de te chasser. Mais j’ai constaté que l’expression « va-t’en » t’es complètement inconnue. »

Je ne peux m’empêcher de lui rendre son sourire. Bizarrement, je sens ma démarche un peu plus légère après ça.

 

************

 

Cette fille est la pire tête de mule que j’ai jamais rencontrée. Mais au fond je crois qu’on pourrait se comprendre. Nos situations sont similaires, et il se pourrait qu’on arrive à s’entendre. Au moins, ça me permettra de ne pas m’exiler seule, pendant un temps en tous cas. Je n’ai aucune idée de ce que je ferai une fois que nous aurons passé la frontière et que nous poserons le pied dans le pays voisin, et je suppose qu’il en est de même pour elle. A moins qu’elle n’ait déjà une idée à ce sujet, va savoir.

En attendant de nous trouver face à cette situation, une petite chose m’intrigue, et puisque nous n’avons rien d’autre à faire que de marcher, je l’interroge.

« Dis-moi, Gabrielle, que faisais-tu hors du fort la nuit où je t’ai capturée ? Parce que si tu venais faire l’espionne derrière nos lignes, c’est raté. »

Elle secoue négativement la tête avant de répondre à voix basse.

« Non, je n’étais pas sortie pour espionner, mais pour aller chercher des renforts. Là aussi, c’est raté. En fait, j’avais prévu de prendre la direction inverse de celle que tu m’as fait emprunter. »

Je m’arrête de marcher pour la dévisager, cherchant à déchiffrer son expression.

« Des renforts ? Je n’avais pas l’impression que vous en aviez besoin. Si je me souviens bien, et je n’ai guère de doute là-dessus, vous avez repoussé chacune de nos attaques, et nous avons perdu de nombreux soldats devant le fort. Alors, pourquoi auriez-vous eu besoin de renforts ? »

Son sourire est amer, même si son ton de voix ne change pas d’un iota.

« C’est vrai, nous nous sommes bien défendus. Mais vous aussi, vous avez fait beaucoup de victimes dans notre camp. Et l’un des puits s’est tari. » 

Elle hausse les épaules.

«Avec les renforts que je comptais ramener, nous devions vous prendre à revers quand vous auriez attaqué à nouveau. Vous n’auriez pas fait long feu. »

J’ai l’impression d’entendre une pointe de regret dans sa voix, et je réplique sèchement

« Permets-moi de me féliciter d’avoir réussi à t’intercepter. Au moins, mes hommes et moi sommes saufs. » 

Cette fois, elle parait plutôt étonnée.

« Ce n’est pas ce que je voulais dire. »

Elle n’en dit pas davantage et je me tais moi aussi, donnant de furieux coups de pied dans chaque caillou que je vois sur le chemin.

C’est finalement moi qui romps le silence, en intimant brusquement à ma compagne de route de s’arrêter et de se cacher un peu. Ça la surprend manifestement et elle me jette un regard éberlué avant de m’interroger.

«Quoi ?  Qu’est-ce qu’il te prend ? »

Je réponds d’un geste qui manifeste mon impatience. Je ne la regarde pas, mais je sais qu’elle se dissimule plus ou moins en se baissant derrière un buisson et je la sens qui se tend lorsque je dégaine mon arme. J’entends aussi le petit souffle qu’elle pousse en constatant que ce n’est pas dans sa direction que je le pointe.

Il me suffit d’un seul coup de feu pour atteindre ma cible. Ensuite je marche rapidement pour chercher ma proie. Elle est derrière moi et nous nous penchons pratiquement en même temps pour ramasser l’oiseau que je viens d’abattre.

« Voilà donc notre repas de ce soir. »

Elle sourit, paraissant satisfaite. Je lève les yeux vers le ciel et, constatant que le soleil n’est pas si loin de se coucher, fais un vague geste vers le sol.

« Nous pourrions aussi bien le préparer dès maintenant.

Elle acquiesce d’un mouvement du menton, s’assied sur le sol et commence immédiatement à plumer l’oiseau. Pendant ce temps, je creuse un trou, suffisamment profond pour enfouir les plumes quand elle aura fini, puis rassemble un peu de bois. Une demi-heure après, nous sommes assises face à face et le produit de ma chasse embroché, tourne au-dessus des flammes.

« Est-ce que tu as de l’argent sur toi ? »

La question, semblant surgir de nulle part, me surprend. Je hausse les sourcils et la regarde, l’air interrogatif, avant de répondre.

« J’ai quelques sous en poche, mais pas grand-chose, pourquoi ? »

Elle jette les reliefs de son repas dans le trou creusé dans le sol et s’essuie les mains l’une contre l’autre.

« Je ne pense pas que nous puissions pénétrer dans le pays de l’Ouest en uniforme, ça manquerait de discrétion. »

Elle a raison. Cette idée m’avait effleurée il y a un jour ou deux, et je l’avais remisée au fin fond de mon esprit, mais il va falloir y penser maintenant. Cependant, je commence par la questionner à mon tour.

« Et toi, tu en as de l’argent ? D’ailleurs, que comptes-tu faire avec ? Te rendre dans un village pour acheter des vêtements ? »

Elle a une moue qui ne n’indique pas grand-chose de ce qu’elle pense.

