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16 mai 2012

En résistance, de Gaxé, dernière partie

                                                  

 

 

                                                      EN RESISTANCE

 

 

 

Troisième partie :

 

 

 

Je reste si figée que Jacques est obligé de me donner une petite bourrade sur l’épaule pour me ramener à la réalité. Je hoche la tête dans sa direction et relève mon arme, ma main bien ferme sur la crosse, mais mon esprit ne quittant pas Jeanne alors que mon cœur bat la chamade, persuadée que je suis qu’il est arrivé malheur à ma grande amie brune. Le suspense ne dure pas bien longtemps toutefois, puisqu’à peine une ou deux minutes plus tard, je la vois franchir le mur, sautant du sommet malgré la hauteur et atterrissant en un roulé boulé spectaculaire. Je suis tellement soulagée de la voir que si je ne me précipite pas dans ses bras, c’est uniquement parce que c’est le moment que choisissent nos ennemis pour débouler dans la rue, juchés sur des motos aux moteurs vrombissant. Pourtant, je remarque tout de suite qu’elle est passée seule, et que dans son visage, plus blanc que celui d’un cadavre, ses yeux brillent d’une manière inhabituelle, soit parce qu’ils sont remplis de larmes, soit plus vraisemblablement qu’ils sont pleins de haine et de colère. Malheureusement, je n’ai pas le temps de me poser la question, ni d’aller lui parler. Alain n’est toujours pas là, mais les soldats ennemis, eux, me rappellent leur existence en déclenchant sur nous un terrible feu nourri.

Immédiatement, je me retourne vers le portail, visant les pneus des deux roues dans l’espoir de les faire chuter, tandis que mes camarades, eux, ne s’embarrassent pas de ce genre de précautions et tirent directement sur les soldats. Rapidement, certains d’entre eux s’écroulent, blessés ou tués, je ne peux le dire, mais hors d’état de nuire en tous cas. Par contre, ceux qui restent ne nous font aucun cadeau. Raymond et Peter, les deux derniers à passer le mur, nous ont rejoints, mais il n’est pas question de partir à la recherche de Jean-Pierre et sa camionnette tant que nos ennemis ont la possibilité de nous suivre.

C’est une véritable bataille rangée qui s’engage maintenant. Les détonations claquent et les balles fusent de toutes part alors que nous nous abritons du mieux que nous pouvons derrière tout ce qui passe à notre portée. Raymond, Peter et Jeanne, plus ou moins bien dissimulés par des poubelles ripostent avec acharnement, faisant de grands dégâts dans les rangs adverses, tandis que Jacques, bien que n’hésitant pas à tirer lui aussi, jette régulièrement des regards inquiets en direction de John. Quant à André et moi, abrités derrière un véhicule en stationnement pour notre part, nous ne sommes pas en reste non plus et la rue résonne d’un vacarme assourdissant qui me rappelle, par certains côtés, les attaques des avions sur la colonne de réfugiés. Mais je ne me laisse pas distraire, chassant ces souvenirs de la même manière que j’ai repoussé mes inquiétudes au sujet de Jeanne et l’affreuse sensation de perte en ce qui concerne Alain dont je devine aisément le sort dans la mesure où il est le seul à ne pas avoir passé le mur.

Je ne sais pas combien de temps tout cela dure, mais juste au moment où j’en viens à penser que ça ne finira que lorsque nous n’aurons plus de munitions pour riposter, d’autres soldats ennemis surgissent, de la rue qui longe le mur Est de la prison. Ceux là sont à pied, mais leur armement est bien supérieur au notre, et il est évident que nous ne tiendrons pas longtemps face à leurs tirs additionnés à ceux auxquels nous faisons déjà face. D’ailleurs, je ne suis pas la seule à penser ainsi si j’en juge les grimaces qu’André, Jacques, Jeanne et même Peter adressent à notre chef. Mais celui-ci ne semble pas troublé outre mesure, se contentant de hocher la tête en direction de nos camarades avant d’extraire un talkie-walkie de sa poche pour le porter à sa bouche, cessant le feu pendant quelques instants pour cela.

