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30 avril 2021

Un autre monde, première partie

 

                                              UN AUTRE MONDE

 

de Gaxé

 

 

Je m'en suis sortie de justesse. Pratiquement par miracle. Dieu merci, j'avais appris à nager au village, un apprentissage dont très peu de jeunes filles ont pu bénéficier. Mais mon frère a toujours été gentil avec moi, et il savait que, souvent, je brûlais de partager les jeux des garçons, une chose que la plupart des villageois trouvaient tout à fait scandaleuse d'ailleurs. Mais nous n'en avions cure et j'ai pu apprendre la natation.

Aujourd'hui, les leçons de mon frère m'ont sauvé la vie.

 

Je ne sais pas exactement ce qui est arrivé. J'étais dans la cale, allongée sur ma couchette en me demandant ce que l'avenir me réservait, mais je n'imaginais certainement pas ça. Il y a eu un énorme fracas, puis des cris, un hurlement de sirène... Je me suis hâtée de monter sur le pont et j'ai tout de suite compris de quel événement il s'agissait. Le navire était déjà incliné et les marins tentaient péniblement de mettre les canots de sauvetage à la mer alors que partout sur le pont, des passagers affolés couraient en tous sens, Certains priaient, d'autres poussaient des cris de terreur… Je suis restée interdite un instant, contemplant le spectacle effarant de cette panique collective. J'avais peur moi aussi, mais pas au point de perdre mon sang froid, et je me suis dirigée vers l'un des canots qui descendaient vers la mer, retenu par les bras forts de membres d'équipage.

C'était une incroyable bousculade, à croire que tous les passagers voulaient monter en même temps dans la minuscule embarcation qui paraissait bien fragile et petite devant cet afflux de personnes terrorisées. Il n'y avait ni femme enceinte, ni enfant, ni invalide autour de moi, alors  je n'ai pas vu de raison de céder ma place et, comme tout le monde, j'ai dû jouer des coudes afin de prendre place à bord de ce bien frêle esquif. J'y suis parvenue non sans mal, alors que le canot était déjà presque plein, et j'ai encore dû lutter pour pouvoir m'asseoir sur l'un des petits bancs déjà plus que complet,

Nous étions si entassés qu'il n'a fallu que peu de temps après que nous nous soyons éloignés du navire, lequel commençait à s'enfoncer dans les flots, pour que l'ambiance à bord de la petite embarcation devienne délétère. Certains ont commencé à bousculer leurs voisins, se plaignant de ne pas avoir suffisamment de place, et rapidement, les jurons ont commencé à fuser. Non loin de moi, deux hommes se sont levés, s'invectivant d'une voix forte et faisant de grands gestes qui trahissaient autant leur énervement que leur frayeur. Le matelot qui avait embarqué avec nous et qui était censé diriger le canot a tenté d'aller auprès d'eux, sans doute dans le but de s'interposer et dans l'espoir de les calmer, mais il n'a malheureusement jamais réussi à les rejoindre. En effet, c'est à ce moment-là que le navire que nous venions de quitter a coulé, provoquant d'énormes remous qui ont secoué notre coquille de noix et ont d'ailleurs bien failli nous envoyer par le fond nous aussi.

Finalement, notre embarcation a tenu bon, mais le marin, lui, est tombé à la mer. Beaucoup l'ont simplement regardé se débattre dans l'eau, luttant pour garder son visage à la surface, mais moi, je me suis penchée vers lui, tendant le bras dans l'espoir d'attraper sa main pour le hisser à bord.

Quelqu'un m'a poussée, je ne sais pas qui, j'ai seulement entendu une voix ricaner qu'ainsi, « nous aurons un peu plus de place », et puis, j’ai dû lutter pour ne pas être submergée, gênée que j’étais par mes vêtements.

Je n’ai pas réussi à aider le marin, et je suppose qu’il a fini par se noyer. Quant à moi, j’ai fait mon possible pour garder mon calme malgré la situation. Il faisait nuit noire et déjà, je ne voyais plus le canot duquel on m’avait poussée. Je discernais encore vaguement les voix fortes de certains, et certaines, qui paraissaient se disputer violemment. Ma première pensée a été de nager dans cette direction, d’essayer d’aller les rejoindre, mais dans l’obscurité, je ne les voyais déjà plus et rapidement, j’ai cessé d’entendre les voix.

Un moment, j’ai bien failli paniquer, mais je me suis forcée à rester calme. J’ignorais ce qui avait amené le navire à couler, mais je me rendais bien compte que mes chances de survie étaient extrêmement minces. Si je voulais m’en tirer il allait me falloir beaucoup de chance. Mais peut-être que je pourrais donner un tout petit coup de main au destin. D’abord, pour être libre de mes mouvements, je me suis tortillée pour retirer ma jupe, longue et qui me collait aux jambes, tout en luttant pour rester à la surface dans le même temps. Ensuite, malgré mes longs cheveux noirs qui me gênaient eux aussi et puisque l’obscurité était totale, je me suis débrouillée pour faire la planche. La mer était très calme, une bonne raison pour me questionner sur les raisons du naufrage, mais évidemment, il y avait tout de même un peu de mouvement. Néanmoins, j’ai réussi à récupérer un peu ainsi, en tâchant de flotter en faisant le moins de mouvements possibles même si je sentais bien que je dérivais, jusqu’à ce que la mer commence à s’agiter.

Au début, ce n’était pas grand-chose, juste un peu de houle, une espèce de courant peut-être. J’étais toujours allongée sur le dos, réussissant ainsi à ne pas m’épuiser en nageant sans savoir quelle direction prendre, mon seul espoir étant de, peut-être, trouver un refuge quelconque dès les premières lueurs du jour. Malheureusement, le mouvement est rapidement devenu de plus en plus puissant, et rapide. Obligée de recommencer à nager, je parvenais à grand peine à rester en surface, alors que je luttais de toute mon énergie. Je ne suis pas du genre à abandonner rapidement, mais quand le courant est devenu remous, je n’ai plus pu lutter. L’eau tourbillonnait à une vitesse folle et j’étais ballotée en tous sens. Je ne sais pas combien de temps ça a duré, mais il me semblait que ça n’en finirait jamais. Malgré tous mes efforts, je ne parvenais plus à rester en surface, et je me suis trouvée à avaler une quantité bien trop importante d’eau de mer. Et puis, j’ai fini par couler.

 

*************

 

Je tousse. Ma gorge, irritée par le sel marin, me pique terriblement. Je tousse un long moment, mais je finis par reprendre enfin mon souffle et me redresse avant de jeter un coup d’œil autour de moi. La première chose que je remarque est l’aiguille, plantée dans le dos de ma main gauche et qui semble reliée, par une espèce de tube souple, jusqu’à un réservoir contenant je ne sais quoi. Ensuite, je vois des murs blancs, une fenêtre entrouverte d’où pendent des voilages, blancs eux aussi, deux chaises, faites d’une matière que je ne parviens pas à identifier, sont alignées le long du mur, sur ma gauche. Rien d’autre n’attire mon regard. Je suis allongée sur un étroit lit de fer, et sur ma droite se trouve une table de chevet, métallique elle aussi. Visiblement, je me trouve dans un hôpital, un fait semblant être confirmé par la longue blouse blanche et informe dont je suis revêtue. Je repose ma tête sur l’oreiller et ferme les yeux, cherchant quels évènements m’ont amenée dans cette situation.