« Je suis comme toi, j’ai un peu d’argent sur moi, mais pas une fortune, loin de là. Quant à aller dans un village, une ville un peu plus importante serait sans doute une meilleure solution d’après moi. Je ne vois pas ce que nous pourrions faire d’autre. A part voler quelques vêtements séchant sur un fil. »

« Il y a une ville pas très loin, par-là » Je désigne l’Ouest d’un geste du bras.

« Et comme c’est la direction que nous suivons, autant faire nos courses là-bas. Par contre, si nous n’avons pas suffisamment pour payer tout ce dont nous avons besoin, il faudra bien nous résoudre à utiliser la solution que tu viens d’évoquer. »

C’est une pensée qui n’a pas l’air de la réjouir, mais elle n’émet aucune objection. Elle se contente de soupirer, puis pose sa tête au creux de ses mains, lesquelles se trouvent sur ses genoux repliés.

Ce n’est qu’au moment où nous sommes allongées, chacune drapée dans sa couverture, qu’elle me pose une nouvelle question.

« As-tu déjà décidé de ce que tu voulais faire une fois que nous serons arrivées ? »

Je rouvre les yeux que j’avais fermés, je contemple le ciel et les étoiles un instant, puis je tourne mon visage vers elle. 

« Non. Je ne pensais pas me retrouver dans une telle situation un jour. Je n’ai rien prévu, je ne connais personne de l’autre côté de la frontière et, hormis faire la guerre, je n’ai jamais appris aucun métier. Et toi, tu as des projets ? »

Elle me rend mon regard.

« Non. C’est une situation tout à fait imprévue pour moi, comme pour toi. Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend dans le pays de l’Ouest, ni de ce que je pourrais y faire. Mon grand-père avait un cousin qui s’est installé là-bas il y a une soixantaine d’années, mais je ne le connais pas, et je ne sais même pas s’il est encore en vie. »

Je reporte les yeux vers le ciel, au-dessus de nous et croise mes mains derrière ma nuque.

« Alors, nous n’avons qu’une seule solution, toi comme moi. »

Je discerne parfaitement la curiosité dans sa voix quand elle demande vivement

« Quelle solution ? »

« Il faudra se débrouiller. »

Je ne peux retenir un petit sourire en entendant son soupir de déception. Peut-être croyait-elle que j’avais imaginé je ne sais quelle possibilité, mais ce n’est pas le cas. Pour l’instant, j’ignore de quoi demain sera fait pour moi, et à plus forte raison pour elle. Mais je ne m’inquiète pas, le moment venu, nous aviserons. D’ailleurs, je me demande bien pourquoi je pense « nous », comme si nous allions passer tout notre temps ensemble, alors que, selon toute vraisemblance, nous nous séparerons une fois la frontière franchie. L’avenir nous le dira, en attendant, je me tourne sur le côté, je ferme les yeux et je cherche le sommeil.

 

**********

 

Ce n’est pas une grande ville, mais ce n’est pas un petit village non plus. Il est encore tôt, mais une partie de la population est déjà dehors, à vaquer à ses occupations et nous recevons notre part de regards curieux et même suspicieux, certainement à cause de nos uniformes, d’autant plus qu’il est visible que nous n’appartenons pas à la même armée. Régulièrement, alors que nous marchons sur un trottoir relativement large, ceux que nous croisons s’écartent de notre chemin, comme s’ils craignaient que nous les agressions dès qu’ils seraient trop proches de nous.

En entrant dans la cité, nous sommes immédiatement parties à la recherche d’une fontaine afin de refaire nos provisions d’eau, et c’est seulement après ça que nous nous sommes dirigées vers le centre-ville qui semble aussi être le lieu où se trouvent tous les commerces ou presque.

Machinalement, je regarde les vitrines, compare les modèles exposés et les prix, prenant le temps de tout regarder avant de faire le moindre choix. Mais évidemment, Léna ne partage pas cette manière de faire.

« Allons ! Nous ne sommes pas ici pour faire du lèche vitrine. »

Aussitôt, elle pousse la porte de la boutique devant laquelle nous sommes à ce moment-là. A l’intérieur, beaucoup de lumière, des portants emplis de robes colorées, de pulls bien trop chauds pour la saison, de chemisiers fantaisies… A première vue, rien de ce qui pourrait être pratique et facile à porter pour deux femmes qui doivent marcher. Une vendeuse, jeune et très brune s’approche, souriant timidement avant de demander si elle peut nous aider. Et bien sûr, Léna ne me laisse pas le temps d’ouvrir la bouche, interrogeant immédiatement la jeune femme d’un ton que je trouve bien trop brusque.

« Avez-vous des vêtements simples et pratiques, comme des jeans, par exemple ? »

Manifestement gênée et mal à l’aise, tant à cause du ton bourru de ma compagne de route que par la vue de nos uniformes de combat, ou sans doute des marques de coups qui sont encore bien visibles sur mon visage. La vendeuse recule d’un pas avant de secouer négativement la tête et de répondre tout bas.

« Ce n’est pas vraiment le genre de choses que nous vendons ici, non. Mais regardez autour de vous et vous verrez que nous avons ici des tenues élégantes à des prix tout à fait raisonnables. Je suis sûre que nous pouvons trouver de quoi vous satisfaire. »

La réponse de ma compagne de route est lapidaire.

