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Guerrière et Amazone
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3 juin 2011

Aux Amériques, de Gaxé

 

 

                                                     AUX AMERIQUES

 

Cette histoire fait suite à « Marquise ».

 

 

Prologue :

 

 

Accoudée au bastingage, je regarde les côtes qui se dessinent à l’horizon, ressentant une forte exaltation en songeant à l’aventure que sera notre avenir. Un peu de peur du lendemain vient se mêler à cette sensation, et je sens la main d’Héléna se poser sur mon épaule, comme si ma grande compagne brune éprouvait les mêmes craintes que moi. Souriante, je détourne mon regard des terres inconnues vers lesquelles nous nous dirigeons, pour poser les yeux sur le profil de mon amie, près de moi. Ses cheveux noirs, que j’ai coupé courts alors que nous attendions l’embarquement, encadrent un visage que l’air marin et les quelques rayons de soleil automnal ont bruni, faisant ressortir encore davantage le bleu de ses yeux.

Mon regard descend le long de son corps, admirant sa silhouette, bien plus énergique et tonique que la première fois que je l’ai vue, sans aucun doute grâce aux travaux effectués à l’auberge, tout autant qu’au grand air. Bien qu’elle porte des vêtements masculins depuis notre départ de Paris, elle a rapidement délaissé le bicorne, préférant laisser le vent jouer dans ses mèches noires. Souriant à la lueur d’appréciation qu’elle distingue dans mes yeux, elle laisse sa main quitter mon épaule pour la faire glisser lentement le long de mon bras jusqu’à la poser doucement sur la mienne pour la serrer délicatement. Ce simple contact provoque un long frisson en moi, m’amenant encore une fois  à regretter le manque d’intimité dont nous souffrons depuis notre départ, nos maigres moyens ne nous ayant pas permis de prendre des billets pour voyager ailleurs qu’à fond de cale, en compagnie d’autres émigrants tout aussi désargentés que nous.

Lentement, le soleil descend à l’horizon, et l’air ambiant se rafraîchit, nous incitant à quitter le pont et à rejoindre la cale avec ses nombreux occupants, tous gagnés comme nous, par une impatience teintée d’appréhension à l’idée de bientôt arriver à destination.

L’ambiance est plutôt chaleureuse là, au plus profond du navire. Nous sommes nombreux, plus ou moins entassés, et rêvant d’avenir meilleur. De l’homme parti pour trouver un nouveau monde où il pourra oublier ses erreurs de jeunesse, à la jeune femme espérant se refaire une vertu, en passant par les couples plein d’espérances qu’ils rêvent de réaliser sur le nouveau continent.

Nous faisons nous aussi partie de ceux-là, puisque tout le monde à bord croit que notre présence est due à une histoire d’amour qui aurait été contrariée par nos familles. Cette rumeur nous permet d’être considérées avec indulgence par la plupart des autres voyageurs, et si nous n’avons rien fait pour la faire courir, nous nous abstenons bien sûr de démentir quoi que ce soit, jouant même le jeu puisque, quand nous ne sommes pas seules, Héléna a choisi de se faire appeler Charles, en une forme d’hommage rendu à son père dont c’était le prénom.

 

Cette nuit là, serrée contre Héléna en écoutant les murmures des conversations et les ronflements de nos compagnons de voyage, je m’endors en rêvant d’un avenir rempli du sourire de ma compagne.

 

 

Première partie :

 

 

Nous débarquons deux jours plus tard, par une après-midi humide et venteuse. Un peu désemparées, nous restons un moment sur le quai à nous regarder l’une l’autre, hésitant quelques secondes avant de prendre lentement la direction de la ville. Tout autour de nous, la foule se presse en tous sens et, dominant les cris des mouettes, des paroles sont échangées dans plusieurs langues, même si celle qui domine est manifestement l’anglais.

En comparaison avec les malles et les valises de certains, notre unique sac paraît bien petit et léger au bout du bras de ma compagne alors que nous avançons au milieu de la foule qui se disperse. Notre priorité est de trouver un toit pour la nuit, ainsi qu’un endroit où manger à moindre frais, mais rien n’est simple et il nous faut marcher longtemps et nous éloigner considérablement des quais avant de trouver enfin des quartiers plus tranquilles.

C’est à la tombée de la nuit que nous arrivons enfin devant une petite auberge à l’allure accueillante.

C’est une bâtisse de bois longue et large dont l’unique étage est vivement éclairé alors que le rez de chaussée lui, semble au contraire ne bénéficier que de peu de clarté. Voulant croire en notre chance, nous nous tenons la main alors que je pousse la petite porte et que nous franchissons le seuil pour entrer dans une grande pièce éclairée chichement de quelques bougies éparpillées ça et là sur de grands candélabres de fer forgé.

Installée sur l’un des nombreux canapés profonds et à l’aspect confortable qui constituent l’unique ameublement, une femme d’une cinquantaine d’années à l’allure particulièrement soignée nous regarde entrer en fronçant les sourcils, apparemment intriguée par notre arrivée. Derrière elle, une quinzaine de jeunes femmes gloussent en se poussant du coude, certaines d’entre elles ne se privant pas de nous désigner du doigt en arborant des sourires moqueurs.

Cet étrange accueil m’intimide, mais je ne me laisse pas impressionner et me racle la gorge avant d’avancer d’un pas pour saluer la femme que j’imagine être la propriétaire de cette auberge à l’intérieur surprenant. La femme a un petit sourire vaguement ironique avant de se tourner vers le groupe de jeunes femmes qu’elle fait taire en les toisant d’un regard sévère.

Ensuite, elle s’approche de nous, ses hanches oscillant doucement au rythme de sa démarche, pour venir se planter face à Héléna, toujours vêtue en homme. Sans montrer aucune gêne, la femme la détaille du regard, ses yeux passant lentement sur son corps avant de s’arrêter sur son visage qu’elle fixe effrontément.

-« Voilà un beau jeune homme, quoiqu’un peu maigrelet peut-être. »

Elle chuchote, passant une main délicate sur le bras de mon amie qui se raidit sous le contact, et recule légèrement, ce qui fait sourire la femme. Elle n’insiste pas toutefois, et se tourne vers moi pour me fixer avec autant de curiosité qu’elle l’a fait avec ma compagne, peut-être même davantage. Cet examen me met mal à l’aise, mais je n’ai pas le temps de protester contre ses manières qu’elle m’interroge.

-« C’est pour travailler que tu es venue ? »

La question me prend au dépourvu, mais je ne perds pas de temps à réfléchir et saisit l’occasion qui se présente. Le peu d’argent que nous avions rassemblé pour partir a été presque entièrement dépensé pour le voyage et cette proposition tombe à point nommé. J’acquiesce donc avec empressement, hochant vigoureusement la tête en souriant.

-« Oui Madame. Je sais coudre, cuisiner et tenir une maison, et je vous donnerai toute satisfaction dans ce domaine. »

A mon grand étonnement, la femme éclate de rire tandis qu’à l’autre bout de la pièce le groupe de jeunes femmes se remet à glousser, échangeant des chuchotements entre elles.

Cette fois la propriétaire ne semble pas dérangée par leur attitude, alors que j’ouvre de grands yeux stupéfaits, cherchant à comprendre ce que j’ai dit de drôle. Près de moi, Héléna semble tout aussi surprise et fronce les sourcils, se rapprochant de moi comme si elle voulait me protéger d’un danger qu’elle serait la seule à percevoir. Notre comportement amuse visiblement beaucoup la femme qui se reprend cependant, cessant de rire bien qu’une lueur d’amusement soit encore clairement visible dans ses yeux. Un sourcil monte haut sur son front alors que son expression devient moqueuse.

-« Coudre et cuisiner ? Voilà qui est intéressant. »

Son ton sarcastique me déconcerte davantage. Cependant, notre besoin d’argent est trop important pour que je me laisse décourager, mais alors que j’ouvre la bouche pour argumenter et insister sur ma candidature, je suis interrompue par le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvre, puis par l’entrée d’un homme.

Plutôt débraillé, le visage recouvert d’une barbe de trois ou quatre jours, la tignasse en bataille et le teint hâlé, il a tout à fait l’allure d’un marin qui remettrait pied à terre après une longue période en mer. Pourtant, malgré son air peu engageant, la femme l’accueille à bras ouvert, avançant dans sa direction un sourire avenant sur les lèvres.

-« Melvin ! Vous revoilà !»

Il sourit en passant une main dans ses cheveux ébouriffés.

-« J’ai débarqué ce matin même, Madame Gina. »

Il se tourne vers le groupe de jeunes femmes et son sourire s’agrandit.

-« Après trois mois en mer, j’ai besoin de détente. »

La propriétaire acquiesce et désigne l’une de ses employées.

-« Je suppose que vous souhaitez avoir Cynthia, comme d’habitude. »

Il hoche la tête pendant que la jeune femme dont il  vient d’être question s’approche. J’écarquille les yeux devant ses vêtements qui ne cachent pas grand chose et son allure provocante que je n’avais pas remarqués dans la semi-pénombre ambiante. Héléna, elle aussi, paraît choquée, plus encore que moi qui commence à comprendre dans quel lieu nous nous sommes égarées. Mais ma belle marquise n’a absolument pas été préparée à ce genre de spectacle, de par son éducation stricte et protégée qui, dans ce domaine, la rend aussi ignorante et innocente qu’une enfant. Elle me jette un regard de totale incompréhension, auquel je ne réponds pas, me contentant de reprendre sa main dans la mienne pour l’entraîner vers la sortie pendant que le dénommé Melvin donne quelque argent à Madame Gina en lui demandant des nouvelles d’un certain Monsieur Joseph. Elle lui donne une réponse que je n’entends pas et nous sortons, frissonnant en retrouvant l’obscurité et l’humidité de la rue. Nous marchons lentement, prenant la première rue à droite de la maison de passe pour nous trouver derrière celle-ci, cherchant de nouveau une auberge ou un abri quelconque. Mais la nuit est bel et bien tombée maintenant, et le froid joint à la petite pluie fine qui commencent à tomber nous fait rapidement grelotter. C’est sans doute pourquoi ma compagne, remarquant un bâtiment attenant à la maison close et qui semble être une écurie, me tire jusque là. La porte est fermée, mais elle n’a rien perdu de l’habileté qu’elle avait montrée dans les rues de Paris et elle l’ouvre sans difficulté pour que nous pénétrions à l’intérieur.