Je comprends très vite qui il a appelé quand je vois enfin arriver la camionnette, écarquillant les yeux en remarquant une silhouette qui se penche par la vitre du passager, tirant sur nos assaillants avec un bazooka d’une manière qui correspond tout à fait à celle qu’utilise habituellement l’occupant, une intervention qui sème immédiatement la panique dans les rangs des soldats ennemis, et qui permet à Jean-Pierre de s’arrêter à seulement deux ou trois mètres de l’endroit où nous sommes recroquevillés.

Il ne nous faut que quelques secondes pour bondir, nous entassant les uns sur les autres, à l’arrière du véhicule qui démarre aussitôt sur les chapeaux de roues, pendant que Fernand, l’un de ceux qui criaient « au feu » avec Françoise tout à l’heure, utilise une nouvelle fois son bazooka. Les soldats essaient de nous poursuivre, mais l’arme fait de gros dégâts, et bientôt, il ne reste que quelques piétons qui crient, gesticulent et tirent de manière de moins en moins efficace au fur et à mesure que nous nous éloignons.

Plus que soulagée, je prends une seconde pour évacuer la pression et le stress, fermant les yeux en prenant une ou deux grandes inspirations, avant de poser le regard sur Jeanne.

Pâle, les mâchoires si serrées qu’elles en tremblent presque, le regard fixe, elle est assise sur le sol derrière le siège du conducteur, inconfortablement coincée entre le dossier et Françoise, et semble ne rien voir et ne rien entendre. La voir ainsi est un véritable crève-cœur, mais bien que je brûle de la rejoindre pour tenter de lui apporter un peu de réconfort,  je ne bouge pas de ma place. D’abord parce que moi aussi, je n’ai que très peu d’espace et que me déplacer m’obligerait à plus ou moins marcher sur mes camarades, mais aussi parce qu’instinctivement, et bien que nous n’en ayons jamais parlé, je sais qu’elle préfère éviter les démonstrations d’affection en public, et les fréquents coups d’œil désapprobateurs et pleins d’une espèce de curiosité un peu malsaine que nous lance Françoise lorsque nous sommes dans la chambre, m’incite à partager cet avis. D’ailleurs, le moment serait particulièrement mal choisi alors que nous avançons en cahotant sur des chemins couverts d’ornières, et que John, le seul à être allongé au milieu de nous tous, gémit à chaque secousse.

Je me contente donc de la regarder, espérant qu’elle sentira mes yeux sur elle et comprendra ce que je voudrais lui transmettre, mais si c’est le cas, elle ne le montre pas, restant aussi immobile qu’une statue.

Le trajet est long. Nous sommes si secoués et brinqueballés de droite à gauche que je me demande si nous n’avons pas quittés même les chemins les plus étroits de la région pour rouler directement à travers champs et bois, et c’est un véritable soulagement lorsque nous arrivons enfin à la ferme.

Cette fois, ce n’est pas dans la cour que Jean-Pierre stoppe la camionnette, mais à l’arrière de la maison et des remises. Nous descendons tous précipitamment, appréciant le fait de pouvoir étirer nos membres ankylosés, alors que John, lui, reste allongé sur le sol froid de la camionnette, seulement couvert du blouson de Jacques et d’un plaid usagé. C’est un Bernard encore boitillant mais paraissant beaucoup mieux que la dernière fois que je l’ai vu qui vient le premier à notre rencontre, accompagné de Madame Thérèse, toujours bien coiffée et tirée à quatre épingles bien qu’on soit au milieu de la nuit, et qui donne déjà des directives à Raymond et Jacques, lesquels sont occupés à aider John à sortir du véhicule. Mais alors que Raymond congédie tout le monde, leur recommandant de se reposer, il me retient d’un geste juste au moment où je m’apprête à rejoindre Jeanne, et me suggère de rester là. J’obéis, un peu étonnée et déçue de ne pouvoir accompagner ma grande amie brune, lui jetant un dernier regard alors qu’elle s’éloigne lentement, la tête basse.