« Nous n’avons pas envie d’être élégantes. »

Là-dessus elle se tourne vers la porte, me faisant un simple signe de tête pour me demander de la suivre. Je jette un regard vers les jolies robes, mais je la suis. Ce n’est qu’une fois dehors que je l’interpelle.

« Tu aurais quand même pu être un peu plus aimable avec cette jeune fille, elle n’en menait pas large. De plus, certaines robes me plaisaient et j’aurais aimé passer un peu plus de temps à les regarder. »

Elle me jette un coup d’œil goguenard.

« Parce que tu crois vraiment que tu aurais pu marcher habillée avec ça ? Sans parler des chaussures qui vont avec. »

Elle a raison, je le sais bien. D’ailleurs, je n’avais pas l’intention d’acheter, juste de regarder. Mais il est inutile de dire ça à ma compagne de route, c’est vraisemblablement le genre de petit plaisir qu’elle ne comprend pas. Je pousse un soupir et je la suis jusqu’à la boutique suivante, à quelques pas seulement de la première. Ce magasin-là propose des articles qui correspondent beaucoup plus à ce que nous cherchons. Léna ne perd pas de temps, compte le peu d’argent qu’elle possède, choisit un jean, un tee-shirt et une paire de baskets, va les enfiler dans la cabine d’essayage, enfouit son uniforme au fond de son sac à dos, paie ce qu’elle a choisi, puis s’appuie contre le comptoir, les bras croisés et les yeux fixés sur moi, manifestant ainsi toute son impatience alors que je prends davantage de temps pour faire mon choix. Mais finalement, ce que j’achète ressemble beaucoup à ce qu’elle a pris elle-même. Il nous reste quelques pièces et billets, très peu en fait, mais nous les mettons en commun, et cela suffit pour que nous nous offrions un petit déjeuner en terrasse, un véritable luxe pour moi, non seulement depuis que j’ai quitté le fort mais même depuis que je suis partie de chez mes parents. Quant à la nourriture de l’armée, si elle était tout à fait convenable, le café que nous buvons aujourd’hui est, d’après moi, un véritable nectar.

Pour la première fois depuis le jour, ou plutôt la nuit, durant laquelle Léna m’a capturée, nous sommes toutes les deux parfaitement détendues, mangeant tranquillement en profitant du moment. Malheureusement, ça ne dure pas. Nous avons le temps de terminer, mais à peine. C’est juste quand nous nous levons pour reprendre la route que nous voyons arriver trois soldats, des hommes qui portent le même uniforme que celui que portait Léna jusqu’à ce matin. J’entends ma compagne de route marmonner « Ça y est, voilà les ennuis ! » et puis, les militaires arrivent près de nous.

Le sous-officier qui dirige le petit groupe tient son arme à la main, même si, pour l’instant, elle est dirigée vers le sol. Quant aux deux autres, ils ont chacun une matraque en main et semblent prêts à s’en servir. Ils forment un semblant de cercle autour de nous, puis, celui qui dirige interpelle Léna d’un ton particulièrement rude.

« Vous êtes en état d’arrestation, veuillez nous suivre sans protester. »

Elle le toise de toute sa hauteur mais ne répond que d’un presque imperceptible hochement de tête apparemment prête à lui emboiter le pas sans rien dire du fait que je suis, théoriquement en tous cas, sa prisonnière. Cependant, l’homme tourne tout de même la tête vers moi pour m’intimer du même ton revêche.

« Vous venez aussi. J’ignore qui vous êtes exactement, mais nous pourrons tirer les choses au clair plus tard. »

Je me lève lentement, hésitant sur la conduite à tenir. Me rebeller et résister ? Ils sont trois et mes armes sont toujours dans le sac à dos de Léna. Prétendre que je ne suis rien d’autre qu’une jeune femme qui vient de sympathiser avec la femme brune qu’ils sont venus arrêter ?  Malheureusement, les marques sur mon visage ne les inciteront certainement pas à me croire. Ne rien dire et les suivre ? Peut-être, mais je doute que le sort qu’ils me réserveront en apprenant que je viens du pays ennemi soit très enviable. C’est pourtant l’option qui me semble la plus raisonnable pour l’instant. J’espère que je pourrai m’échapper sitôt qu’une occasion se présentera. Et surtout ne leur donner aucun indice en ce qui concerne ma nationalité, du moins tant que Léna ne dit rien non plus à ce sujet. Et puis, juste quand j’en suis là de mes réflexions, celle qui m’a capturée prend la parole.

« Laissez la tranquille, c’est une civile et elle n’est pas au courant de ma situation. »

Le ton du sous-officier est sans réplique

« Ce sera à l’état-major d’en juger ! »

Léna n’insiste pas et je ne dis rien moi non plus bien que son intervention m’ait agréablement surprise. Nous traversons la ville en repartant vers l’Est, recevant de nouveau nombre de regards soupçonneux et je réalise que c’est certainement cette population qui a signalé notre passage à l’armée. Et comme Léna est recherchée pour désertion…

Nous avançons d’un bon pas et il ne faut pas plus de vingt minutes pour que nous quittions la ville. De temps à autre, je jette un regard vers Léna, cherchant à comprendre ce qui a pu l’inciter à essayer de m’éviter l’arrestation. Mais son visage ne laisse rien transparaitre de ce qu’elle peut penser. Je traine les pieds, guettant l’incident, le moment d’inattention, qui me permettra de reprendre ma liberté.