Il fait sombre et nous restons un instant à l’entrée, attendant que nos yeux s’habituent à la pénombre tout en tirant la porte derrière nous. Ensuite, nous avançons lentement, Héléna lâchant ma main pour se diriger immédiatement vers un grand cheval noir qui tape nerveusement du sabot sur le sol tout en renâclant bruyamment. A ma grande surprise, elle n’a aucun mal à le calmer, lui murmurant quelques paroles apaisantes alors qu’elle lui caresse gentiment l’encolure, paraissant savoir exactement quoi faire et quoi dire. Une fois l’animal apaisé, elle revient vers moi, un léger sourire aux lèvres et je ne peux m’empêcher d’exprimer mon étonnement.

-« J’ignorais que tu savais si bien t’y prendre avec les animaux. »

Elle hausse les épaules.

-« J’ai toujours aimé les chevaux. Je me souviens que quand j’étais enfant, il m’est arrivé de faire de très longues promenades en forêt avec mes cousins, alors que je passais du temps chez ma tante, en Bourgogne. Parfois, il m’arrivait de rester à juste regarder les palefreniers s’occuper d’eux. »

Elle baisse les yeux sur son corps recouvert de vêtements masculins.

-« Je montais en amazone, bien sûr. »

Elle hausse de nouveau les épaules puis passe un bras sur les miennes pour m’attirer contre elle.

-« Je ne pense pas que nous arriverons à trouver une auberge à cette heure-ci, nous ferions sans doute mieux de passer la nuit ici. »

Désignant du menton notre petit sac qu’elle tient toujours dans sa main droite, elle ajoute.

-« J’ai pris un peu de pain lors de notre dernier repas sur le bateau. Nous pouvons le manger maintenant, si tu veux. »

Je souris et j’acquiesce, heureuse de ne pas avoir à ressortir dans le froid et de ne pas rester le ventre vide. Un instant, je me demande quel pourrait être la réaction des propriétaires de l’écurie s’ils nous trouvaient là alors que nous n’avons demandé l’autorisation à personne, mais je me dis qu’après tout nous ne faisons rien de mal, profitant seulement d’un abri pour la nuit. J’observe un moment l’écurie qui se présente comme une espèce de long couloir avec un alignement d’une dizaine de stalles dont une moitié seulement sont occupées. Nous nous dirigeons vers un coin éloigné de la porte d’entrée et de ses courants d’air, pour entasser autant de paille que possible, essayant de l’arranger en une confortable couchette sur laquelle nous nous installons pour avaler notre morceau de pain rassis.

Nous mangeons en silence, puis alors que j’esquisse le geste de m’allonger sur la paille, Héléna me retient d’une main sur mon avant bras. 

-« Tout à l’heure, ce n’était pas une auberge, n’est ce pas ? »

J’aurais dû m’en douter, savoir qu’elle m’en parlerait à un moment ou à un autre. Je pousse un petit soupir et baisse la tête, bizarrement un peu gênée, avant de répondre tout bas.

-« C’était une maison de passe. »

Elle hausse un sourcil et son regard se fait insistant, jusqu’à ce qui je lui donne quelques précisions.

-« Les jeunes femmes que nous avons vues étaient des prostituées. »

Elle hoche la tête, répétant « des prostituées » dans un murmure, mais ne m’interroge pas davantage, s’allongeant à mes côtés avec un soupir. Je n’attends pas une seconde pour venir me blottir contre son flanc, mon bras reposant sur son ventre comme j’en ai pris l’habitude quand nous voyagions sur le bateau, appréciant le fait que, pour la première fois depuis que nous nous connaissons, nous allons passer la nuit complètement seules. Ici, pas de couchette occupée parfois par une famille entière juste de l’autre côté d’un léger rideau, personne pour passer dans la coursive alors que nous échangeons un baiser, pas de soupirs lascifs ou de petits cris provenant d’on ne sait où.

Petit à petit, je me détends, appréciant le calme et le silence seulement troublé parfois par quelques mouvements des chevaux, et me rapproche encore de mon amie, me collant contre elle autant qu’il est possible avant de déposer un baiser léger sur son cou. Elle paraît apprécier l’attention puisqu’elle roule sur le côté de manière à se trouver face à moi pour pouvoir m’embrasser elle aussi, posant délicatement sa bouche sur la mienne avant de se reculer légèrement, son regard extrêmement sérieux alors qu’il plonge dans le mien.

Elle lève une main pour repousser doucement une mèche de cheveux qui tombe sur mon front, puis paraît sur le point de vouloir dire quelques chose, mais se ravise et laisse retomber sa main sur son côté en poussant un petit soupir. Son attitude m’intrigue un peu, elle n’est pas du genre à hésiter habituellement, au contraire, c’est quelqu’un qui est toujours très directe. Enfin, elle paraît prendre une décision et m’enlace, passant une main sous mon chemisier pour la poser sur ma taille, la faisant bouger lentement en une caresse qui me fait frissonner, avant de murmurer.

-« Je n’ai aucune idée de ce que je dois faire. »

Je retiens difficilement un éclat de rire et met mon visage dans son cou le temps de retrouver mon sérieux, avant de chuchoter au creux de son oreille.

-« Il n’y a rien que tu doives faire, il te suffit de laisser parler tes envies. »

Ma réponse à l’air de lui plaire, elle me serre un peu plus contre elle et nous nous enfonçons dans la paille…

 

::::::::::::::::::

 

-Qu’est-ce que vous faites là, tous les deux ? »

La question, posée d’une voix forte et autoritaire, me réveille brusquement. Je sursaute et ouvre les paupières, jetant un rapide regard à Gabrielle, toujours endormie, avant de lever les yeux vers un homme grand et solide à l’épaisse chevelure noire qui se tient debout devant nous, remerciant le ciel pour le froid qui nous a incitées à remettre nos vêtements, évitant ainsi que l’homme s’aperçoive de la supercherie concernant mon identité. Je me lève lentement, prenant bien garde à ne pas avoir une attitude menaçante, et lève mes mains à hauteur de mes épaules, paumes tournées vers l’homme, dans un geste d’apaisement, mais il n’en tient pas compte et s’impatiente.

-« Plus vite que ça ! Je ne veux pas de vagabond ici ! »

Sa voix de stentor finit par réveiller Gabrielle qui s’assied en grognant, observant l’homme qui me fait face d’un air éberlué tandis que, dans les stalles, un cheval s’agite, sans doute effrayé par les éclats de voix. J’aide ma compagne à se relever et enfile mon manteau que j’avais déposé sur nos deux corps en guise de couverture, puis essaie de calmer l’homme.

-« Ecoutez, je sais que nous nous sommes introduits ici sans permission, mais nous n’avons rien fait de mal, et… »

-« Ca suffit Hermes !”

L’homme se détourne de nous pour lancer un regard exaspéré au cheval qui piaffe et renâcle encore plus, ce qui amène son propriétaire à se désintéresser complètement de nous pour se tourner entièrement vers l’animal, son expression passant d’agacée à désemparée, comme s’il ne savait pas quoi faire pour l’apaiser. Spontanément, je me dirige vers la stalle, caressant le chanfrein du cheval en lui murmurant quelques paroles à l’oreille, de la même manière que je l’ai fait la veille. Et cette fois encore, je n’ai aucun mal à le calmer. Une lueur d’intérêt apparaît dans les yeux de l’homme qui me regarde brusquement avec bien plus d’attention et beaucoup moins de colère.

-« Comment t’appelles-tu, petit ? »

Je n’ai aucune hésitation, le temps passé sur le bateau m’ayant donné l’habitude de donner le prénom de mon père comme réponse systématique à cette question.

-« Charles. »

Il fronce les sourcils et m’observe très attentivement, de bas en haut, sans rien dire. Enfin, au bout d’un petit moment, il cesse son examen et fait un mouvement du menton en direction des stalles.

-« Tu te débrouilles bien avec les chevaux, on dirait. »

Je hausse les épaules et marmonne.

-« Je les aime bien. »

Il hoche la tête et s’approche de moi, un léger sourire aux lèvres.

-« Eh bien ,Charles, je te propose de gagner cinquante cents par semaine. »

Je relève la tête, immédiatement très attentive, et hausse un sourcil, attendant la suite.

-« Je n’ai pas suffisamment de temps pour m’occuper d’eux comme il le faudrait, sans parler de ceux que les clients laissent là pour une heure ou deux. Je suis prêt à t’embaucher pour le faire. »

Je jette un regard vers Gabrielle qui hoche la tête avec enthousiasme, certainement très soulagée de savoir que l’une de nous deux au moins pourra gagner quelque argent. Ramenant mon regard vers l’homme, j’acquiesce d’un mouvement du menton et lui tend une main qu’il serre fermement tout en se présentant.

-« Je suis Monsieur Joseph. L’écurie m’appartient, mais à l’exception d’Hermès, nous gardons les chevaux qui sont là, en pension. Ils appartiennent aux clients de mon épouse, Madame Gina, qui tient un établissement commercial juste là, derrière. »

Il pointe son pouce par dessus son épaule, puis reprend.