A ma grande surprise, ils n’emmènent pas le blessé dans la chambre où la vieille dame a soigné Bernard, mais pénètre plutôt dans la grande remise, celle qui, habituellement, est destinée à l’enseignement. Au fond, sur le grand mur de pierres nu, notre chef compte soigneusement avant de desceller une pierre, faisant apparaître une poignée de métal sur laquelle il tire doucement, faisant ainsi pivoter une partie du mur. Derrière, se trouve une petite pièce, large d’à peine trois mètres mais aussi longue que la remise elle-même, meublée sommairement de quatre lits de camp d’une table et de quelque chaises. Dans un coin, une quantité de matériel est déposé. Je distingue un poste émetteur déposé sur une petite table, mais aussi un grand râtelier fixé au mur et rempli d’armes à feu de toutes sortes au pied duquel se trouve un coffre fermé. Sans voir ce qui est rangé à l’intérieur, je devine que c’est sans doute là que sont stockées munitions et grenades.

C’est dans cette pièce toute en longueur que Bernard installe John, l’allongeant sur l’un des lits et indiquant à Peter qu’il doit s’installer ici lui aussi, l’anglais acquiesçant volontiers et s’asseyant sur un lit en poussant un profond soupir alors que Madame Thérèse se penche déjà vers son compatriote, repoussant le blouson pour examiner ses blessures. Pendant ce temps, j’observe le mur, côté remise, et bien que je ne sois pas experte en maçonnerie, je distingue quelques traces qui m’indiquent que ce mur pivotant a certainement été construit récemment, sans doute pour les besoins du réseau.

Je n’en vois pas davantage, Raymond refermant la porte dissimulée dans le mur avant de venir se planter devant moi, les mains dans les poches de son pantalon, la mine grave et l’expression sérieuse, restant un instant immobile à m’observer en silence comme si je représentais un grand problème qu’il est nécessaire de résoudre rapidement. Enfin, il désigne une chaise et m’invite à m’asseoir avant de prendre lui aussi un siège et de s’installer juste face à moi.

-«  Tu ne t’es pas comportée comme il l’aurait fallu durant l’opération. »

Il n’en dit pas plus pour l’instant, mais je sais très bien de quoi il parle. Je n’ai pas été capable de tuer de sang froid, et à l’arme blanche, des prisonniers désarmés et sans défense. Je ne baisse pas la tête et ne détourne pas les yeux pour autant, attendant qu’il poursuive, ce qu’il fait au bout de quelques secondes, caressant machinalement son collier de barbe.

-« Je peux comprendre des sentiments comme la pitié, ou la compassion, mais il y a des moments où il faut savoir passer outre, se faire violence. Nous sommes en guerre, Gabrielle, crois-tu qu’à ta place nos ennemis auraient agi comme tu l’as fait ? »

Je secoue la tête, cherchant les mots pour lui expliquer à quel point je trouve barbare cette manière de faire qui ressemble un peu trop aux méthodes des occupants, mais il ne m’en laisse pas le temps, m’ordonnant de me taire d’un geste avant de reprendre.

-« Je ne peux pas me permettre de garder dans mon réseau quelqu’un qui, parce qu’elle a des scrupules, prends le risque de faire capoter un opération aussi importante que celle de ce soir. En conséquence, et jusqu’à ce que j’ai décidé de ton sort, tu ne participeras plus à aucune mission. »

Bouche bée, trop stupéfaite pour répliquer, je le regarde se lever et s’éloigner à grands pas sans plus me jeter un seul regard.  La porte dissimulée dans le mur est refermée, et je suis seule dans la remise chichement éclairée par un petite lampe à pétrole comme en possédait encore mes grands parents. Un instant, je reste prostrée sur ma chaise, la tête dans les mains, l’esprit déjà  préoccupé par ce que vient de me dire Raymond, et surtout par les conséquences que cela pourrait avoir, non seulement sur mon engagement en résistance qui, bien que récent n’en a pas moins une grande importance à mes yeux, mais aussi et surtout sur mes relations avec Jeanne.