Il ne faut finalement que peu de temps pour que les images du naufrage, puis de ma lutte contre les flots, me reviennent rapidement en mémoire, si vivaces dans mon esprit que j’en ressens un sentiment de malaise intense, mais je finis par me ressaisir et commence plutôt à m’interroger sur la probabilité que j’ai été repêchée et ramenée à terre pour y être soignée. Honnêtement, j’ai du mal à concevoir que ça ait pu être possible, et même en regardant autour de moi, j’ai encore du mal à le croire. Pourtant, je ne peux pas imaginer d’autre hypothèse quelle qu’elle soit. Alors, convaincue qu’il ne peut pas y avoir d’autre possibilité, et, fatiguée après avoir de nouveau toussé, je ferme les yeux.

 

Je me sens bien mieux lorsque je me réveille. Mes idées paraissent plus claires et mes muscles ne souffrent plus que de courbatures mineures, même quand je m’étire. Soupirant d’aise, je me redresse, m’asseyant dans le lit tout en reposant mon dos contre l’oreiller et j’observe de nouveau avec attention la pièce, sans doute la chambre, dans laquelle je me trouve.                                                  La première chose que je constate, c’est que je suis seule et qu’il n’y a pas d’autre lit. Voilà une chose assez exceptionnelle. Je sais, même si je ne fréquente généralement pas les hôpitaux, que la salle commune est la règle, les chambres particulières étant réservées à la noblesse ou à ceux qui ont les moyens de payer des sommes qui deviennent rapidement exorbitantes.  Ensuite, je remarque à quel point l’établissement est silencieux. Pas un bruit n’est audible au-delà des murs ou de la porte de la chambre, ni par la fenêtre fermée. Tout ça paraît si étrange que ça me met rapidement un peu mal à l’aise et je décide d’aller jeter un œil dans les couloirs que je suppose trouver derrière la porte.

La première chose dont je m’occupe, avant même de balancer mes jambes sur le bord du lit, c’est l’aiguille qui pique le dos de ma main. Et puis, à peine l’ai-je retirée, grimaçant à la sensation de piqûre, que j’entends enfin un son. Toujours sur le lit, je m’assieds et tourne mon regard en direction de l’entrée de la chambre, là d’où proviennent des bruits de pas.

C’est une femme âgée d’une trentaine d’années environ qui entre, me souriant dès qu’elle a passé le seuil. De taille moyenne, ses cheveux bouclés encadrent un visage à l’expression aimable. Avant même de prononcer la moindre parole, elle fronce les sourcils en voyant que je me suis débarrassée de l’aiguille, fait encore un pas ou deux jusqu’à être tout près de moi, puis commence enfin à parler, son ton de voix trahissant une autorité sous-jacente, mais évidente.

« Bonjour, Je m’appelle Daphnée et je suis l’infirmière chargée de vous prendre en charge. »

Elle fait un mouvement du menton en direction de ma main gauche.

« Je vois que vous avez du mal avec certains de nos soins. Je ne crois pas que ce soit bien raisonnable, même si vous semblez en bonne forme. »

Je la regarde, un peu éberluée pas ses propos.

« Des soins ? Cette aiguille ? Voilà quelque chose dont je n’ai jamais entendu parler ! »

Elle a un sourire dans lequel je distingue un peu de suffisance.

« Parce que vous venez de là-haut où la médecine est bien moins avancée que la nôtre. »

Elle ne se tait qu’un moment, alors que je regarde avec intérêt l’aiguille, que j’ai déposée sur la tablette près de mon lit, et l’espèce de réservoir auquel elle est reliée. Ensuite, elle m’interroge poliment.

« Puis-je vous demander votre nom ? Je pourrais vous expliquer certaines choses, que vous brûlez certainement de savoir, mais j’aimerais auparavant savoir à qui j’ai affaire. »

C’est une demande qui me parait raisonnable et je n’hésite donc pas à y répondre.

« Mon prénom est Héléna. J’étais sur un navire qui devait m’emmener aux colonies, mais il a sombré. Tombée à la mer, j’ai réussi à rester en surface quelques temps, mais des remous terribles m’ont emportée et j’ai fini par couler et perdre connaissance. A la vérité, il y a de nombreuses choses que je ne comprends pas et j’ai hâte que vous m’expliquiez par quel miracle j’ai survécu et pu être ramenée à terre. »

Je ne suis pas si bavarde habituellement, et même si Daphnée l’ignore, elle semble amusée par le flot de paroles que je viens de proférer, mais ça ne l’empêche pas de répondre rapidement.

« A vrai dire, vous n’êtes pas revenue à la surface, vous êtes sous les eaux contre lesquelles vous luttiez. Il se trouve que vous avez franchi le passage. »

Je ne comprends pas plus ce qu’elle me dit que si elle me parlait en hébreu et ça doit se voir sur mon visage car elle reprend rapidement la parole.

« Vous êtes dans un autre monde ici. Un monde sous-marin que les peuples de la surface, dont vous venez, ne connaissent pas, même si certaines rumeurs à notre sujet ont couru pendant un temps. Vous n’êtes d’ailleurs pas la première à passer, bien qu’il soit relativement rare que ceux qui arrivent ici soient encore vivants. »

Eberluée, je l’interromps, mon ton rendu très vif tant ce qu’elle me raconte là me paraît incroyable.

« Un autre monde ? Sous les mers ? Comment est-ce possible ? »

Elle ne sourit plus, son expression montrant plutôt une forme de lassitude alors qu’elle reprend la parole.

« Voilà bien le problème avec vous autres, les gens de là-haut. Vous êtes incapables de rester calmes ou de montrer une once de sérénité. »

Elle pousse un profond soupir et lève une main impérieuse pour m’intimer le silence avant de poursuivre.

« Quoi qu’il en soit, je vais effectuer quelques examens de routine. Si les résultats sont positifs, vous pourrez sortir dès demain. Quelqu’un viendra vous chercher le matin et vous emmènera en ville, pour que vous puissiez vous familiariser avec l’endroit où nous vivons. Je pense que quelques jours vous suffiront pour prendre votre décision après ça. »

Je fronce les sourcils, intriguée par sa dernière phrase.

« Une décision ? Quelle décision ? « 

Sa réponse est évasive.

« Vous en parlerez avec votre accompagnateur. Pour l’instant, je m’arrêterai à l’examen si vous le permettez. »

J’ai une quantité de questions à poser mais elle est visiblement décidée à ne pas répondre, Je songe à insister, puis je me dis que je ne suis sans doute pas la seule patiente de cet hôpital, alors je renonce à l’interroger davantage, résolue à obtenir toutes les réponses que je souhaite le lendemain, auprès de l’accompagnateur qu’elle vient d’évoquer. De plus, je sens encore un peu de fatigue et mon estomac commence à réclamer. Je la laisse donc procéder à différents examens, qui consistent d’ailleurs à consulter une feuille de papier accrochée au pied de mon lit, à insérer un petit objet métallique dans mon oreille et à l’y laisser jusqu’à ce que retentisse une petite sonnerie, et autres petits gestes surprenants mais qu’elle semble trouver tout à fait banals.  A la suite de quoi, et sans que j’aie à réclamer quoi que ce soit, elle m’annonce qu’une dénommée Lisa va m’apporter un repas d’ici peu. Après quoi, elle me quitte rapidement, sans même m’informer du résultat de cet « examen ».

Comme annoncé, Lisa pénètre dans ma chambre quelques minutes seulement après le départ de Daphnée. Manifestement plus âgée que l’infirmière, elle est aussi beaucoup plus agréable. Souriante, décontractée et sans manières, elle m’apporte un plateau de nourriture tout à fait appétissante, tout en bavardant gaiement.