-« Vous pourrez prendre vos repas là-bas, avec les filles, et dormir ici si vous le souhaitez. »

Accrochée à mon bras, Gabrielle retient à grand peine un petit cri de joie à l’idée de voir nos problèmes les plus urgents réglés. Quant à moi, je m’efforce de rester impassible en donnant mon accord à mon nouveau patron. Rapidement, il me décrit l’essentiel du travail qui se résume à prendre soin des chevaux, et entretenir l’écurie. La tâche la plus difficile et fastidieuse étant la collecte de foin et de paille qui m’obligera à atteler Hermès quotidiennement pour aller chercher la nourriture des chevaux chez le fournisseur. J’acquiesce consciencieusement à toutes les directives qui me sont données, négligeant volontairement de signaler à monsieur Joseph que je n’ai jamais conduit une charrette de ma vie, trop contente d’avoir un emploi pour cela, et comptant sur la chance et ma débrouillardise pour venir à bout de cette besogne. Le reste ne me paraît pas insurmontable, et bizarrement, alors que je répugnais à l’idée d’effectuer la moindre corvée lorsque je travaillais chez Jeanette, la pensée de dégager le fumier ou de remuer du foin me semble beaucoup moins rebutante. Cette pensée me fait sourire, alors que je me souviens des difficultés que j’ai eues juste pour commencer à travailler de mes mains, et de combien de fois Gabrielle a dû me secouer alors que je considérais la moindre tâche à effectuer comme indigne d’une jeune fille de ma qualité.

Enfin, mon nouveau patron en termine avec ses instructions et nous fait signe de le suivre alors qu’il se dirige vers la rue, puis prend la direction du commerce de son épouse. Je sens la réticence de Gabrielle à retourner là-bas, d’autant que j’éprouve à peu près la même chose, mais nous savons toutes les deux que cet emploi est bien trop important pour que nous puissions nous permettre de faire la fine bouche. Toutefois, il nous paraît nécessaire, à l’une comme à l’autre, d’être honnête et d’informer Monsieur Joseph de notre visite de la veille. Il écoute le récit de ma jolie roturière avec un sourire amusé puis hausse négligemment les épaules, comme s’il n’y attachait que peu d’importance.

Nous entrons dans la maison de passe par une porte située sur le côté gauche du bâtiment et pénétrons directement dans une pièce immense, manifestement une cuisine, au milieu de laquelle trône une table d’une taille impressionnante flanquée de bancs, et visiblement destinée à ce que de nombreuses personnes prennent leur repas dessus. Devant les fourneaux, face à la porte d’entrée, une femme d’une cinquantaine d’années à la silhouette replète et aux cheveux poivre et sel, salue laconiquement Monsieur Joseph et nous jette un regard curieux avant de retourner à sa marmite.

Tout en nous faisant signe de nous asseoir, mon patron s’installe sur un banc en face de nous avant de se tourner vers la cuisinière en faisant un vague geste du bras dans notre direction.

-« Rosa, je vous présente Charles, qui va s’occuper de l’écurie pour moi. Dorénavant, il viendra prendre ses repas ici, en compagnie de son amie dont j’ignore le nom. »

Ces mots font rougir Gabrielle, qui s’empresse de saluer la cuisinière puis de se présenter à Monsieur Joseph, lequel semble particulièrement amusé par l’embarras de ma compagne.

Rosa, quant à elle, ne répond pas, se contentant de nous amener à chacune un bol de soupe accompagné d’un morceau de pain avant de retourner à ses fourneaux sans prononcer une seule parole.

C’est au moment où nous terminons notre repas que Madame Gina vient nous rejoindre, portant une tenue un peu moins raffinée que la veille, mais restant néanmoins élégante. Elle lève un sourcil surpris en nous reconnaissant, puis me sourit avant de passer derrière moi en laissant traîner une main sur mes épaules alors qu’elle va s’installer au côté de son époux. Rosa, toujours aussi silencieuse lui amène une soupe qu’elle mange lentement, pendant que son mari lui explique la situation. Elle ne fait aucun commentaire, se contentant d’acquiescer d’un mouvement du menton avant de diriger son regard vers moi pour me faire un clin d’œil.

-« Nous allons pouvoir faire plus ample connaissance, jeune homme. »

Cette fois, c’est mon tour de rougir. Sa manière de flirter aussi ouvertement avec moi sans se préoccuper de la présence de son mari ni de celle de Gabrielle me met terriblement mal à l’aise, d’autant plus que les souvenirs de la première nuit d’amour que j’ai passé avec ma compagne me reviennent constamment en mémoire. Un peu inconsciemment, je me raidis et me rapproche légèrement de mon amie, un peu déroutée de constater que ma réaction semble amuser beaucoup le couple assis en face de nous. Je suis si gênée par leur réaction que, pendant une seconde, j’envisage de me lever et de quitter immédiatement cet endroit dont l’atmosphère ne me paraît pas très saine, mais la simple pensée d’imaginer Gabrielle souffrant de faim ou de froid parce que nous n’aurions pas trouvé d’autre opportunité, suffit à me faire changer d’avis, et je me contente de prendre la ferme décision de passer le maximum de mon temps à l’écurie, évitant Madame Gina autant que possible.

 

::::::::::::::::::

 

Monsieur Joseph repart immédiatement après ça, entraînant Héléna avec lui afin de lui donner quelques dernières directives, et surtout lui indiquer où aller chercher la nourriture des chevaux. Instinctivement, je me lève pour les suivre, ne sachant d’ailleurs pas quoi faire d’autre, mais Madame Gina me retient, faisant un geste impérieux de la main pour m’inviter à me rasseoir.

-« Les filles ne vont pas tarder à arriver, vous pourrez faire connaissance. »

J’obéis et me réinstalle, souriant à ma compagne en guise d’au revoir, juste avant qu’elle passe la porte, puis fait face à la patronne de la maison, attendant qu’elle engage la conversation. Mais elle n’en fait rien, et au bout de quelques minutes, je me sens terriblement nerveuse, me raclant la gorge en cherchant désespérément quoi dire, moi qui n’ait pourtant habituellement pas la langue dans ma poche, alors que Madame Gina, elle, semble tout à fait détendue.

C’est au moment où mon malaise devient presque insupportable qu’une jeune femme pénètre enfin dans la pièce, traînant les pieds et baillant à s’en décrocher la mâchoire. Elle me reconnaît sans doute, puisqu’elle me jette un coup d’œil surpris avant de s’asseoir non loin de sa patronne, marmonnant un vague « bonjour » à la cantonade. Rosa, très réactive, s’empresse de lui amener un bol de soupe que la jeune femme prend avec empressement.

Décidée à profiter de l’occasion pour ne pas laisser le silence s’éterniser, je prends une profonde inspiration et me lève, tendant ma main droite vers la jeune femme en souriant de la manière la plus amicale possible.

-« Bonjour. Je m’appelle Gabrielle, et je suis enchantée de vous rencontrer. »

Elle lève les yeux pour me serrer nonchalamment la main, et me rend mon sourire en se présentant d’une voix très haut perchée.

-« Mélinda. »

Elle me regarde un instant par dessus son bol de soupe, avale une gorgée, puis m’interroge.

-« Tu es française ? »

Je réponds à sa question d’un simple hochement de tête alors que son regard devient rêveur.

-« J’ai de la sympathie pour le peuple français, qui nous a soutenu dans notre lutte pour l’indépendance. Certains d’entre eux, en tous cas. »

Elle replonge dans son bol de soupe pour prendre deux ou trois gorgées, le temps que d’autres jeunes femmes viennent nous rejoindre. Parmi elles, je reconnais Cynthia qui ouvre de grands yeux éberlués en me voyant, allant s’installer près de Mélinda en chuchotant avec ses compagnes. Je reçois ma part de regards curieux et soupçonneux alors que de son côté, Madame Gina ne dit toujours rien, un demi-sourire étirant ses lèvres, comme s’il n’y avait rien de plus divertissant au monde que mon inconfort devant son mutisme. Je commence à être agacée par cette attitude, tout autant que je l’ai été par sa manière de tourner autour d’Héléna, même si elle pense que c’est un homme. Mon exaspération doit se voir dans le regard que je lui lance, parce qu’elle semble maintenant retenir un petit rire, pendant que, pour ma part, je me mords la langue pour ne pas lui dire ma façon de penser. Heureusement, le bavardage des jeunes femmes, de plus en plus nombreuses autour de la table et qui commencent à se tourner vers moi avec curiosité, me tire de mes pensées moroses. Je m’efforce donc d’oublier la tenancière et focalise mon attention sur les nombreuses questions qui me sont posées, et qui concernent d’abord la raison de notre venue dans ce pays. Je leur raconte la même histoire que celle qui circulait sur le bateau, puis détourne rapidement la conversation sur la France et la révolution.

Je réponds du mieux que je peux à leurs interrogations, négligeant volontairement de parler des excès de violence, et préférant évoquer les grandes espérances, les rêves de liberté et d’égalité. Je leur parle aussi de la fête de la fédération, en juillet 1790, du serment de La Fayette… Je garde la parole pendant un long moment, jusqu’à ce que Madame Gina, à laquelle j’avais réussi à ne plus penser, se lève et tape bruyamment dans ses mains afin de réclamer le silence avant de prendre la parole.

-« Nous ouvrons dans une heure, Mesdemoiselles, je vous conseille donc d’aller vous préparer. »

Le groupe, composé d’environ une quinzaine de jeunes femmes, obéit docilement et chacune se lève immédiatement, repoussant son bol sur la table pour quitter la pièce, passant toutes par la porte qui donne sur la grande salle que nous avons vue hier soir. Rosa vient débarrasser la table et je me mets debout moi aussi, décidée à ne pas rester seule avec cette femme déconcertante et exaspérante, mais elle me retient de nouveau, cette fois en posant une main sur mon avant bras. Je me dégage d’un geste brusque et l’interroge du regard.