 

*******

 

Il est hors de question que je passe en cour martiale, je dois trouver une solution…

 

En baissant les yeux vers le sol, je remarque que mon lacet est défait. Il n’en faut pas davantage pour que je décide de tenter ma chance. D’abord, je ne fais rien d’autre que ralentir mon allure, marcher suffisamment lentement pour que le sous-officier et l’un des soldats, tous deux encadrant Gabrielle, prennent un peu d’avance, quelques mètres tout au plus. Le deuxième militaire reste près de moi et manifeste un peu d’impatience au moment même où je me baisse pour nouer mon lacet. Il trépigne sur place et regarde vers ses camarades et leur prisonnière, complètement inattentif à ce que je fais. C’est ma chance ! Vivement, je me relève, poussant sur mes cuisses pour arriver à sa hauteur alors qu’il tourne à peine son visage vers moi. Ce qui me permet de lui flanquer le plus gigantesque coup de poing possible, juste à la pointe du menton. J’ai tapé juste, et fort. Il s’écroule immédiatement et sans un bruit, proprement assommé. Je jette un coup d’œil derrière moi. Mon sac à dos est toujours sur mes épaules et je suis certaine que j’aurai le temps de m’éloigner et de me dissimuler avant que les soldats ne s’en aperçoivent. Pourtant, ce n’est pas ce que je fais, au contraire.

Le plus silencieusement possible, je fais de grands pas pour rattraper le trio qui chemine toujours devant moi. Les deux hommes échangent quelques paroles par-dessus la tête de Gabrielle, elle n’est pas bien grande, et ne remarquent absolument pas ma présence. C’est le moment le plus délicat, j’espère que la jeune femme blonde que j’ai capturée et que je n’arrive plus à considérer comme une ennemie a de bons réflexes, car je vais en avoir besoin.

Ma main droite se pose brusquement sur la bouche du sous-officier pendant que mon bras gauche enserre son cou, mon avant-bras appuyant le plus fort possible sur sa gorge. Il sursaute et tente aussitôt de se défaire de ma prise, mais je tiens bon. Et puis, le soldat remarque ce qui se passe et semble vouloir intervenir mais heureusement, Gabrielle a bien les réflexes de combattante que je souhaitais. Elle se baisse, très rapidement, et fauche les jambes de l’homme avec la sienne, le faisant chuter lourdement, puis, sitôt qu’il est au sol, à plat ventre, elle saute à pieds joints sur son dos. Pas une technique très académique, mais particulièrement efficace puisque le soldat cherche son souffle, alors qu’elle lui tord le bras dans le dos, le faisant grimacer de douleur.

Pendant ce temps, je me débarrasse de mon adversaire. Je retire la main de sa bouche pour la placer sur son épaule et tirer suffisamment fort pour le faire pivoter vers moi. Ensuite, je n’ai qu’à lui donner un coup de tête dans le visage et un coup de genou dans le ventre pour le mettre hors de combat.

Il faut peu de temps pour que nous ayons le dessus, mais même si nos adversaires sont K.O pour l’instant, il nous faut nous dépêcher de terminer le travail. Je retourne donc rapidement vers le soldat qui se trouvait à mes côtés tout à l’heure et fouille frénétiquement dans son sac tout en enjoignant à mon ex prisonnière de faire la même chose là où elle est.

« Il nous faut de quoi les ligoter tous les trois avant qu’ils ne reprennent conscience. »

Gabrielle fait ce que je lui dis, empruntant une des matraques pour l’abattre d’un coup sec sur l’occiput de l’homme qu’elle a maitrisée et qui commence à remuer, avant de chercher elle aussi dans les affaires des soldats. Je termine de lier les poignets de l’un alors qu’elle finit avec l’autre, et c’est ensemble que nous nous tournons vers le troisième. Il commence à s’agiter et relève la tête, mais n’a pas le temps de se débattre que, comme ses camarades, il se retrouve avec les mains liées dans le dos. Il cesse de gigoter mais redresse la tête, son ton de voix exprimant un profond mépris.

« Si vous voulez nous tuer, ce n’est pas la peine de nous ligoter. C’est une méthode de lâches ! »

Je m’accroupis devant lui, pour me mettre à sa hauteur, ou presque.

« Nous n’allons pas vous tuer, mais il n’est pas question que vous tentiez de nous suivre.

C’est quelque chose que je vous déconseille fortement si vous ne voulez pas que nous changions d’avis. »

Il ne parait pas convaincu, mais ne répond pas. Je me relève et remarque que Gabrielle a récupéré les armes des trois soldats. L’un des pistolets est passé dans sa ceinture et je comprends aussitôt que dorénavant, il va falloir que je lui fasse confiance à ce sujet, d’autant qu’elle a certainement pris quelques chargeurs aussi. Je ne dis rien là-dessus cependant, faisant plutôt un geste en direction des trois poignards.

« Laisse les là, au sol. Ils en auront besoin à un moment ou à un autre, ne serait-ce que pour se détacher. »

Son visage exprime clairement la stupéfaction et elle n’obéit pas, se rapprochant plutôt de moi pour interroger.