« Heureuse de vous voir en si bonne forme, Mademoiselle ! Je vous amène de quoi vous redonner des forces. Nous nous sommes particulièrement appliqués pour vous préparer un bon repas, et j’espère que vous l’apprécierez, vous verrez que notre gastronomie, ici en-dessous, est de grande qualité ! Je vous souhaite de vous régaler ! »

Quel enthousiasme ! Mais lorsqu’elle se tait enfin, elle dépose le plateau sur mes genoux avant de s’éloigner et de sortir de la chambre en chantonnant tout bas. Je la suis du regard, un peu amusée, puis j’entame mon repas.

 

************

 

Le matin, Lisa m’apporte non seulement un petit déjeuner copieux que j’engloutis avec plaisir, mais aussi des vêtements propres que je regarde avec curiosité après mon délicieux, et copieux, petit déjeuner. Il y là des sous-vêtements tout à fait classiques, des sandales et ce qui n’est ni une robe, ni une jupe, mais ressemble plutôt à une tunique blanche et longue, ou plutôt une toge, un peu comme en portaient les Grecs anciens, du moins c’est ce que j’imagine.

Quoi qu’il en soit, il se trouve que c’est particulièrement confortable et, une fois agrafée comme il se doit, tout à fait pratique. Lisa m’a également fourni une petite pochette que j’accroche autour de ma taille afin de suppléer les poches absentes du vêtement. Une pochette à priori inutile, puisque je ne possède rien à mettre à l’intérieur, mais, optimiste, je l’adopte quand même.

Mon accompagnateur arrive peu de temps après, alors que, pour la première fois, je regarde dehors, repoussant les fins voilages pour observer le paysage à l’extérieur. J’y vois ce qui ressemble à une place déserte mais bordée d’arbres, des marronniers me semble-t-il, au-delà de laquelle je distingue une voie sur laquelle circulent des chariots attelés à des bœufs apparemment très massifs et costauds. Les personnes que j’aperçois sur ces chariots, ou auprès d’eux, sont vêtues de la même façon que je le suis dorénavant, comme si cette tenue était une espèce d’uniforme. Seules les couleurs varient, restant toutefois dans des tons assez discrets. Pas de rouge vif, ni de jaune canari, seulement des bleus, des jaunes ou des verts, toujours très pâles.

Je détourne le regard lorsque j’entends frapper à la porte et prononce un « Entrez ! » sonore, pressée de rencontrer celui qui me guidera dans ce monde dont je doute encore qu’il soit sous-marin comme l’a prétendu Daphnée.

L’homme qui entre, vêtu et chaussé de la même manière que moi, semble âgé d’une bonne trentaine d’années, est plutôt grand et brun et aurait une certaine allure s’il ne paraissait pas si gauche. Néanmoins, son sourire est amical, quoiqu’un peu niais. Il se présente comme Jacques et passe une bonne demi-minute à me regarder de haut en bas, ce qui ne me met évidemment pas dans de très bonnes dispositions à son égard. Je lui jette un coup d’œil dédaigneux et me dirige immédiatement vers la porte, m’interrogeant déjà sur l’utilité de rester en compagnie de cet homme et la possibilité de découvrir les lieux par moi-même. Finalement, il prend la décision pour moi en précipitant le pas pour me rejoindre et m’indiquer le chemin à suivre pour sortir rapidement de l’établissement.

Dehors, le ciel est bleu sans un seul nuage, le soleil brille et la température est idéale, ni trop élevée ni trop basse. Je respire profondément, heureuse de me trouver enfin à l’air libre, puis me tourne vers Jacques. Après tout, puisqu’il est là, autant lui poser quelques questions, en commençant par la plus basique.

« Où sommes-nous exactement ici ? »

Il répond avec une assurance tranquille qui me surprend tant je m’attendais à l’entendre bégayer ou bafouiller.

« Nous sommes ici à Atlantis, la principale cité du pays d’Atlantide. »

Atlantide ? Voilà un nom que je ne connais pas. Alors, j’insiste.

« Et sur quel continent se trouve ce pays ? »

Il a un sourire un peu condescendant que je trouve désagréable, mais me donne aimablement les informations que je lui demande.

« Il ne s’agit pas de continent. Vous avez franchi le passage, vous n’êtes plus dans le monde que vous connaissiez jusqu’à présent, mais sous les mers. Atlantide est une terre préservée, une oasis sous les flots, si vous préférez. »

Je ne le regarde plus, je réfléchis. Un monde sous-marin… J’ai du mal à accepter ça, tant cette idée me parait farfelue, mais d’un autre côté, ce serait une explication logique à mon sauvetage. Alors que nous commençons à marcher lentement, apparemment un peu au hasard, je me tourne de nouveau vers mon accompagnateur.

« Tu as parlé d’un passage, et Daphnée aussi a employé ce mot. De quoi s’agit-il ? »

Il soupire et parait chercher ses mots un instant avant de prendre la parole d’un ton un peu hésitant, adoptant lui aussi le tutoiement que j’ai employé sans y penser.

« C’est difficile à dire, aucun atlante n’y est jamais passé pour en revenir ensuite. C’est une sorte de portail, le seul endroit où nos deux mondes communiquent. Pour vous, ton peuple, il est sous-marin, pour nous aussi d’ailleurs. »

Je hausse un sourcil surpris, et ça suffit pour qu’il précise.

« Atlantide est une île. La mer est autour de nous, mais aussi au-dessus et au-dessous. Ne me demande pas comment c’est possible, je l’ignore. Aucun atlante n’est jamais allé dans ton monde, et je ne suis pas un scientifique. Disons simplement que notre pays est une ile immergée, même si nous ne comprenons pas comment ce genre de chose peut arriver. »

Je n’insiste pas davantage, je suis plus ou moins convaincue. Même si tout ça me parait assez inimaginable, je ne veux pas non plus poser éternellement la même question en obtenant toujours une réponse identique. Je me tais donc un instant et regarde autour de moi.

Nous marchons le long d’une avenue bordée d’arbres que je ne reconnais pas, peut-être une espèce spécifique à cet endroit, je ne sais pas. La chaussée est large et pavée, quelques chariots, apparemment identiques à ceux que j’ai aperçus par la fenêtre de l’hôpital tout à l’heure, circulent doucement, dirigés par des hommes ou des femmes qui saluent tous ceux qu’ils croisent d’un geste amical ou d’un simple sourire. D’ailleurs, certains gestes nous sont adressés à nous aussi, ce que je peux comprendre pour mon accompagnateur qui vit ici après tout, mais qui ne manque pas de surprendre en ce qui me concerne. Outre la cordialité évidente, l’ambiance parait étrangement sereine, comme si chacun ici était satisfait de son sort.

Nous marchons lentement, arrivant sur une petite place où se tient un marché. Les allées, parcourues par des femmes comme par des hommes tous vêtus de la même toge que celle que je porte, sont larges et si elles sont encombrées, je remarque de nouveau la cordialité qui émane de ceux qui vivent ici. Aucun mot n’est prononcé plus haut que l’autre, chacun s’efface poliment, accompagnant son geste d’un sourire ou d’une parole aimable. Mais ce que je regarde avec le plus d’attention, ce sont les marchandises. Des fruits, des légumes, des produits qui semblent identiques à ceux que je connais. Je vois aussi des œufs, des poulets, prêts à cuire ou parfois vivants, quelques crustacés et coquillages mais bizarrement, aucun poisson. Toujours suivie par Jacques, je prends le temps de parcourir chacune des allées pour confirmer cette constatation et finis par me tourner vers mon accompagnateur pour l’interroger sur cette absence, surprenante quand on songe que ce pays est censé être une île. Un drôle de sourire étire les lèvres de l’homme, il parait presque embarrassé au moment de prendre la parole mais répond tout de même d’un ton tout à fait naturel

« C’est vrai, Atlantide est une île et il serait naturel de profiter des ressources maritimes, ce que nous faisons d’ailleurs en consommant coquillages et crustacés. Mais notre peuple a un rapport particulier avec ce que le tien appelle les poissons et que nous nommons, pour notre part, le peuple marin. Nous les respectons, et personne ici ne songerait à en manger. »

Ma surprise doit être inscrite sur mon visage, car il complète rapidement ses propos par une phrase encore plus inattendue.