-« Tu es plutôt jolie. Tu pourrais travailler pour moi. »

Je secoue négativement la tête.

-« Je vous remercie, mais non. »

Mon ton est définitif, mais elle insiste tout de même.

-« Tu gagnerais bien ta vie. Beaucoup mieux que ton petit ami en nettoyant l’écurie. »

Elle plonge ses yeux bruns dans les miens, mais je ne me laisse pas impressionner.

-« Ca ne m’intéresse pas, vraiment. »

Elle hausse les épaules et se détourne, retournant vers la table, alors que je pose ma main sur la poignée de la porte.

-« J’ai besoin d’aide pour les jours de lessive. »

Je tourne brusquement la tête vers Rosa qui vient de prononcer une phrase complète pour la première fois depuis mon arrivée ce matin, en compagnie d’Hélèna.  Madame Gina hausse un sourcil et croise les bras sur sa poitrine, toisant son employée sans aucune amabilité, mais la cuisinière ne se laisse pas démonter et reprend d’une voix particulièrement bourrue.

-« Je vous en ai déjà parlé. »

Les deux femmes restent à se dévisager une seconde, puis la tenancière hoche lentement la tête avant de pivoter sur ses talons pour me faire face, alors que je suis toujours prête à partir, la main sur la poignée de la porte.

-« Je te donnerai 25 cents par jour de lessive, soit tous les jeudis. »

Je ne prends pas de temps pour réfléchir. Pouvoir gagner en une journée la moitié du salaire d’Héléna  pour une semaine, est une offre alléchante après tout, d’autant plus que je suis persuadée qu’en nouant des relations avec les pensionnaires, je parviendrai sans doute facilement à les convaincre de me confier quelques travaux de couture. J’accepte donc, lâchant la porte pour tendre la main à Madame Gina.

-« D’accord ! »

Elle serre ma main puis se dirige à son tour vers la grande salle destinée à recevoir les clients.

J’ouvre enfin la porte devant laquelle je me tiens depuis un long moment maintenant, et au moment où je franchis le seuil, j’entends Rosa me rappeler, du même ton revêche qu’elle a employé jusqu’à présent.

-« Nous sommes mardi, je t’attends après demain à la première heure, n’oublie pas ! »

Je tourne la tête pour acquiescer d’un mouvement du menton, et sort dans la rue, me dirigeant vers l’écurie.

 

Je me trouve rapidement désœuvrée assise dans la paille devant les stalles vides. Hermès n’est pas là, ce qui m’amène à penser que Monsieur Joseph a emmené Héléna chercher du foin. Soupirant d’ennui, je prends notre petit sac sur mes genoux pour en extraire la seule chemise de rechange de ma compagne, souriant en me remémorant la manière dont nous l’avons obtenue.

 

Nous naviguions depuis deux semaines, et une fois passé le plaisir de découvrir la mer pour la première fois, nous traînions notre ennui sur le pont. Appuyées contre le bastingage, nous observions sans grand intérêt les manœuvres des marins tout en nous racontant diverses anecdotes de nos enfances respectives, riant parfois franchement aux différences que nous constations.

Notre attention fut attirée par un couple qui se disputait non loin de nous, leurs grands gestes trahissant leur agitation, alors même qu’ils tentaient de garder leurs voix à un niveau modéré. Leurs vêtements comme leur allure montraient qu’ils n’étaient pas de ceux qui voyageaient à fond de cale avec nous, mais qu’ils faisaient certainement partie des rares passagers disposant d’une cabine. Brandie d’une façon accusatrice par l’homme, une chemise de soie bleue semblait être l’objet de la dispute.

Intriguée, je laissais libre cours à ma curiosité et pensant que ceci ferait un excellent dérivatif à mon ennui, je tendis l’oreille, essayant de comprendre comment une simple pièce de vêtement pouvait devenir une telle pomme de discorde.

Je n’eus pas le temps d’entendre grand chose, à peine de quoi comprendre que l’homme soupçonnait que cette chemise appartenait à l’amant de la femme. Songeant à m’approcher d’un pas ou deux, je fus retenue par ma compagne que mon indiscrétion mettait visiblement mal à l’aise, et qui se pencha pour murmurer à mon oreille.

-« Ne restons pas là. »

Elle prit mon bras et me tira derrière elle, dans l’intention manifeste de rejoindre l’autre côté du pont. Je la suivis sans discuter, jetant un dernier coup d’œil vers le couple. L’homme ne brandissait plus la chemise mais la laissait pendre négligemment au bout de son bras, paraissant ne plus y prêter attention tant il écoutait attentivement les propos de la femme en face de lui. C’est sans doute pourquoi la bourrasque de vent le surprit, lui arrachant la chemise de la main, et avant même qu’il ait eu le temps de réagir, le vêtement arrivait vers nous. Machinalement, je l’attrapais pour le ramener à l’homme qui, en me voyant arriver, fit un geste de dénégation.

-« Gardez-la. Je ne veux plus voir ce chiffon ! »

Un instant j’hésitais. Mais le couple était déjà retourné à sa dispute et avait apparemment déjà oublié jusqu’à mon existence. Je leur lançais un « merci ! » qu’ils n’entendirent sans doute pas et me hâtais pour rejoindre Héléna qui m’attendait quelques mètres plus loin, et ne parut pas particulièrement heureuse quand je lui expliquais que je venais de récupérer une chemise presque neuve et de bonne qualité qui semblait être à sa taille.

-« Je n’ai pas l’habitude de porter les vêtements dont les autres ne veulent plus ! »

Cette réflexion m’agaça, me rappelant les premiers jours, ceux où elle avait du mal à comprendre qu’elle devait changer entièrement sa manière de voir la vie.

-« Et que portes-tu actuellement si ce n’est les affaires d’Antoine ? Nous n’avons pratiquement pas d’argent, Héléna, et nous ne pourrons sans doute pas nous faire faire des vêtements neufs avant longtemps. Alors, je vais laver soigneusement cette chemise, et je suis persuadée que le jour où tu auras la possibilité de te changer, tu seras ravie de pouvoir le faire ! »

Elle bougonna  dans sa barbe pour manifester son mécontentement, mais n’insista pas, acceptant ainsi implicitement mes arguments. Mais, depuis ce jour là, elle n’a toujours pas porté la chemise.

 

Le bruit des roues d’une charrette et des sabots d’un cheval me tire de ma rêverie, et je lève la tête pour voir la silhouette de ma compagne s’encadrer dans la porte de l’écurie, au delà de laquelle j’aperçois la belle robe sombre d’Hermès. Je lui souris, elle me répond d’un petit signe de la main, avant de retourner près de Monsieur Joseph qui vient de descendre du siège de bois, sur l’avant de la charrette. Ensemble, ils dirigent le cheval de manière à l’approcher de fenil, dans le coin opposé à celui où je me trouve.

Ravie de revoir ma compagne après ces quelques heures, je m’avance, venant m’appuyer contre elle pendant qu’elle passe son bras gauche autour de ma taille, ce qui semble déranger son patron qui nous reprend immédiatement, et d’un ton sans réplique.

-« Ce genre de démonstration doit être réservé aux moments pendant lesquels je ne paie pas Charles pour travailler ! »

Rougissante, je m’écarte de mon amie, laquelle retient visiblement une réplique cinglante. Monsieur Joseph semble s’apercevoir de cet effort, et lui tapote gentiment l’épaule, comme pour l’encourager.

-« Tu es jeune, petit, tu as encore beaucoup à apprendre… Surtout si tu veux te comporter comme un homme. »

Le double sens de sa dernière phrase ne nous échappe ni à l’une ni à l’autre. Je vois Héléna froncer les sourcils, cherchant à deviner si, oui ou non, son patron se doute de quelque chose, mais il n’insiste pas, se contentant de désigner d’abord son cheval, puis la charrette de foin.

-« Occupe-toi d’Hermès en premier lieu, ensuite range le foin. Tu nettoieras l’écurie cet après-midi, je te montrerai quoi faire du fumier. »

Il nous quitte là-dessus, rajustant sa veste de laine sur ses épaules, alors qu’il prend la direction de la maison de passe. Une fois que nous sommes seules, ma compagne prend le temps de déposer un petit baiser sur mes lèvres, ne tenant aucun compte de ce que vient de nous dire son patron, puis se tourne vers le grand cheval noir pour lui retirer son harnachement pendant que je me rassieds sur le tas de paille qui nous sert de lit.

 

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Deuxième partie :

 

Je me suis habituée étonnamment vite à cette vie, à ce travail, et même à la maison de Madame Gina et les surprenants services qu’elle rend. Appuyée sur ma fourche, je prends une seconde pour souffler, regardant avec satisfaction le tas de paille que je devais répandre dans les stalles et qui a  bien diminué maintenant, puis les trois chevaux qui sont là, outre Hermès, brossés, bouchonnés, et mâchant placidement leur foin. Poussant un petit soupir, je reprends ma fourche tout en jetant un coup d’œil dans la rue dans l’espoir d’apercevoir Gabrielle. C’est aujourd’hui jeudi, et en général, elle revient du lavoir à peu près à cette heure là, mais je ne vois personne pour l’instant, à l’exception d’un homme, sans doute un notable si j’en juge par la qualité de sa redingote, qui se dirige vers la maison de passe en rasant les murs.

La pensée de voir arriver ma compagne amène spontanément un sourire sur mes lèvres alors que je retourne à ma tâche, songeant à la grâce et la bonne humeur dont elle fait preuve en toutes circonstances. Même si la lessive est un travail pénible, et il suffit de la voir étirer ses membres endoloris chaque jeudi soir pour s’en convaincre,  elle paraît s’accommoder parfaitement de la situation, de la compagnie silencieuse et bougonne de Rosa, de ses mains abîmées par l’eau froide même maintenant que le printemps arrive, comme du fait de passer toutes ses nuits dans une écurie.