Elle ne m’a rien dit et a même passé un bras consolateur sur mon épaule après être sortie du bureau où les ennemis ont été tués, mais peut-être, tout comme notre chef, considère-t-elle mon incapacité à exécuter les soldats comme une faiblesse. Cette pensée me peine, mais je la repousse du mieux que je peux alors que je me lève à mon tour, me dirigeant vers la chambre en me demandant dans quel état d’esprit se trouvera mon amie. Je ne lui ai pas demandé ce qui était arrivé à son frère, mais je suis certaine qu’elle ne serait certainement pas revenue sans lui s’il n’avait été que blessé. D’ailleurs la simple vue de son visage pendant que nous tirions sur les soldats, au pied du mur de la prison, puis lorsque nous étions dans la camionnette, a largement suffit à me donner la certitude de la mort d’Alain. Je m’arrête de marcher alors que je suis au pied des escaliers qui mènent à la chambrée, revoyant derrière mes paupières le visage couvert d’acné de l’adolescent, avec sa mine toujours un peu boudeuse et sa manie de se gratter la tête dès qu’il était inquiet ou nerveux. Il n’était pas bavard, ni particulièrement démonstratif, mais je sais qu’il m’aimait bien, et j’avais de l’affection pour lui. Je suis obligée de m’arrêter au milieu de l’escalier, une main sur la rampe, l’émotion et le chagrin enflant en moi au fur et à mesure que je réalise enfin qu’il n’est plus là, que sa vie est bel et bien terminée alors qu’il n’avait même pas seize ans. Mais je me reprends rapidement, soucieuse de voir dans quel état d’esprit se trouve Jeanne, et espérant pouvoir lui apporter un peu de réconfort.

La chambre est entièrement plongée dans le noir lorsque j’y arrive. Assise sur sont lit, Françoise m’accueille avec un geste d’impuissance alors qu’elle se penche légèrement vers moi pour murmurer qu’elle a essayé de parler à Jeanne mais n’a reçu en réponse qu’un silence obstiné et un immobilisme total. Je lui tapote gentiment l’épaule, la remerciant d’un sourire, puis me dirige lentement vers nos deux lits côte à côte.

Jeanne est allongée sur le sien, les yeux fixés sur le plafond et ne bouge pas d’un cil alors que j’approche, ne semblant pas remarquer mon arrivée, même lorsque je m’allonge près d’elle. Cette indifférence me déconcerte, et je reste quelques secondes sans bouger, le regard posé sur le profil de mon amie, jusqu’à ce que je n’y tienne plus et me colle contre elle, entourant son corps de mes bras. Cette fois, elle réagit immédiatement et se tourne vers moi, m’enlaçant à son tour dans une étreinte si forte qu’elle m’en coupe le souffle. Elle ne dit pas un mot et ne pleure pas, se contentant de me serrer dans ses bras comme si sa vie en dépendait. J’attends un instant et ouvre la bouche dans l’intention de lui parler, lui dire combien je suis désolée en espérant trouver quelques mots de consolation, mais elle pose immédiatement un doigt sur mes lèvres, me faisant comprendre qu’elle n’a aucune envie de m’entendre. Je respecte son souhait, au moins pour cette nuit, et pose ma tête sur son épaule pendant que ma main se promène lentement sur son corps, dans un geste un peu monotone que j’espère apaisant, jusqu’à ce que, finalement, ce soit moi qui m’endorme.