« Tu comprendras mieux lorsque tu rencontreras certains d’entre eux. »

J’en reste sans voix. Rencontrer un poisson ? Je regarde le profil de l’homme qui marche sur ma droite, cherchant à lire sur son visage, la moindre expression qui indiquerait qu’il se moque de moi, ou du moins que ce n’était qu’une plaisanterie. Mais je ne vois rien de cela. Et puis, alors que je cherche comment formuler mon incrédulité sans paraître impolie pour autant, c’est lui qui reprend la parole, tendant le bras droit devant lui pour me désigner ce qui est sans doute un pont.

« Il y a la rivière là-bas, la Landis. Tu pourrais trouver intéressant d’y jeter un œil. »

Nous traversons un autre boulevard et arrivons sur les rives de la rivière. D’abord, il y a une bande de sable d’environ un mètre cinquante de large suivie d’une espèce de barrière de rochers pas très haute, la plupart des rocs ne dépassant pas le niveau de ma taille. Ensuite, la rivière est là, large d’environ cinq mètres avec un courant qui parait relativement faible et une eau particulièrement claire. Sitôt que nous arrivons, Jacques va s’assoir sur un rocher et commence à siffloter doucement alors que je vais m’installer non loin de lui en observant les environs.

Tout cela ne dure pas bien longtemps, et après à peine plus d’une minute, je vois, nageant tout près de la surface, un groupe de poissons, de tailles et de couleurs différentes se rassembler, juste en-dessous du rocher sur lequel est perché mon accompagnateur. Eberluée, je le regarde se pencher vers l’eau et entamer ce qui est peut-être une conversation, ou un échange quelconque avec ces mêmes poissons. Mais je ne suis pas au bout de mes surprises, car quelques instants après, alors que mon accompagnateur est encore en pleine « conversation », je vois arriver ce que je n’aurais jamais cru voir de ma vie.

Un moment, je reste immobile, les yeux écarquillés, la bouche béante à contempler les deux créatures qui, me voyant les scruter avec stupeur, nagent lentement vers moi en souriant. Un jeune homme et une jeune femme dont les jambes sont remplacées par des queues de poisson approchent vers la rive, s’arrêtant juste sous les rochers avant de m’adresser la parole.

« Bonjour ! Je ne t’ai jamais vue par ici, tu es nouvelle en ville ? »

C’est le garçon qui me parle ainsi, mais les yeux de la jeune femme sont, eux aussi, remplis de curiosité. Je ne sais quoi répondre et je reste un instant sans bouger et muette, mon seul mouvement étant celui de ma main droite qui pince mon avant-bras gauche. Ça fait suffisamment mal pour que je sois sûre de ne pas rêver, mais le mouvement n’a pas échappé à la jeune sirène, laquelle se met à rire doucement avant de m’interroger gentiment.

« Toi, tu n’es vraiment pas d’ici, on pourrait croire que tu n’as jamais vu personne qui nous ressemble. Je suppose que tu viens du fin fond d’Atlantis, non ? »

Je secoue négativement la tête. Ce simple geste me permet de reprendre enfin mes esprits et de retrouver l’usage de la parole afin d’articuler soigneusement.

« Non. A vrai dire, je viens de bien plus loin que ça. Et pour être honnête, tu as bien deviné, je n’avais jamais rencontré, ou même vu qui que ce soit appartenant à ton peuple. Jusqu’à présent, j’ai toujours pensé que les sirènes étaient des êtres mythiques qui n’avaient aucune chance d’exister réellement. »

Ils se mettent à rire tous les deux, mais je ne discerne aucune moquerie dans leur gaieté. D’ailleurs, ça ne dure guère et rapidement, la jeune sirène reporte son regard vers le mien.

« Tu viens de loin, dis-tu ? Dois-je comprendre que tu n’es pas une Atlante ? Mais de quelle origine es-tu alors ? Comment es-tu arrivée ici ? »

Cette fois, c’est moi qui souris. Ma surprise est passée, et si je suis encore très étonnée, je regarde les deux créatures marines avec beaucoup de curiosité, et prends mon temps avant de répondre. Le jeune homme paraît grand, plus que sa compagne, il a de courts cheveux bruns, des épaules larges et un sourire sympathique. La jeune femme parait robuste elle aussi, malgré sa stature moins imposante. Ses yeux verts brillent, son sourire est ravissant et certainement sincère, ses cheveux blonds, mi-longs ne sont pas attachés mais tombent en mèches mouillées sur ses épaules. Tous deux se maintiennent à flot sans aucun effort apparent, sans même faire le moindre mouvement avec leurs bras. Je suppose que leur queue suffit. Je les trouve tous deux sympathiques, à priori, et n’hésite pas à leur sourire largement moi aussi avant de poser mon regard sur la jeune femme.

« Encore une fois, tu as bien deviné, je ne suis pas une Atlante. Je viens de ce que vous appelez le monde du dessus. J’étais sur un navire qui a fait naufrage et j’ai franchi le passage sans même m’en rendre compte. D’ailleurs, pour être honnête, j’ignorais jusqu’à l’existence de votre pays. Est-ce que tout ça répond à ta question ? »

Apparemment, c’est la partie naufrage qui semble l’avoir marquée.

« Le bateau a coulé ? Tu dois être bien triste d’avoir perdu tes compagnons de voyage, peut-être même des membres de ta famille ! »

Je la rassure aussitôt d’un signe de tête.

« Non, j’étais seule à bord et je n’avais sympathisé avec personne. Je ne me réjouis certainement pas des évènements, mais je parviendrai à faire avec, comme on dit. »

Les deux sirènes, le garçon comme sa compagne, s’accrochent des deux mains au rocher, comme s’ils voulaient me rejoindre sur la rive, mais avant que leurs intentions ne soient claires pour moi, nous sommes interrompus par Jacques qui en a fini de sa « conversation » ou quoi que ça ait été, avec les poissons.

« Je vois que vous avez fait connaissance tous les trois. Vous m’en voyez ravi mais je vais malheureusement devoir vous interrompre. »

Il se tourne vers moi et effleure mon épale de la main.

« Ton petit déjeuner doit te paraitre bien loin. Je te propose de rencontrer les personnes qui t’hébergeront ces prochains jours, avec lesquelles nous allons d’ailleurs partager le repas de mi-journée. »

Il fait un vague geste vers les deux jeunes gens, dans l’eau.

« Discuter avec ces deux-là n’a pas grand intérêt. »

A vrai dire, je n’ai pas très envie de partir, je préfèrerais rester là, à parler avec les deux sirènes, mais mon estomac réclame, mon appétit sans doute aiguisé par la marche de la matinée, et puis j’ai hâte de rencontrer d’autres personnes, d’autant que je me demande si j’aurai d’autres surprises. Alors, j’agite la main en direction des deux créatures marines, mais juste au moment où je rejoins Jacques, j’entends la jeune femme m’appeler. 