Je termine rapidement ma tâche et me dirige vers les chevaux, jetant un coup d’œil au passage à l’endroit où nous dormons. Au bout de quelques semaines, Madame Gina nous a donné un vieux matelas, ainsi que deux couvertures. Ensuite ma compagne s’est chargée d’aménager un peu ce qui nous sert de chambre. Avec presque rien, Gabrielle a réussi à en faire ce qui ressemble presque à un nid douillet. Il lui a suffit de deux ou trois planches, d’un morceau d’étoffe tendu en guise de rideau qui nous isole des stalles, pour que nous oublions parfois l’endroit où nous nous trouvons.

Souriant toujours, je caresse chacun des chevaux, l’un après l’autre, leur murmurant quelques paroles à l’oreille avant de sortir et de me diriger vers la maison de passe. J’y entre par la cuisine, évitant soigneusement le salon, et vais me servir un verre d’eau, regardant le petit tonneau et la louche que j’utilise et qui ressemblent beaucoup à ce dont nous nous servions à la prison. Fermant les yeux, je revois quelques images de ces moments-là passer derrière mes paupières. Je revois la grande cellule sombre et humide, les visages de mes malheureuses compagnes, puis les couloirs obscurs qui menaient à ma liberté.

Ces pensées en amènent d’autres et une vague de tristesse me submerge. Je laisse les souvenirs de mon père revenir à la surface, me remémorant les rares moments où il se laissait aller à me montrer sa tendresse. Une certaine nostalgie m’envahit à l’évocation de ces jours passés, et pendant un temps, je ne lutte pas contre. Il ne s’agit pas de regrets, au contraire. Ma rencontre avec Gabrielle est certainement l’événement le plus heureux de ma vie, et je suis absolument certaine d’avoir fait le bon choix en restant avec elle d’abord, en émigrant jusqu’ici ensuite, mais malgré cela, je ne peux m’empêcher de ressentir un certain attendrissement à l’évocation de mes jeunes années.

Cela ne dure pas cependant, et très vite, je chasse cette mélancolie, souriant de nouveau lorsque je vois enfin arriver Gabrielle, accompagnée de Rosa. Chacune d’entre elles porte un grand panier plein de draps répandant une bonne odeur de propre qui envahit rapidement la pièce. Ma compagne me sourit sitôt qu’elle m’aperçoit et me fait petit un clin d’œil, alors qu’elles passent toutes les deux devant moi, traversant le salon avant de gagner la buanderie. Rosa, quant à elle, ne répond pas à mon salut et ne tourne même pas la tête dans ma direction, mais je ne m’en offusque pas. Depuis un peu plus de trois mois que nous sommes là, j’ai souvent constaté que sous ses airs revêches, la cuisinière cache bien plus de bonté qu’elle ne veut l’admettre. J’ai même appris récemment, par une indiscrétion de Cynthia, que c’est elle qui a incité Madame Gina à nous laisser l’usage du matelas et des couvertures qui sont désormais dans l’écurie.

Les deux femmes ne restent que très peu de temps à la buanderie. Au moment où elles reviennent, mon amie vient immédiatement près de moi, posant une main sur mon épaule pendant que je finis mon verre d’eau, alors que Rosa, quant à elle, ne reste pas inactive une seconde, s’empressant de s’atteler à l’épluchage des légumes, nous renvoyant avec brusquerie lorsque nous nous rapprochons pour l’aider.

-« Ce n’est pas votre travail ! Allez donc vous reposer au lieu de traîner dans mes jambes. Et ne soyez pas en retard pour le dîner ! »

Nous n’insistons pas et nous exécutons, mais plutôt que de retourner à l’écurie nous décidons de profiter de la douceur de l’air et de nous promener un peu dans le quartier. Nous avançons lentement, et nous asseyons ensuite sur un banc, sur une petite place bordée d’arbres où d’autres personnes, plus âgées que nous pour la plupart, prennent l’air elles aussi. Nous ne parlons pas beaucoup, échangeant seulement quelques regards pendant que nos mains se frôlent. Gabrielle pose sa tête sur mon épaule et nous regardons le soleil se coucher sur la ville, savourant ce moment de détente, avant de retourner vers la maison de passe bras dessus-bras dessous.

La première chose que nous remarquons en passant la porte de la cuisine est l’absence surprenante de Rosa et des filles. Si chacune d’entre elles prend son repas en fonction de ses disponibilités, la cuisine n’est jamais vide à cette heure-ci. Nous avons à peine le temps de nous étonner, promenant un regard surpris sur l’ensemble de la pièce, que des éclats de voix nous parviennent.

Je distingue une petite lueur d’inquiétude dans les yeux de Gabrielle et pose mon index sur mes lèvres pour lui indiquer de garder le silence, avant de pousser doucement la porte qui donne sur le salon, jetant un coup d’œil prudent dans la grande salle pour y voir Monsieur Joseph et Rosa faire face à trois hommes, visiblement complètement ivres, qui les menacent de leurs épées. Je n’ai pas besoin de regarder bien longtemps pour comprendre que ces trois individus avinés ont décidé de profiter gratuitement des services rendus par la maison, et sont prêts à utiliser la force pour parvenir à leurs fins. Choquée par leur comportement, mon premier réflexe est d’aller prêter main forte à mon patron. Après tout, je suis sensée être un homme, et je n’ai aucune envie d’être considéré comme un lâche. Cependant, j’hésite un instant. Ils sont armés, alors que, non seulement je ne le suis pas, mais je ne suis pas non plus convaincue de pouvoir leur tenir tête.

Mon hésitation ne dure pas longtemps, toutefois, et je recule  discrètement dans la cuisine pour me pencher vers ma compagne et lui chuchoter à l’oreille.

-« Va chercher la fourche à l’écurie, vite ! »

Elle hoche la tête et s’exécute immédiatement, ressortant dans la rue sans montrer la moindre hésitation, alors que je retourne observer la scène qui se déroule dans le salon.

Pour l’instant, les trois hommes se contentent de ricaner entre eux, se moquant manifestement de Rosa qui se tient devant eux, agitant une louche dans sa main droite, tandis que près d’elle, Monsieur Joseph brandit une espèce de sabre oriental à la lame recourbée comme je n’en ai encore jamais vu. De mon poste d’observation, derrière la porte à peine entrebâillée, je ne vois ni les filles ni Madame Gina, mais d’après la direction du regard de celui qui semble être le meneur du petit groupe, je n’ai guère de doute quant à leur position dans la pièce.

Impatiemment, je jette un regard par-dessus mon épaule, guettant le retour de ma compagne lorsqu’un bruit de fer qui cogne contre le fer me fait sursauter. Je ramène rapidement mon attention vers le salon, grimaçant en constatant qu’une bataille vient de commencer entre mon patron et Rosa d’une part, et les trois ivrognes d’autre part.

Pour l’instant, le combat est relativement équilibré, l’alcool absorbé par les trois assaillants réduisant leur efficacité alors qu’au contraire, Rosa se démène, maniant son arme improvisée avec dextérité non seulement pour parer les coups qui lui sont portés, mais aussi pour en asséner quelques uns elle-même, même s’ils ne font pas vraiment de dégât chez ses adversaires. De son côté, Monsieur Joseph, lui, affronte le meneur et montre des talents de bretteur que je ne lui aurais pas soupçonnés.

Enfin, Gabrielle est de retour, me tendant la fourche que je saisis rapidement avant de me précipiter dans la grande salle, négligeant dans ma hâte, de répondre à ma compagne qui me recommande de faire attention à moi.

Mon arrivée inopinée semble déconcerter tous les combattants, mon patron et la cuisinière tout autant que leurs adversaires alors que j’entends, venant du fond de la pièce, derrière les canapés, un murmure émanant sans aucun doute du groupe composé des jeunes femmes et de leur patronne. Sans perdre une seconde, je viens me placer près de Rosa, obligeant ainsi l’un de ses vis à vis à se tourner vers moi. Il me dévisage une seconde, puis se met à ricaner bêtement, en se jetant en avant, apparemment sûr de sa force.

-« Je ne vais faire qu’une bouchée de toi, jeune freluquet ! »

Il est certainement bien plus fort que moi, habitué à manier l’épée, et je ne me suis jamais battue de ma vie. Mais je suis tout à fait déterminée, et surtout beaucoup plus lucide que lui. Je n’ai aucun mal à esquiver son attaque en faisant un rapide pas de côté, et profite ensuite de sa difficulté à garder son équilibre pour riposter avec vivacité, plantant les dents de ma fourche dans son mollet droit. Il pousse un grognement de douleur, puis me lance un regard mauvais, sa lèvre supérieure se retroussant sur ses dents jaunies en un sourire carnassier particulièrement effrayant. Je tire sur mon outil pour le pointer vers sa poitrine au moment où il s’apprête à m’attaquer de nouveau, mais cette fois, il prend son temps, feintant d’abord à droite, puis à gauche, recommençant plusieurs fois, comme s’il testait mes réflexes. J’esquive du mieux que je peux, et je tente même de riposter, mais il semble s’être un peu dégrisé, et je suis trop inexpérimentée pour résister très longtemps. Il finit par m’atteindre au côté droit, de la pointe de son arme. Je recule vivement sous la douleur, mais garde suffisamment de présence d’esprit pour lever ma fourche devant moi, ce qui me permet de parer le coup suivant de mon adversaire. Et puis, alors que je m’efforce de ne pas penser à la sensation de brûlure que je ressens et que j’essaie de me reconcentrer, je vois celui qui me fait face baisser légèrement son arme, pendant que ses yeux s’arrondissent d’étonnement et qu’il lâche d’un ton incrédule.