« Je suis plutôt contente que tu n’aies pas décidé de les abattre, cependant, je ne comprends pas pourquoi tu voudrais les aider à se sortir de là plus rapidement. »

Je lui prends les poignards des mains, elle ne s’y oppose d’ailleurs pas, et les jette à terre. Ensuite, je prends ma compagne de route par l’épaule pour l’entrainer sur le chemin, attendant d’être suffisamment loin pour être sûre que les soldats n’entendront pas ce que je lui dis.

« Il n’est de toute façon pas question que je tue des hommes qui portent le même uniforme que moi. Et si nous ne prenons pas les poignards, c’est parce que je veux leur laisser une chance de s’en sortir sans rester à griller comme des saucisses sous le soleil. »  

Je promène mon regard sur le paysage alentour et poursuis.

« Je ne crois pas que ce coin soit très passant, et ils pourraient passer des heures en pleine chaleur. Quant aux pistolets, il vaut mieux qu’ils n’aient rien pour nous tirer dessus si d’aventure il leur prenait l’envie de nous poursuivre. »

Elle parait encore étonnée mais ne rajoute rien. Je commence à accélérer le pas et pose une main sur son omoplate pour l’inciter à avancer au même rythme que moi.

« Il vaut mieux que nous soyons loin d’ici quand ils se libèreront.

 

********

 

Nous marchons vite, et à l’écart des routes ou des chemins carrossables. Pour l’instant, nous sommes à l’ombre, louvoyant entre arbres et buissons. La végétation n’est pas suffisamment épaisse pour gêner notre avancée, et il me semble que nous avons bien progressé depuis que nous avons réussi à fausser compagnie aux soldats. Je me demande combien de temps il leur a fallu pour se libérer, et surtout s’ils se sont immédiatement mis à notre recherche ou s’ils ont plutôt choisi d’en référer à leur hiérarchie et de se réarmer avant de nous poursuivre. Quoi qu’il en soit, Léna semble persuadée qu’ils sont derrière nous, à plus ou moins grande distance, et parait déterminée à marcher le plus vite et le plus longtemps possible.

Le petit déjeuner de ce matin est bien loin maintenant, mon estomac crie famine depuis un long moment et ma compagne de route ne montre pas le moindre signe de fatigue, ni d’appétit d’ailleurs. Alors, puisqu’après tout, il n’existe aucune raison pour que nous restions ensemble et que je ne suis plus sa prisonnière, je décide de m’arrêter.

Sans rien dire, je retire mon sac à dos de mes épaules et je m’assieds par terre, au pied d’un arbre, en poussant un grand soupir de soulagement. J’allonge mes jambes devant moi, heureuse de pouvoir les étirer un peu puis fouille dans mon sac, à la recherche des rations que nous avons dérobées aux soldats. Pensant qu’il ne serait sans doute pas très raisonnable de faire du feu, je me résigne à manger froid. Mais je n’ai pas le temps d’ouvrir la boite que l’ombre de Léna se trouve entre le soleil et moi.

« Je peux savoir ce que tu fais ? »

Je hausse les épaules, le plus négligemment possible.

« Comme tu vois, je fais une pause. »

Son visage arbore une expression qui n’a absolument rien d’aimable.

« Tu ne te rends pas compte que notre intérêt est de mettre le plus de distance possible entre nous et les soldats ? Ou bien es-tu seulement inconsciente ? »

Je secoue négativement la tête.

« Non, je suis juste fatiguée, et affamée. Nous marchons depuis ce matin, et nous ne savons pas combien de temps ils ont mis pour se libérer, ni même s’ils sont derrière nous, à nous pourchasser. De plus, ils sont comme nous, ils doivent manger et se reposer. Alors, je pense que nous pouvons prendre le temps de nous poser cinq minutes. Et je ne suis plus ta prisonnière quoi que tu en penses. »

La moue qui étire ses lèvres indique tout à fait ce qu’elle pense de mes propos. Elle se détourne, recommence à marcher et crache, le ton amer.

« J’aurais dû te laisser avec eux. Seule, je serais déjà loin ! »

Ça, ça me fait relever. J’attrape mon sac à dos de la main gauche, la droite tient toujours la boite de ration, et je me précipite derrière elle.

« Comment ça tu aurais dû me laisser ?  Ils t’auraient poursuivie, tu avais intérêt à les mettre tous les trois hors d’état de nuire. Alors ne prétends pas que tu l’as fait pour moi, je ne le crois pas.»

Elle ne ralentit pas son pas, mais répond sèchement.

« Une fois que je m’étais débarrassé de celui qui me tenait à l’œil, j’avais le temps de m’éloigner, et comme je ne pense pas à m’arrêter tout le temps pour manger, me reposer ou autre, j’aurais certainement réussi à les distancer, d’autant plus que l’un d’entre eux au moins devait rester à te surveiller. Mais je suis venue pour que tu aies ta chance toi aussi. Apparemment, j’ai eu tort. »

Elle marche si vite, allongeant ses longues jambes en de grands pas rapides que je suis obligée de trottiner pour me maintenir à sa hauteur. Mais ça ne m’empêche pas de l’interroger.