 

Jeanne est déjà debout lorsque j’ouvre les yeux le lendemain. Débarbouillée et habillée, elle me sourit doucement alors que je me lève, venant m’enlacer d’une manière inhabituelle pour elle qui évite, en principe, les trop grandes démonstrations d’affection en présence de Françoise, ou de qui que ce soit d’autre d’ailleurs. Mais aujourd’hui est différent et je sens que, même si elle refusera certainement toujours de le reconnaître, elle agit ainsi par envie d’un réconfort qu’elle ne demandera sans doute jamais. L’image d’Alain flotte entre nous, mais  comme la veille, elle n’en parle pas, me relâchant au bout de trois ou quatre secondes pour m’entraîner vers les escaliers, se dirigeant vers la salle à manger du même pas égal qu’elle a chaque jour.

Tout le monde est déjà là à notre arrivée, les bancs et les chaises sont occupés, les places habituellement réservées à Claudine et Alain comme les autres. Volontairement, Jeanne s’installe loin de l’endroit où nous mangeons en temps normal, ignorant délibérément ceux qui s’étaient liés d’amitié avec son frère, et prenant son repas du bout des lèvres, mais en s’efforçant visiblement de ne rien montrer de ce qu’elle ressent.

Nous ne passons que très peu de temps ensemble pendant le reste de la journée, mais un seul coup d’œil à son visage lorsqu’elle me rejoint, le soir venu, me suffit pour savoir que la journée a été épouvantablement dure pour elle. Ses yeux, cernés, sont enfoncés dans leurs orbites, et son regard bleu, habituellement si lumineux, est comme éteint. Pourtant, un petit sourire un peu triste étire ses lèvres à mon approche, et elle tend une main dans ma direction comme le ferait un naufragé vers une bouée de sauvetage, s’agrippant si fort à mon épaule que je suis persuadée que j’aurai dès ce soir la marque de ses doigts sur ma peau.

Elle assiste aux cours en compagnie de Raymond et Bernard qui commence à revenir parmi nous  même s’il ne participe à aucun travaux pour l’instant,  discute et consulte une carte de la région avec eux, se comporte exactement comme à l’accoutumée, mais, alors que je l’observe à la dérobée, négligeant pour cela une bonne partie de ce que Jacques nous enseigne concernant les transmissions, je me rends parfaitement compte que si mon amie est physiquement présente, son esprit, lui, est ailleurs. Mais c’est au moment où nous nous couchons que je me rends compte de l’immensité de son chagrin, quand, après m’avoir enlacée, elle commence à me raconter, tout bas et en retenant manifestement ses larmes, comment les choses se sont déroulées.

C’est alors que chacun d’eux grimpait à la corde, sous la couverture plus ou moins efficace de Raymond et Peter, qu’elle a vu son frère chuter lourdement et sans un cri, sur le sol de la cour de la prison. Sans se préoccuper de ce que lui hurlaient nos camarades, ni se soucier des tirs ennemis, elle est immédiatement redescendue, se précipitant aux côtés de son jeune frère pour constater qu’une balle lui avait traversé le cou, pénétrant par la nuque pour ressortir par la gorge, le tuant sans doute sur le coup. D’abord, elle est restée là, secouant le corps inerte de l’adolescent comme si elle pensait que ça suffirait pour le ramener à la vie et sans tenir compte des soldats qui lui tirait dessus, puis elle a senti, non pas la colère, mais la rage, enfler en elle et s’est levée, vidant tout le chargeur de son arme en direction des rangs ennemis alors même qu’elle ne les voyait pas distinctement. Ce n’est que lorsque Raymond est venu la pousser vers les cordes qui pendaient toujours au mur, se mettant lui-même en grand danger, et en remarquant qu’elle n’avait plus de munitions qu’elle a consenti à recommencer son ascension par dessus le mur d’enceinte de la prison.