-« Une fille ! Ca alors ! »

Je baisse les yeux sur mon propre corps. Ma chemise, largement déchirée par sa lame, ne cache plus grand chose, et la bande de coton sensée comprimer mes seins ne vaut guère mieux. Je grimace en voyant le sang couler sur mon flanc droit et passe une main sur ma plaie, cherchant à en évaluer la gravité, mais je n’en ai guère le temps. Devant moi mon adversaire s’est repris et s’avance de nouveau, la même expression de confiance qu’au début de notre affrontement, sur le visage.

-« Tu vas regretter de m’avoir défié ! »

Sa confiance en lui semble de nouveau être à son maximum. Il ricane, un rictus étirant ses lèvres en une moue arrogante alors qu’il cède à son impulsivité et s’élance vers moi, oubliant toute prudence. Mais cette fois, je suis prête, et je réagis aussitôt, me baissant vivement tout en levant ma fourche. Emporté par son élan, incapable de freiner son avancée, il vient s’empaler sur mon outil.

Pendant un instant, je ne vois plus rien que la stupéfaction, vite remplacée par la terreur et la douleur, dans les yeux de mon adversaire, je n’entends plus rien que le son de sa respiration qui se raccourcit. Et puis, très lentement, je lâche le manche de ma fourche et je recule d’un pas, alors que l’homme tombe face contre terre, enfonçant encore plus les dents de mon outil dans son abdomen, jusqu’à ce qu’elles ressortent dans son dos.

Hébétée, je reste plantée devant lui à regarder son corps agité de soubresauts, peinant à croire à ce que je viens de faire, si déconnectée de la réalité que je n’ai absolument pas conscience de ce qui se passe autour de moi, et ce n’est qu’au moment où Gabrielle vient se jeter dans mes bras que je sors de ma prostration, entourant sa taille de mes bras en enfouissant mon visage dans ses cheveux.

Je voudrais rester comme ça, les yeux fermés, à savourer le réconfort que me procure sa présence, mais je ne le peux pas. Doucement, ma compagne recule et se penche sur ma blessure, l’effleurant du bout des doigts avant de m’entraîner vers l’un des canapés et de m’y faire asseoir. Je ne résiste pas et pendant que Gabrielle me retire ce qui reste de ma chemise pour commencer à nettoyer ma plaie, j’observe enfin ce qui se passe maintenant dans le salon.

Les deux autres ivrognes sont hors de combat, mais toujours vivants. L’un, blessé à la jambe est soutenu par l’autre, et, sous le regard sévère de mon patron, ils ramassent le corps de leur camarade et se dirigent piteusement vers la porte de sortie, leur attitude bravache totalement disparue.

A l’endroit où je me battais il y a quelques instants seulement, Rosa, armée d’un seau d’eau et de chiffons commence déjà à laver les tâches de sang sur le sol. Derrière moi, j’entends les filles jacasser entre elles avec animation, mais ce qui me surprend le plus, c’est de constater que Monsieur Joseph me tourne le dos, de manière à ce que je ne sois pas dans son champ de vision. Ce respect de ma pudeur me touche profondément alors que je me relâche après la tension du combat, d’autant plus que je suis toujours effarée par la réalisation de ce que j’ai fait. J’ai tué un homme, moi qui, il y a moins d’un an de cela était presque fiancée à un Duc et aurait trouvé vulgaire une simple dispute en public. Cette pensée me fait éclater d’un rire un peu hystérique qui inquiète Gabrielle, maintenant occupée à me panser. Elle délaisse ses soins une seconde pour me regarder d’un air soucieux.

-« Est-ce tu vas bien, Héléna ? »

J’ai du mal à me calmer, mais la rassure d’un hochement de tête qui n’a pas l’air de la convaincre. Elle n’insiste pas toutefois, et se penche de nouveau sur ma blessure, marmonnant entre ses dents.

-« Dieu merci, ce n’est pas profond. »

Rejetant la tête en arrière, contemplant le plafond, je sens plus que je ne vois Madame Gina se planter près de nous, restant un instant immobile et silencieuse, avant de prendre enfin la parole.

-« C’est donc Héléna, ton prénom ? »

J’acquiesce en soupirant, mon rire définitivement tari sur mes lèvres, alors que j’attends d’entendre les reproches qui vont nous être adressés pour avoir menti, mais rien ne vient. Posant les yeux sur la tenancière, déroutée par son silence, je la trouve qui me fixe d’un air songeur.  Au bout de quelques secondes, elle passe doucement son index de ma joue à mon menton avant de secouer négativement la tête.

-« Un jeune homme que je trouvais si beau…. Quel dommage ! »

Cette réflexion me laisse sans voix. Je fronce les sourcils, cherchant comment l’interpréter alors que Gabrielle termine de me panser et me couvre d’un grand châle coloré qu’une des filles, Mélinda, je crois, lui fait passer. Elle s’assied ensuite près de moi, prenant aussitôt ma main pour serrer mes doigts entre les siens, pendant que Madame Gina recule de quelques pas, rejoignant lentement ses employées, sans jamais me lâcher du regard. Et puis, c’est le tour de Monsieur Joseph de s’approcher de nous. Il pose sa main gauche sur mon épaule, puis lance un regard sévère aux jeunes femmes, derrière nous, faisant cesser immédiatement leurs bavardages et leurs gloussements. Je relève fièrement le menton, me préparant à faire face à un discours moralisateur sur la manière dont nous avons trompé tout le monde. Mais encore une fois, mon patron me surprend. Il se racle bruyamment la gorge, puis s’adresse directement à moi, parlant haut et fort afin d’être certain que toutes celles qui sont présentes dans la pièce l’entendent.

-« Ce soir, tu as prouvé que tu étais un employé fidèle et loyal. Tu as définitivement gagné mon estime, Charles. »

Dans un silence impressionnant, il tapote légèrement mon épaule, puis pose les yeux sur son épouse, passant ensuite tout à tour à Cynthia, Mélinda, Nelly, et toutes les autres. Après quelques secondes, Madame Gina acquiesce d’un léger mouvement du menton, et petit à petit, les filles recommencent à papoter. Rosa, qui vient de terminer son nettoyage et qui va ranger son matériel, passe devant nous, prononçant elle aussi, d’une voix forte.

-« Merci pour votre aide, Monsieur Charles. »

Si la réaction de mon patron m’a surprise, celle de la cuisinière me stupéfie, d’autant qu’elle ne m’a jamais appelée « Monsieur » , et que je suis persuadée qu’elle ne le fera plus avant longtemps. Près de moi, Gabrielle ouvre de grands yeux stupéfaits, son regard allant des uns aux autres avec une expression si interloquée qu’elle serait comique si les circonstances étaient différentes. Jetant un coup d’œil vers les filles, je constate qu’aucune d’entre elles ne semble particulièrement choquée, certaines s’amusant même à me faire des clins d’œil et à m’envoyer de petits baisers, comme elles le font pratiquement toutes depuis les premiers jours de notre arrivée ici.

Toujours un peu abasourdie, je me tourne vers Monsieur Joseph, mais il m’ignore complètement, débloquant la porte que je ne l’avais pas vu verrouiller tout à l’heure, avant de s’adresser à son épouse.

-« Je suggère que nous ré-ouvrions. Rester fermé donnerait plus d’importance à cet incident qu’il n’en a réellement. »

Cela dit, il revient lentement vers moi, son attitude et sa physionomie absolument identiques à ce qu’elles sont habituellement.

-« Va te reposer, petit. Tu l’as bien mérité. »

Je resserre nerveusement le châle autour de moi, croisant bien les pans devant ma poitrine alors que nous nous levons toutes les deux, nous retirant lentement dans la cuisine où Rosa nous sert un peu de ragoût accompagné de navets, qu’elle vient de réchauffer, puis s’assieds en face de nous, son visage affichant la même expression renfrognée que de coutume.

J’ai du mal à avaler quoi que ce soit, l’image du corps de l’homme transpercé par ma fourche passant constamment devant mes yeux, mais je force à manger quand même en sentant le regard inquiet de ma compagne se poser très régulièrement sur moi. A peine le repas fini, Rosa se lève et nous congédie d’un « Ne restez pas dans mes jambes ! » péremptoire.

Nous marchons lentement et en silence vers l’écurie, Gabrielle accrochée à mon bras, mais sitôt la porte bien fermée, elle se tourne vers moi, les yeux brillants, et prends mon visage entre ses deux mains.

-« Tu ne vas pas bien, Héléna. »

Ce n’est pas une question, et il ne s’agit pas de ma blessure, je m’en rends parfaitement compte, mais je me sens aussi absolument incapable de parler de ce qui s’est passé ce soir. Au lieu de ça, je me penche vers elle, entourant sa taille de mes bras pour la serrer contre moi et l’embrasser. Ses mains passent de mes joues à mes cheveux, et elle me tire davantage contre elle, me rendant mon baiser avec fougue. Je sens une lame de fond se soulever au plus profond de moi, balayant l’espèce de désespoir qui s’y trouvait jusque là. Je grogne, poussant ma bouche contre sa gorge, alors que je tire sur son chemisier avec impatience. Elle me lâche une demi-seconde, le temps de m’aider à le retirer, puis pousse le châle qui couvre mes épaules, tandis que je pose mes mains sur ses seins. Elle gémit et arque son corps, le tendant vers moi, fermant un instant les yeux sous mes caresses. Et puis, je l’entraîne vers notre lit.