« Tu dis que tu es revenue pour me donner ma chance ? Et pourquoi ? Par pure bonté et générosité ? Parce que tu es une âme charitable ? »

Je n’ai pas retenu le sarcasme dans mes propos, et elle s’arrête brusquement de marcher pour planter ses yeux dans les miens. »

« J’ai l’habitude de prendre mes responsabilités, et tu étais là par ma faute. »

Je ne réponds rien, je réfléchis à ce qu’elle vient de dire, mais je continue à la suivre. Un peu machinalement, je commence à manger le corned-beef, tout en marchant. Léna fait mine de ne pas avoir remarqué que je reste à ses côtés, ou de ne pas s’en soucier, mais elle ralentit légèrement son allure, comme si elle était consciente que je ne peux pas suivre son rythme sans courir.

Quelle que soit la raison pour laquelle elle est venue, et je pense qu’elle dit vrai en prétendant qu’elle aurait pu s’enfuir seule, je me sens redevable. Pourtant et bizarrement, même en cherchant bien, je ne trouve pas de trace de culpabilité au fond de moi.

Nous ne nous arrêtons qu’après la tombée de la nuit. Je suis si fatiguée à ce moment-là que je ne prends pas la peine de m’asseoir, me laissant plutôt tomber à terre sans aucune grâce. Léna, qui n’a plus prononcé une parole depuis ma tentative de prendre une pause, s’accroupit devant moi.

« Essaie de bien dormir, nous partirons très tôt demain matin. »

Elle sort deux rations de son sac et poursuit.

« Pas de feu, évidemment. Nous allons devoir manger froid encore une fois. Si tout va bien, nous serons arrivées à destination en fin de journée demain. »

Je suis tellement épuisée que même porter la fourchette à ma bouche me demande un effort. Ensuite, je bois quelques gorgées d’eau, et je m’allonge sur le sol. Il ne me faut que quelques secondes pour m’endormir.

C’est Léna qui me réveille, en me secouant énergiquement l’épaule alors que la lune est encore bien visible dans le ciel. Je bâille et m’assieds en repoussant la couverture que je ne me souviens pas avoir déposé sur mon corps en m’allongeant. Je jette un coup d’œil surpris vers ma compagne de route, mais elle a déjà les yeux tournés vers l’Ouest et la direction que nous devons prendre. Silencieusement, je roule la couverture, la remets sous le rabat de mon sac à dos, puis constate, avec un peu de surprise mêlée d’une infime sensation de plaisir que le pistolet pris aux soldats est toujours à ma ceinture alors qu’elle n’aurait sans doute eu aucun mal à le retirer tant j’étais profondément endormie.

Je ne dis rien, je l’observe. Des cernes sombres sont appars sous ses yeux, visibles même dans l’obscurité. Cette constatation me surprend et je ne peux retenir la question qui me brûle les lèvres.

« Est-ce que tu as dormi cette nuit ? »

Elle hausse les épaules et répond avec brusquerie.

« Non. Je montais la garde. »

L’ironie est évidente dans son ton quand elle ajoute

« Mais rassure-toi, je me suis assise tout de même. »

Je ne me préoccupe pas du sarcasme, mais je marmonne, autant pour moi-même que pour elle.

« Tu aurais aussi bien pu t’en aller sans moi, je ne me serais même pas réveillée. »

Sa réponse est brève, et ne m’indique rien de ce qu’elle pense.

« Je sais. »

Je ne sais plus quoi penser à son sujet, elle fait preuve d’une étrange loyauté envers moi, et j’en viens à me demander si j’en aurais fait autant à sa place.

 

**********

 

Au moins, Gabrielle ne prétend plus s’arrêter pour se reposer aujourd’hui. Nous avons toutes les deux grignoté une barre énergétique, sans nous arrêter de marcher et nous nous approchons de la frontière, notre objectif. Il fait encore très chaud aujourd’hui et nous buvons souvent, mais heureusement, puisque nous sommes toujours à l’écart des voies de circulation, nous passons la plus grande partie du trajet à l’ombre.

Nous ne parlons pratiquement pas, nous sommes bien trop fatiguées pour ça. Moi, parce que je n’ai pas dormi depuis 48 heures, et Gabrielle parce qu’elle a beaucoup de mal à suivre mon allure. Mais nous sommes apparemment parvenues à une forme d’accord et nous ne nous sommes pas disputées depuis ce matin, ce qui est sans doute un progrès.

Nous arrivons à proximité de la frontière alors que la nuit n’est pas encore tombée. Nous sommes en été et les journées sont longues, mais ça nous permet de prendre un peu de repos. Je reste debout, inquiète de m’endormir si je venais à m’asseoir, mais Gabrielle n’a pas ce genre de scrupule et n’hésite pas à s’installer au pied d’un arbre, s’appuyant contre le large tronc comme si c’était un dossier. Toutefois, elle ne s’allonge pas et lutte visiblement pour rester éveillée elle aussi, peut-être par solidarité envers moi.

Nous attendons un long moment. La nuit est sombre et nous ne distinguons ni garde, ni douanier. C’est suffisamment surprenant pour que ça m’inquiète. Mais il n’est pas question de tergiverser maintenant que nous sommes si près du but, d’autant que nous ignorons toujours si les soldats nous poursuivent. Au moins, nous ne les avons pas vus pour l’instant.