« Attends ! Avant de partir, j’aimerai te demander si tu veux bien revenir nous voir, nous aimerions beaucoup que tu nous parles du monde de là-haut. »

Je me rapproche des rochers pendant que le jeune homme se présente.

« Moi, c’est André, et ma cousine s’appelle Gabrielle. Nous serons là dès demain matin, passe dès que tu le peux, je suis sûr qu’on a plein de choses à se dire. »

Je souris devant leur enthousiasme et acquiesce, leur donne rapidement mon prénom et m’en vais en compagnie de Jacques, lequel paraît bizarrement un peu contrarié par cet arrangement.

Pendant que nous marchons, et puisque mon accompagnateur a évoqué un hébergement, j’en profite pour jeter un coup d’œil sur les habitations qui bordent les rues. Je ne vois aucun immeuble, et même en levant les yeux, rien ne vient se dresser entre mon regard et l’horizon, aucune montagne à l’horizon, ni même la plus petite des collines. Sur les bords de l’avenue que nous suivons se dressent seulement ce que je ne pourrais pas appeler des maisons dans la mesure où aucune construction ne parait être en briques, ou en béton. En fait, les logements d’habitations semblent tous êtes bâtis de bois et me font plutôt penser à des cabanes, ou peut-être à des chalets. Curieuse, je me tourne vers mon guide pour l’interroger.

« Ainsi, toutes les habitations sont les mêmes, des maisons de bois presque toutes identiques les unes aux autres ? Et c’est dans une construction de ce genre que tu m’emmènes ? »

Il hoche la tête en me jetant un bref regard.

« Oui. Un peu plus grande que les autres cependant. C’est une maison pour les femmes célibataires qui ne souhaitent pas rester chez leurs parents. Je pense que tu t’y plairas et que tu t’y sentiras suffisamment à l’aise pour prendre ta décision sereinement. »

« Ma décision ? Daphnée aussi a évoqué quelque chose de ce genre et n’a pas voulu m’en dire davantage. Mais maintenant, j’aimerais bien avoir quelques détails à ce sujet si ça ne t’ennuie pas. »

« En fait, j’attendais que tu me poses la question. C’est tout simple : Tu as le choix entre t’installer ici, en t’adaptant à notre manière de vivre et à tous ceux qui le peuplent, ou retourner chez toi, avec tous les risques que ça comporte. »

Je cesse de marcher, interdite. En y réfléchissant, je suppose que j’aurais dû me poser la question de mon avenir, mais je m’attendais si peu à découvrir un nouveau monde et ses habitants parfois particuliers, que j’en ai oublié de considérer les conséquences de ma présence ici, et de me demander s’il était possible que je puisse rentrer chez moi. C’est d’ailleurs la première question que je pose à mon accompagnateur.

« Il serait donc possible de retourner là-haut, comme vous dites ? Et cette possibilité comporterait certains risques ?»

Il acquiesce, m’indiquant l’avenue d’un geste de la main pour m’inciter à reprendre la marche.

« Oui, il est possible de retourner chez toi. Mais oui, c’est dangereux. Parce que tu dois franchir de nouveau le passage, et que tu vas émerger à l’endroit même où tu as coulé. Quelqu’un, un Atlante, t’emmènera jusque là-bas, mais ensuite, ce sera à toi de te débrouiller. Même si tu te retrouves seule en pleine mer. »

Ce qu’il me propose là ne me donne pas vraiment l’impression d’avoir le choix. Si je choisis de remonter, je serais en très mauvaise posture sitôt à la surface, à moins qu’il n’y ait une terre que je n’aurais pas vue dans la nuit, auprès de l’endroit où le bateau a coulé. Mais je ne dis rien de tout cela, posant plutôt une autre question.

« Est-ce que cette décision s’est imposée à tous ceux de mon peuple que le tien a sauvé ? Et d’ailleurs, cette situation se présente-t-elle souvent ? »

Il secoue négativement la tête.

« Non, c’est rare. A ma connaissance, trois personnes sont arrivées, mortes, en quinze ans. Par contre, un homme a survécu, comme toi. C’était il y a de nombreuses années, il a choisi de rester ici et s’est parfaitement adapté. Il est malheureusement mort l’année dernière. »

S’interrompant, Jacques fait un geste du bras en direction d’un chalet, pas différent des autres à mes yeux.

« Nous voilà arrivés. »

Il me précède et franchit rapidement les cinq ou six pas qui le séparent de la porte d’entrée de la cabane, frappant doucement avant d’entrer sans même attendre une réponse. Je le suis, plus curieuse que je ne veux l’admettre.

Il n’y a pas d’entrée, nous pénétrons immédiatement dans ce qui parait être une grande cuisine, faisant apparemment également office de salle à manger. D’ailleurs, une grande table de bois sombre, entourée de bancs sur ses quatre côtés, trône au beau milieu de la pièce alors que le mur du fond, face à cette même table, est dissimulé par un énorme buffet haut. Sur la droite et le plus loin possible de la porte d’entrée, se trouve une cuisinière à bois devant laquelle se tiennent trois femmes que nous interrompons visiblement dans leur conversation. Ça ne semble pas les déranger, pas plus que notre irruption plutôt brusque, au contraire. Toutes trois se tournent vers nous en souriant largement, comme si rien ne pouvait les réjouir davantage que notre arrivée.

Jacques s’approche immédiatement du trio pendant que les femmes font la même chose et nous nous rencontrons à mi-chemin entre la porte et la cuisinière. Je dois dire que j’ai du mal à retenir ma curiosité, observant notamment les visages puisqu’elles sont vêtues, comme tout le monde sur cette île apparemment, de toges aux couleurs claires. J’ai à peine noté que les cheveux de chacune sont noués en queue de cheval, tout en écoutant mon accompagnateur raconter brièvement mon histoire, que déjà, l’une des femmes m’interpelle, son ton aimable et son sourire paraissant tout à fait accueillants.

« Quelle joie de te rencontrer ! Je suis sûre que nous allons très bien nous entendre toutes les quatre et que tu t’habitueras très vite à la vie ici. »

Elle me laisse juste le temps de lui faire un signe de tête que déjà, elle prend mon bras comme si nous étions les meilleures amies du monde, tout en bavardant.

« Je m’appelle Emilienne, je suis l’aînée ici. Non pas que ça me donne le moindre privilège évidemment, c’est juste un fait. Mes deux camarades se prénomment Lili et Rosa, tu les aimeras sûrement, dès que tu les connaitras un peu. En attendant, je vais te montrer où tu vas dormir cette nuit, et celles qui suivront j’espère. Ensuite, puisque le repas est prêt, nous irons tous nous attabler et tu pourras nous parler un peu de toi. »

A fond de la pièce, face à la porte d’entrée, se trouvent quatre portes. Emilienne ouvre celle de gauche, et s’efface pour me laisser pénétrer à l’intérieur la première. J’entre donc dans ce qui va être ma chambre pour les jours qui viennent et regarde la chambre avec intérêt. Les murs de bois sont vernis, et le sol est presque entièrement recouvert d’un tapis aux motifs tarabiscotés et colorés. Pour le reste, je ne vois rien que de très ordinaire. Un grand lit, une armoire du même coloris que les murs, une chaise et une petite table placées devant une grande fenêtre, ouverte pour l’instant, donnant sur un jardin, un petit miroir accroché à la paroi face au lit surmontant une vasque à côté de laquelle se trouve un broc d’eau, et c’est tout. Mais si la pièce n’a rien d’original, elle est propre et surtout très lumineuse. Lentement, je m’approche de la fenêtre pour jeter un coup d’œil dehors et je dois reconnaitre que la vue est très agréable. Situé sur l’arrière du chalet, se trouve un jardin recouvert de gazon et de fleurs sur quelques mètres, avant de se muer en potager. J’ai un peu de mal à en évaluer la surface, mais ça parait très grand.