 

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Arrivée discrètement ,je m’appuie sur le chambranle de la porte d’entrée pour observer Héléna. Elle caresse doucement le chanfrein d’Hermès, lui murmurant des mots que je n’entends pas, mais qui ressemblent fort à une confidence.  Je soupire, si seulement elle pouvait se confier aussi facilement à moi ! Mais depuis ce fameux soir, elle s’est comme refermée. Bien sûr, elle est toujours attentive et même un peu plus protectrice avec moi. Bien sûr, sitôt que nous sommes seules, elle pose toujours sur moi ce regard un peu émerveillé, qui me fait parfois frissonner, mais le souvenir de la mort de cet homme la mine, je le sais. Si la blessure sur son corps cicatrise bien et plutôt rapidement, il n’en est pas de même pour son esprit. Son sommeil, habituellement calme et serein est devenu agité, et je suis presque sûre qu’elle a régulièrement des cauchemars. J’ai essayé de la rassurer, de lui expliquer que c’était accidentel, qu’elle n’avait jamais voulu le tuer. Je l’ai interrogée, tentant de la faire parler en étant la plus douce et persuasive possible, mais elle a refusé de m’écouter, a éludé chacune de mes questions, agissant comme si je m’inquiétais pour rien. Soupirant encore une fois, je passe une main sur ma nuque et avance d’un pas, décidée à essayer de nouveau, au moment même où elle se retourne et remarque enfin ma présence.

Elle hausse un sourcil surpris, mais me sourit et s’approche tout de suite de moi, posant ses avants bras sur mes épaules avant de déposer un petit baiser sur le bout de mon nez.

-« J’ignorais que tu étais là. C’est Monsieur Joseph qui t’a envoyée pour surveiller si je faisais mon travail convenablement ? »

J’émets un petit rire et m’appuie contre elle, appréciant la chaleur de son corps au travers de la chemise de soie qu’elle est bien obligée de porter maintenant, mais au moment où elle se recule, je la retiens doucement, posant mes mains sur sa taille. Elle arrête son mouvement et incline la tête sur le côté, me regardant d’un air interrogatif. Je prends une petite inspiration et tente de nouveau de la questionner, essayant cette fois une approche un peu moins directe.

-« Tu veux bien me faire une faveur ? »

Son regard devient un peu soupçonneux, sans doute parce qu’elle devine ce que je vais lui demander, mais elle accepte tout de même d’un mouvement du menton. Je sens sa réticence, mais ça ne me fait pas hésiter, et je me lance immédiatement, persuadée que m’en parler ne pourra que l’aider.

-« J’aimerais que tu me répètes ce que tu disais à Hermès il y a un instant. »

Elle se dégage avec douceur de ma prise sur sa taille et hausse les épaules, retournant près du grand cheval noir.

-« Tu veux que je te dise que tu es un bon cheval ? »

Je ne trouve pas ça drôle, mais je garde le même ton patient et doux alors que j’avance pour rester tout près d’elle.

-« Ce n’est pas tout ce que tu lui as dit. »

Sans me répondre, elle relâche un souffle profond, tendant la paume de sa main vers le cheval qui y enfouit ses naseaux, comme s’il voulait la réconforter. J’insiste doucement.

-« Laisse-moi t’aider, Héléna. »

Elle se détourne, de moi comme de l’animal, et regarde les poutres de bois qui s’entrecroisent au plafond, avant de ramener ses yeux dans les miens.

-« Je ne crois pas que tu le puisses. »

Je pose ma main sur son bras et me rapproche encore.

-« Bien sûr que je le peux ! »

Elle secoue la tête alors que j’essaie encore de lui expliquer.

-« C’était un accident, il s’est pratiquement jeté sur ta fourche. »

Elle s’agite, tourne sur elle-même en levant les bras au ciel.

-« Je sais Gabrielle ! Je me le répète tous les soirs, tant et si bien que j’ai presque réussi à m’en convaincre. Mais ce n’est pas ce qui me gêne le plus. »

Elle s’interrompt et s’éloigne de nouveau, ne me regardant plus alors qu’elle termine.

-« J’ai aimé ça, Gabrielle. »

Instinctivement, j’ai un mouvement de recul, très léger, mais qu’elle perçoit quand même et qui amène une moue désabusée sur son visage. Mes yeux s’écarquillent d’incrédulité, et je l’interroge, la voix un peu plus haute que d’ordinaire.

-« Tu veux dire que tu as aimé le tuer ? »

Elle retourne auprès d’Hermès, secouant négativement la tête avant de s’appuyer contre lui, enfouissant son visage dans son encolure, sans doute pour éviter de me regarder en face.

-« Non ! Bien sûr que non ! »

Elle se retourne enfin vers moi, son expression indiquant combien elle est mal à l’aise, alors qu’elle m’explique.

-« J’ai aimé la bagarre, le combat. J’ai aimé dominer mon adversaire et parer ses coups. J’ai aimé sentir l’adrénaline couler dans mes veines. »

Elle baisse les yeux et s’éloigne vers le fond de l’écurie, non loin de notre lit, l’air si dégoûté d’elle-même que ça me brise le cœur. Je la rejoins et passe mes bras autour de sa taille, me collant contre son dos.

-«  Ca ne fait pas de toi un monstre. Aimer le combat, c’est comme… aimer faire du sport, de l’exercice physique. »

Elle ne répond pas et garde la même posture un peu raide, refusant apparemment de se laisser aller dans mes bras. J’essaie d’être le plus persuasive possible, employant mon ton le plus positif pour poursuivre.

-« Depuis que nous sommes ici, et même depuis que tu as travaillé chez Jeanette, j’ai remarqué que tu aimais te dépenser, c’est un peu la même chose. »

Je passe mes mains sur son dos et ses épaules.

-« Tu es plus vigoureuse, plus forte que tu ne l’étais il y a quelques mois, et je sais que tu aimes bien ça. Moi aussi d’ailleurs. »

Elle tourne entre mes bras, de manière à me regarder bien en face, le regard un peu incrédule.

-« Tu ne crois pas ce que tu dis, n’est ce pas ? »

Je profite de son changement de position pour poser ma joue sur son épaule, ma main droite caressant toujours le haut de son bras gauche.

-« Je crois que tu aimes bouger, te dépenser. Que ce soit en t’occupant des chevaux ou de l’écurie, ou en te battant. L’essentiel et que ce soit pour la bonne cause. »

Elle incline la tête sur le côté, fronçant les sourcils, puis prends ma main et m’entraîne vers le lit sur lequel nous nous asseyons. Elle ne dit plus rien, semblant rassembler ses pensées pendant un moment, avant de poser ses coudes sur ses genoux, gardant les yeux fixé sur nos deux mains liées.

-« Je suis née Marquise, Gabrielle. Quand j’étais enfant, le seul avenir que je m’imaginais, c’était une vie avec un mari de haute naissance, des toilettes les plus somptueuses possible, une maison à tenir, des domestiques à diriger et surveiller et, si tout se passait bien, quelques visites à la cour, être présentée au roi… Et voilà qu’après avoir volé dans des échoppes, fait le ménage dans une auberge et nettoyé une écurie, je prends goût au combat à l’épée.»

Je ne réponds pas, un peu choquée par ce que je viens d’entendre, craignant qu’elle n’essaie  de me dire qu’elle regrette d’être restée avec moi, ou d’être venue jusqu’ici. Mais elle me rassure sitôt qu’elle reprend la parole.

-« Je ne suis pas en train de dire que je regrette mon ancienne vie, Gabrielle, bien au contraire. Je t’aime, et j’aime chaque instant passé près de toi. Mais je me demande ce qui va arriver ensuite, si je vais devenir une espèce d’assassin, de bandit, ou de brigand de grand chemin, ou je ne sais quoi d’autre… »

Je me serre contre elle, oubliant pendant un instant tout ce qui n’est pas elle, me perdant dans son odeur, sa chaleur et la douceur des mots d’amour qu’elle vient de prononcer. Elle me berce doucement contre elle, puis pose un petit baiser sur mon front avant de se reculer.

-« Il faut que j’aille chercher le foin. »

Je hoche la tête et je reste à la regarder installer la charrette, puis harnacher Hermès et l’atteler. Elle s’installe, l’air toujours un peu contrarié mais semblant faire contre mauvaise fortune bon cœur pour l’instant, et prends les rênes en main, se tournant vers moi pour me faire un petit signe de la main. Je lui souris, et lui fait moi aussi un signe, la saluant d’un « à tout à l’heure, mon aventurière » qui semble beaucoup l’amuser. J’attends qu’elle tourne au coin de la rue pour regagner lentement la cuisine de la maison de passe et la compagnie silencieuse de Rosa.

 

 

::::::::::::::::::::::::

 

Je pense longtemps à la conversation de cet après-midi, et aux derniers mots que Gabrielle m’a lancés, comme une plaisanterie. Je tourne et retourne tout ce que nous nous sommes dits dans ma tête, en allant chercher le foin, en nourrissant les chevaux, en remplissant les abreuvoirs et en nettoyant l’écurie. Ca m’occupe encore l’esprit au moment où je retrouve ma compagne, alors que nous allons prendre notre repas. Mais je ne dis ris rien, pas encore. Je préfère prendre mon temps et bien peser le pour et le contre, bien réfléchir aux conséquences éventuelles de l’idée qui germe dans mon esprit, principalement pour Gabrielle. Mais ma jolie roturière me prend au dépourvu en abordant le sujet elle-même.

Nous sommes allongées l’une contre l’autre, encore dévêtues. Sa tête repose sur ma poitrine pendant que je caresse ses épaules, et que je savoure le moment de bien-être intense que je ressens toujours après avoir fait l’amour, lorsqu’elle lève lentement les yeux, me jetant un regard plein de malice.

-« Je le pensais vraiment, tu sais. »

Je soulève un sourcil, baissant la tête pour mieux voir son visage et ne résistant pas à l’envie de déposer un petit baiser sur sa pommette. Elle m’embrasse elle aussi doucement, à la base du cou, et précise.