Je rajuste mon sac sur mes épaules pendant que Gabrielle s’étire. Nous ne nous disons rien, nous savons toutes les deux ce que nous avons à faire : Traverser le plus vite possible le no man’s land qui s’étend devant nous. Le plus ennuyeux étant que, alors que nous sommes à l’abri des regards sous les quelques arbres de la vague forêt que nous venons de traverser, le terrain qui s’étend devant nous est entièrement déboisé. Et cela sur plusieurs kilomètres après la frontière. Mais il faut faire avec ce que l’on a…

Je regarde ma compagne de route et l’interroge

« Prête ? »

Elle hoche fermement la tête

« Plus que jamais ! »

Et nous voilà parties. Nous marchons courbées en deux, le plus rapidement et le plus silencieusement possible. Etonnamment, tout se passe particulièrement bien, et je commence à être raisonnablement optimiste. Et puis, les choses dérapent si vite que j’ai à peine le temps d’y penser.

Un coup de feu claque, dont j’ignore de quelle direction il vient exactement. Immédiatement, je me jette à terre, un rapide coup d’œil suffisant pour je sache que Gabrielle a fait la même chose. Nous restons toutes deux plaquées au sol, à quelques mètres l’une de l’autre, attendant le prochain tir qui ne vient pas. Malgré le manque de visibilité, je distingue l’ombre de Gabrielle qui rampe vers moi, jusqu’à ce qu’elle soit suffisamment proche pour me parler à voix basse.

« Ils attendent que nous nous relevions pour nous tirer dessus à nouveau. »

J’avais compris ça toute seule mais je garde cette remarque pour moi. Au lieu de ça, je fais une suggestion à ma compagne, mon ton un peu interrogateur afin qu’elle comprenne que je lui demande son avis.

« Nous pourrions ramper comme tu viens de le faire jusqu’à ce que nous ayons passé la frontière. »

Je ne vois pas l’expression de son visage mais je devine qu’elle est dubitative.

« Je suppose que oui. Mais en supposant qu’ils ne nous repèrent pas tout de suite, ils nous pourchasseront encore, une fois que nous serons passées. »

Elle a raison bien sûr. Je redresse légèrement la tête pour lui répondre.

« Alors, il faut qu’on les amène à se montrer, qu’on sache où ils sont afin de pouvoir riposter. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je n’hésite pas, me lève soudainement et fait un pas en avant. Les coups de feu, deux ou trois au moins, éclatent immédiatement. Ensuite, je me jette à terre, puis je n’entends plus rien.

 

*****

 

J’ai eu le temps de repérer d’où venaient les tirs, et je suis certaine d’avoir atteint l’un des tireurs, d’ailleurs j’ai entendu un cri. Mais je suis inquiète. Léna s’est logiquement remise au sol, mais elle n’a pas bougé depuis, pas dit un seul mot, et je ne crois pas que ce soit normal, même si j’ai bien remarqué que ce n’est pas une bavarde de nature. Lentement, je rampe vers elle, en tâchant de me faire le plus discrète possible pour ne pas être repérée par les soldats, ou les douaniers, je ne sais pas. Il me faut sans doute environ trois minutes pour franchir les deux mètres qui nous séparent, mais quand j’arrive enfin près d’elle, suffisamment pour poser ma main sur mon bras, c’est pour constater qu’elle ne bouge pas d’un cil.

Pendant une seconde, je m’affole et je la secoue bêtement en prononçant son prénom tout bas. Il me faut presque une minute avant de penser à rechercher son pouls, au creux de son cou. Elle est à plat ventre et j’ai un peu de mal à le trouver, mais il est bien là, fort et régulier. Soulagée, plus que je ne l’aurais cru, je prends un moment pour réfléchir à la situation. Apparemment, Léna ne saigne pas, du moins je ne vois ni sang ni plaie, donc je suppose qu’elle n’est sans doute pas gravement touchée, quel que soit son problème. Mon plus gros souci reste donc nos adversaires que je ne vois toujours pas.

Je me souviens où ils se trouvaient au moment où ma camarade s’est levée, mais je ne sais pas s’ils y sont toujours et je n’ai pas l’intention de faire la même chose qu’elle. Doucement, je retire le sac de mon dos, puis je le lance, le plus haut possible. Avec un peu de chance, ils le confondront avec une silhouette humaine.

Ça a marché !! Ils se sont laissé prendre au piège et ont tiré. Pas très longtemps, mais suffisamment pour que je les situe sans grand risque d’erreur. J’ai toujours été une bonne tireuse et si j’avais fait suffisamment d’efforts j’aurais sans doute pu intégrer les unités de tireur d’élite. Je ne l’ai pas souhaité, je voulais aller au combat, pas passer des semaines en formation. Mais j’ai acquis certaines techniques, et j’ai encore ce talent particulier, ce sont des choses qui ne se perdent pas.

Je n’appuie sur la gâchette que deux fois, mais je sais que j’en ai touché au moins un, c’est une certitude, et comme un bonheur ne vient jamais seul, Léna semble reprendre conscience. Elle remue, geint un peu, tourne sur elle-même, puis se redresse en position assise. Je n’ai pas le temps de lui conseiller de se recoucher que déjà, plusieurs détonations claquent. Juste entre nous deux, je vois de la poussière voler. Heureusement, ma camarade a de très bons réflexes et elle plonge de nouveau à terre, apparemment sans dommage. Il ne nous reste qu’un seul problème : Ne sachant pas combien ils étaient au départ, j’ignore combien d’adversaires il nous reste. Ni même s’il nous en reste. Alors, cette fois, je décide prendre des risques : Je me lève en tirant au jugé et me jette à terre aussitôt après.