Derrière moi, j’entends Emilienne se rapprocher avant de murmurer, le ton un peu inquiet, comme s’il était important que j’exprime ma satisfaction devant la chambre qu’on me propose.

« Est-ce que ça te plait ? Penses-tu que tu seras bien ici. ? »

Je me tourne vers elle, le sourire aux lèvres.

« Oui, tout ça me parait très agréable. Merci. »

Elle hausse les épaules, l’air de penser que tout ça est bien naturel, puis prend de nouveau mon bras pour m’entrainer vers la salle à manger. Cette manière de m’agripper constamment m’exaspère, mais je laisse faire, songeant que, peut-être, c’est une coutume du pays. Heureusement, le trajet est très court et bientôt, nous sommes toutes les quatre assises sur les bancs en compagnie de Jacques. Pendant qu’Emilienne me montrait la chambre, les autres ont mis la table et amené une marmite dont s’échappe un délicieux fumet, mais c’est l’ainée qui fait le service, une tâche qui semble lui être dévolue.

Je passe les heures suivantes à répondre à de nombreuses questions, sur la manière dont je suis arrivée bien sûr, mais aussi et surtout, sur la vie dans le monde de là-haut. Des questions nombreuses, et parfois un peu surprenantes comme lorsque Lili me demande avec apparemment une grande curiosité si j’ai déjà mis des enfants au monde. Je hausse un sourcil, presque gênée d’être interrogée sur un sujet si personnel mais répond tout de même que non, je ne suis pas mère et que ça n’est pas si surprenant puisque je n’ai que dix-sept ans et que je suis célibataire. Bizarrement, les trois filles semblent presque déçues et ma déclaration est suivie d’un court silence, rapidement rompu par Jacques qui affirme d’un ton à l’optimisme paraissant presque forcé que j’ai bien le temps d’y penser. Les trois femmes acquiescent à ça avec empressement, mais je constate qu’il se passe un temps, peut-être deux minutes avant que la conversation reprenne, et encore l’entrain qui régnait précédemment semble avoir disparu.

L’après-midi s’étire. Après le repas, nous nous occupons de débarrasser la table et de faire la vaisselle, apparemment ça fait partie des tâches qu’on me demande de partager avec les autres, ce qui me parait tout à fait modéré comme loyer, tandis que Jacques, tout comme les hommes de chez moi, considère que ce genre de corvée est indigne de lui. Ensuite, nous nous rendons tous dans le jardin, y restant jusqu’à ce que je m’extasie sur la beauté des fleurs et des légumes. A la vérité, je n’y connais pas grand-chose en jardinage, mais il semble que les compliments soient espérés dans ce domaine comme dans tous les autres.

Jacques ne nous quitte qu’en fin d’après-midi, promettant de revenir bientôt, et d’amener à cette occasion certains de ses amis qui seront, dit-il, ravis de me rencontrer. Quoi qu’il en soit, la journée a été fatigante, et c’est avec soulagement qu’à la nuit tombée, je m’éclipse, quittant la salle commune malgré les protestations de mes colocataires, pour m’allonger dans un lit que je trouve très confortable et plonger rapidement dans un sommeil sans rêve.

Je m’éveille tôt le lendemain, et après un brin de toilette, je retrouve Lili et Emilienne dans la salle commune. Nous déjeunons puis je me dirige vers la porte afin d’honorer le rendez-vous avec les sirènes, ce qui semble surprendre les deux femmes.

« Quel intérêt d’aller discuter avec ces gens-là ? Ça ne t’apportera rien de bon de les fréquenter. »

Déjà sur le seuil, je me tourne vers Lili, qui vient de prononcer ces mots et l’interroge, surprise.

« Pourquoi ça ? Je n’ai que très peu parlé avec eux, mais ils m’ont paru tout à fait sympathiques. De plus, j’avais l’impression que, sur cette île, tout le monde était tolérant. »

Lili, comme Emilienne, fait la grimace, semblant décontenancée, comme si elle ne s’attendait pas à ce que je lui réponde ainsi. Elle hausse les épaules en marmonnant je ne sais quoi mais n’insiste pas. Je m’éloigne aussitôt, pensant à quel point l’attitude des deux femmes est curieuse, comme si elles éprouvaient une véritable méfiance pour les sirènes. Ça ne me fait pas hésiter, je marche d’un bon pas pour rejoindre André et Gabrielle, mais, en mon for intérieur, je me promets de comprendre les raisons de cette défiance.

Les deux sirènes sont déjà là, barbotant sur les bords de la rivière, à mon arrivée, et après un rapide salut, m’invite à marcher encore un peu afin « d’être plus près les uns des autres ». Et en effet, au bout d’un petit kilomètre, la barre de rocher qui, jusqu’à présent, séparait l’avenue du cours d’eau disparait presque complètement, laissant place à quelques roches éparpillées sur une bande de sable fin. Les deux sirènes nagent jusqu’à la rive, amenant leurs torses sur le sable en ne laissant que leurs queues dans l’eau alors que je m’assieds sur un petit rocher. Tout de suite, c’est Gabrielle qui prend la parole, me posant immédiatement des questions.

« Dis-moi, te plais-tu ici, en Atlantide ? As-tu constaté beaucoup de différences avec le pays d’où tu viens ? Est-ce que tu t’entends bien avec tes colocataires ? »

Son ton enthousiaste me fait sourire et elle semble vraiment intéressée, alors je luis réponds de bonne grâce, lui expliquant d’abord que je ne suis ici que depuis trop peu de temps pour savoir si je peux vraiment me plaire sur cette île. Quant à mes colocataires, si elles ont été tout à fait gentilles avec moi, je ne me suis pas encore fait d’opinion à leur sujet, pour les mêmes raisons. Quant aux différences entre mon monde et celui-là…

« C’est assez compliqué à définir. Je ne suis sortie de l’hôpital qu’hier, et là aussi, j’ai besoin de temps pour constater des éventuelles disparités. Mais j’ai déjà remarqué certaines choses malgré tout. »

André et Gabrielle se redressent encore, paraissant particulièrement curieux d’entendre ce que j’ai à dire. A vrai dire, cette attitude m’amuse un peu, mais je me demande aussi quelle serait ma réaction si j’étais à leur place. De plus, j’éprouve pour ces deux-là, davantage de sympathie que pour mes colocataires, sans que je sache bien pourquoi. Alors, j’essaie de satisfaire leur curiosité et leur parle de la ville d’où je viens et de ses immeubles de plusieurs étages, de la première ligne de chemin de fer française, établie sous le règne de Louis XVIII, de la campagne française aussi, de la manière de vivre des européens en règle générale… Ils ouvrent de grands yeux, semblant épatés autant qu’intrigués par ce que je leur raconte. Et bien vite, c’est Gabrielle, sans conteste la plus bavarde et curieuse des deux, qui m’interroge de nouveau.

« Louis XVIII ? Qui est-ce ? D’ailleurs, tu parles de ton pays comme si tu l’aimais beaucoup, alors pourquoi en es-tu partie ? Où t’emmenait ce bateau ? As-tu déjà eu des enfants ? »

Encore cette question… Mais cette fois, je ne répondrai pas. Au lieu de ça, je les renseigne plutôt sur les autres sujets qu’elle a abordé et je leur parle du roi qui gouverne la France actuellement, de l’amour que j’ai effectivement pour mon pays, je décris les paysages campagnards, les forêts et les champs, je dépeins les quartiers de Paris et la vie dans la capitale et les autres grandes villes. Enfin, j’explique que, si je me trouvais sur un bateau, c’est parce que j’allais vers les colonies afin d’y commencer une nouvelle vie et découvrir de nouveaux horizons.