-« Je crois vraiment qu’au fond, tu as un tempérament d’aventurière. »

Elle se redresse et se décolle un peu de moi pour se mettre en appui sur son coude, posant sa joue dans la paume de sa main.

-« Je n’ai absolument pas peur que tu deviennes un jour un bandit, mais je suis sûre que les grands chemins ne te déplairaient pas, par contre. »

Je hausse un sourcil mais ne répond rien, un peu amusée, mais aussi étonnée de voir qu’elle lit aussi facilement dans mon esprit. Elle me regarde avec beaucoup d’attention, comme si elle cherchait quelque chose au fond de mes yeux, puis elle me pose une question tout à fait inattendue.

-« Est-ce que tu te plais, ici ? »

Je ne m’y attendais pas, mais peut-être que je ne suis pas si surprise que ça, au fond. Après tout, j’ai passé l’après-midi à repenser à notre conversation, je peux donc facilement imaginer qu’elle ait fait la même chose.

Je ne réponds pas immédiatement, prenant le temps de réfléchir sérieusement, mais je ne trouve pas de réponse vraiment satisfaisante, et c’est ce que j’essaie d’expliquer à ma compagne.

-« C’est difficile à dire. J’aime bien Monsieur Joseph et Rosa. Les filles sont plutôt gentilles avec moi, et je me suis même habituée à Madame Gina qui ne me met plus aussi mal à l’aise. De plus, mon travail me plaît, plus que je n’aurais pu le penser. J’aime la compagnie des chevaux, et Hermès est devenu comme un ami pour moi. »

Devant moi, Gabrielle, qui m’écoute très attentivement, fronce légèrement les sourcils, semblant un peu surprise par ma réponse, mais je ne lui laisse pas le temps de réagir et reprends aussitôt la parole.

-« D’un autre côté, je n’avais jamais pensé que je dormirai régulièrement dans une écurie, ni que je vivrai pratiquement dans une maison close, moi qui ne savais même pas que ça existait il y a quelques mois de cela. »

Je m’interromps un instant pour reprendre mon souffle avant de poursuivre.

-« Je crois que je me plais ici. Parce que notre situation était très précaire à notre arrivée, et que nous avons trouvé une sorte de famille, de foyer. Mais je ne crois pas non plus que ça puisse être une fin en soit. Lorsque nous avons quitté la France, que j’ai définitivement tiré un trait sur mon passé et ma noblesse, j’avais l’espoir que nous pourrions nous bâtir un avenir meilleur, une autre vie. »

Je fais un geste du bras désignant l’ensemble de l’écurie pour conclure.

-« Et je ne crois pas qu’on puisse construire grand chose en restant éternellement ici. »

Je me tais enfin, observant les réactions de ma compagne. Elle hoche la tête, un demi-sourire étirant ses lèvres alors qu’elle se penche vers moi pour murmurer au creux de mon oreille.

-« Tu as envie de partir. »

Elle ne m’interroge pas, c’est apparemment une évidence pour elle. Mais le plus important, à mes yeux, c’est qu’il semble qu’elle n’aurait sans doute aucun problème elle non plus à envisager un départ. Je tends le bras pour attraper son châle et l’en couvrir après avoir remarqué combien sa peau est fraîche. Elle baille et se niche de nouveau contre moi, enfouissant son visage dans mon cou en marmonnant.

-« Puisqu’il semble que nous sommes d’accord, nous pourrons poursuivre cette discussion demain. »

Elle ferme ses jolis yeux, poussant un petit soupir de bien être avant de s’endormir presque aussitôt. Mais moi, je reste éveillée, écoutant le souffle des chevaux en regardant son profil que je distingue vaguement dans la pénombre, et souriant toute seule, laissant libre cours à mon imagination pour rêver d’un avenir aventureux.

 

:::::::::::::::::::

 

 

C’est une journée splendide, avec un beau soleil et une douce brise pour atténuer la sensation de chaleur. Debout dans la rue, caressant l’encolure d’Hermès, Héléna échange quelques paroles avec Monsieur Joseph, tandis qu’une à une, les filles viennent nous faire leurs adieux.

Le pincement au cœur que je ressens en les voyant toutes là me surprend un peu. Depuis la nuit pendant laquelle nous avons pris la décision de partir, j’ai tellement hâte de m’en aller que je ne pensais pas avoir de peine en les quittant, mais les liens que nous avons tissés étaient visiblement plus serrés que je ne le croyais. Je regarde la façade de la maison de passe, telle qu’elle nous est apparue ce premier soir, et les souvenirs des dernières semaines passées ici me submergent.

Cette fois, nous voulions nous préparer le mieux possible, et ne pas connaître les mêmes problèmes d’argent auxquels nous avions pu être confrontées en arrivant, et nous avons soigneusement épargné, autant que nous le pouvions. Notre seule dépense a été pour le tissu dont j’ai eu besoin pour nous confectionner à toutes deux de nouveaux vêtements, plus pratiques, confortables, et plus appropriés aux voyages que la chemise de soie que ma compagne a porté pendant plusieurs semaines.

Même s’il parle tranquillement maintenant, Monsieur Joseph a d’abord été consterné en apprenant nos projets. Apparemment très attaché à Héléna, il a poussé les hauts cris lorsqu’elle lui a fait part de notre décision, nous prédisant quantité de malheurs et de mauvaises rencontres dans des contrées fréquentées uniquement par des aventuriers ne s’encombrant souvent pas de scrupules. Avec une patience que je n’attendais pas, ma compagne a laissé passer l’orage, attendant qu’il s’essouffle avant de donner son point de vue, argumentant longtemps avant de le convaincre. Finalement, elle a même réussi à le persuader de lui donner quelques leçons de combat à l’épée, impressionnée qu’elle avait été par ses talent dans ce domaine. Et non seulement il a fini par admettre notre départ, mais elle lui a parlé avec tant d’enthousiasme et de conviction, qu’il lui a même donné Hermès, « en guise de cadeau d’adieu », selon ses propres termes. Bien sûr, Héléna a commencé par refuser, embarrassée par une offre qu’elle jugeait trop généreuse, mais il l’a persuadée d’accepter en lui faisant remarquer, à juste titre d’ailleurs, que de toutes façons, ce cheval lui obéissait bien mieux qu’à lui.

Madame Gina, de son côté, n’a pas paru particulièrement émue à l’annonce de notre départ. Pourtant, elle a immédiatement augmenté mon salaire pour la lessive, ne répondant à mes questions étonnées que par un sourire narquois et une expression moqueuse. Rosa, quant à elle, n’a rien dit, se contentant de nous regarder un instant, ses lèvres s’étirant dans un sourire pour la première fois depuis notre arrivée. Et puis, elle a repris son air revêche et s’est tournée vers sa marmite en bougonnant, comme de coutume.

 

-« Gabrielle ! »

Je sursaute, tirée brusquement de mes souvenirs par la voix de Cynthia. Devant moi, le groupe des pensionnaires de la maison se tient debout, chacune des filles bien plus couverte que d’habitude. Cynthia avance d’un pas, sa belle chevelure blonde flottant sur ses épaules couvertes d’une cape de velours d’un genre que je ne l’aurais pas imaginée porter, et me tend une sacoche de cuir, m’expliquant d’un ton timide, inhabituel chez elle, que c’est un présent qui vient de toutes les filles, puis de me préciser.

-« C’est pour accrocher à la selle. Sur un cheval ce sera plus commode qu’une malle. »

Je prends la sacoche, et prononce un « merci » sonore à l’intention du groupe, puis nous nous approchons toute ensemble de ma compagne. Lassée de se faire passer pour un homme, elle a décidé de ne plus couper ses cheveux, et surtout de ne plus rien mettre pour comprimer ses seins, même si elle est toujours habillée en homme et porte une épée sur le côté. Là, sous la lumière diffusée par le chaud soleil de ce début d’été qui fait ressortir son teint hâlé, avec la brise qui joue dans ses mèches noires, je la trouve tout simplement magnifique. Et je ne suis apparemment pas la seule, puisque près de moi Madame Gina dont les yeux sont fixés sur ma compagne, pousse un soupir plein de nostalgie.

Je pose la sacoche sur le dos d’Hermès, Héléna vient m’aider à la fixer, puis nous nous tournons une dernière fois vers ceux qui nous ont accueillies pendant plusieurs mois. Aucune parole n’est prononcée, mais toutes les filles viennent nous donner une accolade, alors que leur patronne, très raide, se contente de nous adresser un signe de tête dont la sécheresse est démentie par la lueur dans ses yeux. Quant à Monsieur Joseph, il flatte l’encolure du grand cheval sombre qu’il nous a donné, puis nous flanque à chacune une vigoureuse tape sur l’épaule avant de se détourner rapidement.

Ma compagne se met en selle, prenant un plaisir évident à s’installer à califourchon, puis tend un bras pour m’aider à monter devant elle. Gênée par la longueur de ma jupe, c’est moi qui m’assieds en amazone alors qu’elle passe ses bras autour de ma taille pour saisir les rênes. Elle donne un léger coup de talons dans les flancs du cheval, et au moment où nous commençons à avancer doucement, je me retourne une dernière fois, apercevant Rosa, debout devant la maison de passe, qui se tamponne délicatement le coin des yeux avec un mouchoir. Je lui fais un signe de la main, puis m’appuie contre la poitrine de ma compagne en soupirant d’aise. Une nouvelle aventure commence.

 

 

 

 

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Commentaires
I
Une suite "aux petits oignons",qui prend tout son sens jusqu'à la dernière ligne,comme il le fallait dans une uber-xena.<br /> Les caractères des héroïnes sont bien choisis et finement bien décrits;elles sont très attachantes,parce que touchantes dans leurs apprentissages de leur nouvelle vie commune.<br /> Merci Gaxé.<br /> <br /> Isis.
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