Je ne suis pas sûre d’avoir atteint l’un des hommes, mais je suis contente de constater que Léna a suffisamment repris ses esprits pour tirer en même temps que moi. Ensuite, nous nous déplaçons aussitôt, en roulant sur nous-mêmes sur quelques mètres afin que les gardes eux, ne puissent pas nous situer. Je ne sais pas si quelqu’un a été atteint parmi eux, mais manifestement nos adversaires commencent à en avoir assez. En effet, une lumière violente, et crue, inonde soudain le terrain sur lequel nous nous trouvons. Les phares d’une voiture, apparemment. Une espèce de jeep, sans toit, ou décapotée, à l’intérieur de laquelle je ne distingue qu’une seule silhouette humaine debout à la place du conducteur. Heureusement, le véhicule en question est trop loin de nous pour que nous soyons sous le faisceau lumineux, et le soldat éteint rapidement les phares, mais en ce qui me concerne, cela a suffi pour que je sache parfaitement où tirer. Je n’ai besoin que d’une balle pour que l’homme s’écroule. Après cela, nous restons allongées dans l’herbe, un long moment, guettant le moindre bruit qui pourrait indiquer un mouvement venant de la voiture.

C’est Léna qui se lasse la première de cette attente. Elle murmure un « Je vais voir » que je trouve plutôt optimiste, puis se lève, avançant rapidement en direction du véhicule. D’abord courbée en deux, elle se redresse en constatant que plus personne ne tire, et atteint rapidement le véhicule. Elle se penche à l’intérieur et je l’entends siffler de manière admirative.

« Tu es une sacré tireuse, Gabrielle ! »

Je suppose que tous les soldats sont hors de combat. Je n’hésite donc pas à la rejoindre près du véhicule en courant, heureuse que ceci soit terminé. L’intérieur de la voiture ressemble à un étal de boucherie, du sang macule les sièges, de longues trainées ont éclaboussé le pare-brise, et les cadavres des soldats, tous les trois atteints à la tête, sont étendus à l’intérieur dans des postures qui n’ont rien de naturel. Je me bats au front depuis plusieurs années et j’ai vu mon compte de cadavres, mais ce spectacle a un côté écœurant qui ne semble apparemment pas déranger ma compagne, laquelle est déjà en train de sortir les corps de la jeep.

« Si nous utilisons la voiture, nous pourrons être loin avant que ceux-là ne manquent à qui que ce soit. »

Les restes des trois hommes sont déjà à terre, et voilà Léna qui dépouille l’un d’eux de sa veste, l’utilisant ensuite pour éponger le sang sur les sièges avant et le pare-brise, après quoi, elle utilise les chemises des deux autres pour les poser sur les sièges avant et se tourne vers moi. 

« Voilà, nous pouvons y aller. »

Elle est déjà en train de s’installer au volant, mais je ne monte pas tout de suite. J’ai une ou deux questions à lui poser d’abord.

« Que t’est-il arrivé tout à l’heure ? Tu es restée inconsciente un bon moment et j’ai vraiment eu peur. »

Un sourcil se lève haut sur son front alors qu’elle retient visiblement un sourire.

« Tu as eu peur, pour moi ? »

Je hausse les épaules sans répondre, elle reprend.

« Je me suis jetée si rapidement à terre que, dans l’obscurité, je n’ai pas vu qu’il y avait une pierre qui traînait là. J’ai cogné la tête dessus, ça m’a assommée un moment, voilà tout. »

Ma deuxième question n’a aucun rapport avec la première.

« Prendre la voiture ne nous évitera pas d’être poursuivies. Et nous serons d’autant plus repérables habillées en civil dans un véhicule militaire. »

Je fais une petite grimace et ajoute.

« Pas très bien nettoyé de surcroit. »

Ça, ça la fait sourire, mais elle répond très sérieusement.

« Nous n’utiliserons la voiture que durant quelques heures, histoire d’être loin de la frontière, et nous tâcherons de la dissimuler avant de recommencer à marcher. »

Je suis un peu dubitative, mais la simple idée de ne pas nous remettre en marche tout de suite suffit à me convaincre. Je monte m’installer près de Léna et pousse un soupir d’aise, contente de m’asseoir. Ma camarade tourne la clé restée dans le contact et à  peine avons-nous fait quelques mètres que je sens déjà mes yeux se fermer.

 

 

A suivre

 

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Commentaires
S
l'histoire est une vieille dame qui raconte souvent n'importe quoi parce qu'elle perd la mémoire ...<br /> <br /> <br /> <br /> et cette vieille dame créatrice de mythe peut visiblement être aussi à l'origine de bien des rencontres, heureuses ou malheureuses, on verra bien ;)<br /> <br /> <br /> <br /> merci Gaxé !
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A
J'adore cette histoire. Elle est vraiment géniale.<br /> <br /> Je trouves que les 2 personnages principaux sont vraiment bien rendu, et l'alchimie entre elles deux progressent lentement, mais surment. <br /> <br /> Quant à l'histoire, elle est finement ciselé :)<br /> <br /> Merci Gaxé ! :)
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