Ils m’écoutent tous les deux avec attention, leurs yeux s’écarquillant à l’évocation, notamment, des grands immeubles de parfois cinq étages qui dominent les avenues et l’ensemble des grandes villes. J’ai d’ailleurs l’impression qu’André est un peu sceptique, paraissant se demander si je n’exagère pas les choses dans l’espoir de les épater, mais Gabrielle, elle, est captivée par ce que je raconte et finis par lâcher un « J’aimerais tant voir tout ça ! » particulièrement enthousiaste. Ça me fait sourire et je m’assieds sur le sable avant de les interroger à mon tour, mon regard passant de l’un à l’autre.

« Et vous, les sirènes, êtes-vous nombreux ?  J’avoue que je suis un peu étonnée de n’avoir vu que vous deux jusqu’à présent et j’ai peine à croire que vous puissiez les seuls représentants de votre peuple. »

Ils grimacent tous les deux à l’énoncé de ma question et André recule même d’un petit mètre, plongeant jusqu’à être entièrement immergé pendant quelques secondes tandis que Gabrielle, elle, répond d’un ton qu’elle s’efforce de rendre naturel, même si sa voix dégage un certain embarras.

« A vrai dire, nous ne sommes pas un peuple à proprement parler. Nous sommes une petite cinquantaine au total, mais la majorité d’entre nous passe le plus clair de son temps par-là, en aval. »

Elle tend son bras gauche, semblant désigner un vague point situé au-delà de celui où nous nous sommes retrouvés. Je hausse un sourcil et questionne, le ton curieux.

«Pas un peuple, comment ça ?  Et comment se fait-il que vous ne restiez pas en compagnie de vos semblables, ton cousin et toi ? »

Elle reste silencieuse un long moment, m’amenant à penser qu’elle ne va pas répondre. Mais finalement, elle hausse les épaules, l’expression désabusée.

« Nous sommes tous d’anciens humains. André et moi sommes les transformés les plus récents et la compagnie des autres sirènes n’est pas toujours agréable pour nous. »

D’anciens humains ? Transformés ? J’ai du mal à en croire mes oreilles, mais avant que je puisse poser d’autres questions, André prend la parole.

« Ce n’est pas quelque chose dont nous aimons parler. »

Son ton est définitif et malgré tout ce que j’aimerais savoir, et surtout comprendre, je n’insiste pas. Les deux sirènes paraissent soulagées de ce choix et, après quelques secondes, Gabrielle reprend la parole, semblant pressée de laisser ce sujet, apparemment délicat, de côté et préférant passer à autre chose en me demandant, l’air ingénu.

« Aimerais-tu venir nager avec nous ? Si tu ne sais pas, nous t’apprendrons et de toute façon, les bords de la rivière ne sont pas très profonds, tu pourrais tout à fait barboter près de nous tout en ayant pieds. »

Près d’elle, André hoche la tête avec enthousiasme, visiblement plein d’entrain à cette idée. Encore une fois, je souris, puis lève les yeux vers le ciel.

« Je sais nager, ce n’est pas un souci, alors pourquoi pas ? Un de ces jours peut-être, du moins si le temps reste aussi beau et doux. »

« Le temps et les températures ne varient jamais en Atlantide. C’est une chance que nous avons. Il ne pleut jamais la journée, seulement la nuit. Et suffisamment régulièrement pour que nos cultures n’aient pas besoin d’une irrigation quelle qu’elle soit et que les besoins en eau de chacun soient assouvis sans aucune difficulté. Au fond, si tu veux bien te baigner et nager en notre compagnie, la seule difficulté sera de te procurer la tenue adéquate. »

C’est Gabrielle qui vient de m’expliquer cela et ça me semble si incroyable que, pendant un moment, je me demande si elle ne se moque pas de moi. Mais ce n’est manifestement pas le cas, sa physionomie est tout à fait sérieuse et son cousin opine gravement du chef afin de confirmer les dires de la jeune sirène blonde. Finalement, après quelques secondes de réflexion, je décide d’oublier les problèmes de météo et je me dis qu’un moment de baignade pourrait être amusant, bien plus sans doute, que ne l’aurait été mon existence si j’étais arrivée aux colonies où le seul souci de la communauté européenne aurait été de me trouver un mari, qu’il me plaise ou non d’ailleurs. Alors, j’acquiesce volontiers.

« D’accord ! Dès mon retour au chalet, je demanderai à mes colocataires où me procurer une tenue de bain, et sauf imprévu, je vous rejoindrai demain en début d’après-midi. »

Bizarrement, si mon accord semble leur faire plaisir à tous les deux, ils grimacent avec un bel ensemble lorsque j’évoque mes colocataires et, devant l’air étonné que j’affiche sans doute, Gabrielle me donne quelques précisions, non sans pouvoir dissimuler sa réticence à le faire d’ailleurs.

«Je ne suis pas sûre que tu devrais parler de ça avec les femmes qui t’hébergent, elles risquent de ne pas apprécier et d’essayer de te faire changer d’avis. »

Cette fois, je hausse un sourcil étonné sans rien dire, attendant que la jeune sirène m’explique ce qui lui fait dire ça. Mais elle hésite, échange un ou deux regards avec son compagnon, et soupire tant et plus qu’elle me donne l’impression de regretter d’avoir évoqué cela. Mais elle ne prononce pas un mot de plus, se contentant de jeter un regard légèrement contrit en direction de son compagnon.

Tout cela ne me dit rien qui vaille, mais je ne pose aucune question, laissant mon sourcil redescendre lentement sur mon arcade, avant de me mettre debout en époussetant vaguement l’arrière de ma jupe d’un geste de la main dans l’espoir d’en décrocher les grains de sable qui sont certainement accrochés là, puis de leur faire un petit geste d’adieu.

« Je suis contente de vous avoir parlé, d’avoir fait un peu mieux connaissance avec vous. Si je trouve une tenue adéquate, vous me trouverez ici même demain, afin que nous puissions prendre ce bain en votre compagnie. »

Ils me répondent tous deux avec un grand sourire, paraissant avoir oublié ce qui les embarrassait tant tout à l’heure. Je les salue de la main encore une fois et me détourne, reprenant le chemin du chalet d’un pas lent.

Je traine, laissant mon regard parcourir les environs, observant une nouvelle fois les constructions, les arbres qui bordent les avenues, les passants juchés sur leurs carrioles, le ciel toujours aussi bleu et pur….

Emilienne est face à la porte au moment où je passe le seuil du chalet. Les mains serrées l’une contre l’autre devant elle, on pourrait croire qu’elle est restée là à m’attendre depuis mon départ. L’expression de son visage n’est plus aussi joyeuse ou sereine qu’hier ou même ce matin et ses traits expriment une certaine contrariété. Elle me regarde venir avec un petit sourire si crispé qu’il ressemble plutôt à une grimace et me fait immédiatement signe de venir m’asseoir, en sa compagnie, sur les bancs qui longent la grande table de bois.

Une carafe et deux verres sont là, m’indiquant sans aucun doute possible que la femme m’attendait, peut-être depuis un certain temps. Elle nous sert un verre d’eau à chacune, prend une grande inspiration, comme si elle s’apprêtait à me faire une importante déclaration, se racle la gorge, puis prend enfin la parole tandis que j’attends patiemment de savoir de quoi il s’agit.

« Je suppose que tu reviens de ta rencontre avec les sirènes, Héléna. »

Je me contente d’acquiescer d’un simple mouvement du menton. Elle esquisse une petite grimace et reprend.

« Tu ne devrais pas te lier avec ces gens-là. Ils ne sont pas si fréquentables qu’ils veulent bien le faire croire. »

Peut-être attend-elle une réponse, ou une question sur le pourquoi de cette affirmation, mais je n’ai pas l’intention de lui faciliter la tâche et ne dis rien. Seul mon sourcil gauche, montant haut sur mon front, l’incite à poursuivre, sa voix s’affermissant petit à petit.

« Ce que je vais te révéler va te paraitre étrange, mais je peux te jurer que c’est vrai. Les sirènes sont d’anciens humains, métamorphosés parce qu’ils se sont mal comportés. Vivre dans l’eau jusqu’à la fin de leur existence, sans pouvoir retrouver leurs corps d’origine, est une punition pour les actes répréhensibles qu’ils ont perpétrés. J’imagine que, là d’où tu viens, il existe aussi des gens qui ne se conduisent pas comme ils le devraient et s’exposent ainsi à une sanction. Et je suppose que tu n’avais pas envie de côtoyer ce genre de personnages.

Il faut que tu comprennes que si je te dis cela, c’est pour te rendre service, afin que tu saches à qui tu as affaire. Maintenant que tu le sais, je suppose, et j’espère, que tu ne seras plus aussi intriguée par des personnages comme tu n’en avais jamais vus et que ta curiosité sera apaisée. »

Gabrielle aussi a évoqué une transformation, tout à l’heure, mais elle ne m’a pas donné les raisons de celle-ci. Alors je n’en parle pas, préférant jouer la stupéfaction.

« Métamorphosés ? Comment est-ce possible ? J’entends que les repris de justice soient punis, mais une transformation…. J’avoue que j’ai du mal à le croire, ça paraît tout à fait impossible. Il faudrait que vos médecins, vos chirurgiens soient plus que des experts, des magiciens plutôt. »

Le sourire de ma vis-à-vis est un peu amer, mais elle essaie tout de même de me donner une explication.

« Tu n’es pas loin de la vérité avec les magiciens en fait. Nos médecins n’ont rien à voir avec ça. Il s’agit d’une vieille recette qui date de l’origine de notre île. Ici, personne ne sait vraiment comment Atlantide s’est créée, mais il reste des traces des premiers atlantes, de nos ancêtres à tous. »

Elle pousse un soupir, et fronce les sourcils, semblant chercher les détails au fond de sa mémoire, avant de reprendre la parole.

« C’était un peuple particulièrement intéressé  par les sciences occultes, la magie noire, comme blanche, un peu de vaudou aussi. Au fil des siècles, de nombreux rites et sortilèges ont disparu mais il reste quand même quelques archives, dans lesquelles nous avons trouvé quelques sorts. C’est ce qui nous permet de contrôler la météo, par exemple. »

Cette fois, son sourire est plus franc, presque complice.

« Avoue que c’est bien pratique, d’ailleurs ! »

Je hoche la tête, feignant l’enthousiasme tandis qu’elle semble en avoir fini, posant ses deux mains sur la table dans un geste qui indique son intention de se lever. Alors, je me hâte de poser encore une question, désireuse de prolonger la conversation.

« Donc, tu me dis que les sirènes sont des humains qui ont été transformés par un sort magique ? »

Elle acquiesce d’un mouvement du menton, paraissant dorénavant décidée à rester assise, du moins pour l’instant.

« A vrai dire, contrairement à ce que tu sembles penser, le sort ne se présente pas comme une formule magique, mais sous la forme d’un élixir qu’on fait boire aux condamnés. »

« Et ils avalent ça sans difficulté ? En sachant ce que ça va leur faire ? »

Elle hausse les épaules.

« Ils n’ont pas vraiment le choix. Soit ils le boivent, soit on les abandonne en mer, loin de toutes terres. »

Voilà qui me rappelle ce que m’avait dit Jacques, le jour où je suis sortie de l’hôpital, au sujet du prétendu choix qui s’offrait à moi. Je regarde Emilienne qui parait penser que cette conversation est terminée et semble de nouveau prête à se lever. Je fronce les sourcils à ce souvenir et interroge la femme encore une fois.

« Qu’ont donc fait Gabrielle et André pour avoir été condamnés sans aucune possibilité de revenir à leur état antérieur ?  Et comment la peine est-elle décidée ?»

Elle se met debout et me fixe un instant comme si elle était étonnée que je l’interroge à ce sujet, mais répond tout de même.

«Je suppose que si tu dois vivre ici, il est bon que tu saches comment les choses fonctionnent. Nous avons un comité de citoyens qui s’occupe de rendre la justice. Et Gabrielle, non contente d’être particulièrement bavarde, a refusé d’essayer d’avoir un enfant, prétextant bêtement qu’aucun homme ici ne lui plaisait suffisamment pour ça. Quant à son cousin, il a eu l’audace de la soutenir !»

Un sourcil monte haut sur mon front, mais je n’ai pas d’autre réaction, ce qui n’empêche pas Emilienne de poursuivre, comme si elle ne pouvait plus s’arrêter maintenant qu’elle a commencé.

« Tu n’as pas l’air de te rendre compte, mais mettre des enfants au monde est quelque chose de très important ici. Primordial même. Quoi qu’il en soit, tu sais dorénavant tout ce que tu avais besoin de savoir, à toi de faire bon usage de ces informations.  Mais souviens-toi bien que les sirènes ne sont pas de bonnes fréquentations.»

Cette fois, la conversation est terminée. Ma colocataire quitte la table, ce qu’elle avait envie de faire depuis un long moment, et si je ne la suis pas du regard, j’entends la porte qui donne sur le jardin s’ouvrir et j’imagine qu’elle est sortie prendre l’air. J’ignore où se trouvent les deux autres femmes qui vivent ici mais je ne m’en préoccupe pas, je réfléchis.

Cet endroit n’est manifestement pas aussi idyllique que je l’ai pensé au premier abord. L’impression de calme, d’harmonie et de sérénité était trompeuse, finalement. Et surtout, je réalise que les enfants, dont on me rebat les oreilles pratiquement depuis mon arrivée, ne sont présents que dans les conversations. Je ferme les yeux, revoyant derrière mes paupières les images de mes déambulations dans les rues de l’île et je me rends compte que je n’ai pas vu un seul gamin. Des hommes, des femmes, plus ou moins jeunes mais très peu paraissant avoir moins de la trentaine. Ce qui m’amène à penser…

J’oublie complètement cette histoire de tenue de bain, de toute façon vu que les sirènes sont plus ou moins mises au ban de la société, ce n’est peut-être pas si facile à trouver. Je pousse un profond soupir et sors du chalet. J’ai besoin de prendre l’air.

 

 

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Commentaires
S
Salaire pour la barde, mon modeste commentaire ;)<br /> <br /> <br /> <br /> encore, et toujours, un superbe texte, bien ciselé de mots choisis qui nous guident de phrase en phrase et nous conduisent d'idée en idée à vouloir, là la fin, trouver la suite pour recommencer à voyager !<br /> <br /> <br /> <br /> un monde parfait existerait ? balivernes encore proférées par les biens pensants qui souhaitent bien souvent que la pensée unique gouverne et que la réflexion soit bien encadrée... mais un monde serait-il à l'aube de sa disparition ?<br /> <br /> <br /> <br /> Sygui
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