Je connais la suite et elle n’en raconte pas plus, me serrant encore plus fort contre elle en retenant toujours ses larmes alors que les miennes coulent sur mes joues, provoquées par ce qu’elle vient de raconter et le sentiment de perte irréparable que j’éprouve en ce qui concerne Alain, mais aussi par l’émotion que je ressens devant le chagrin de Jeanne. Même Françoise, qui n’a pourtant pas entendu grand chose de son lit, à l’autre bout de la pièce, semble touchée par nos murmures puisque, après un court moment pendant lequel je l’entends renifler, elle décide de quitter la chambre, sortant silencieusement en fermant doucement la porte derrière elle.

Nous restons seules, enlacées et silencieuses pendant de longues minutes, et puis, nous commençons à nous embrasser. Des baisers doux et presque chastes qui deviennent très vite beaucoup plus passionnés et profonds, comme si nous cherchions toutes deux une consolation dans ces échanges fiévreux.

L’attitude de Jeanne change dès le lendemain. Certes, son chagrin est toujours là, bien présent et évident, au moins à mes yeux qui ont appris à discerner chaque petit détail qui m’indique son état d’esprit, mais il m’apparaît aussi manifestement que quelques chose en elle s’est durcit.  Il ne s’agit pas de son comportement avec moi. Au contraire, elle reste tendre, ses yeux s’adoucissant dès qu’ils se posent sur moi, alors qu’ils prennent un reflet métallique sitôt qu’il est question de notre combat, ou de nos ennemis. De même, après que je lui ai relaté le petit discours de Raymond l’autre soir, elle n’a pas parue si ennuyée que cela, semblant plutôt satisfaite que je ne participe plus à aucune mission, et si je devine que ce n’est que parce qu’elle se sent rassurée que je ne prenne plus de risque, je ne peux m’empêcher de ressentir un petit sentiment de frustration et de déception, comme si elle m’indiquait ainsi qu’elle partage l’opinion de notre chef, ce qu’elle ne m’a bien évidemment pas dit.

Ce jour là, nous avons une nouvelle fois une visite de l’ennemi, dirigé par le même officier, toujours aussi arrogant. Mais une fois encore, leurs fouilles, pourtant plus poussées que la dernière fois ne donnent rien, et ils repartent en faisant ronfler les moteurs de leurs motos comme s’ils cherchaient ainsi à exprimer leur mécontentement.

Soulagée qu’ils n’aient pas découvert la « planque », au fond de la remise, je retourne vers l’étable et ses vaches quand Jeanne vient me rejoindre, m’entraînant au fond du bâtiment, là où sont rangées fourches et pelles, pour m’enlacer, murmurant que, « pour une fois qu’on peut passer un peu de temps ensemble dans la journée », elle ne va pas laisser passer l’occasion.

Je ris, heureuse de profiter moi aussi de l’opportunité, et il faut peu de temps pour que nous fassions ce que nous réservons habituellement à nos nuits, à savoir nous embrasser jusqu’à nous couper le souffle. Les mains de Jeanne passent sous mon chemisier, glissant sur ma peau en des caresses légères qui me font frissonner et je pose mon front sur son épaule, laissant traîner mes mains dans son épaisse chevelure noire.

Nous aurions pu passer l’après-midi ainsi, si un bruit de pas accompagné de chuchotements incohérents ne nous avaient faites toutes deux sursauter et reculer immédiatement, regardant autour de nous d’un air coupable comme si nous avions quelque chose à nous reprocher. Il s’agit en fait d’André qui marmonne dans sa barbe, cessant d’avancer en nous apercevant et lançant un « Te voilà enfin ! » à Jeanne d’un ton très peu amène.

Apparemment, il la recherche depuis le départ de nos ennemis, et n’apprécie que très modérément qu’elle ne soit pas retournée à son poste aussitôt après l’interruption des soldats, bougonnant qu’il se demande ce qu’elle peut bien avoir trouvé de si important à faire dans l’étable à cette heure là. Je suis obligée de mettre une main devant ma bouche pour retenir un rire alors que pour la première fois depuis que je la connais, je vois Jeanne perdre un peu de son assurance, ses joues rosissant légèrement alors qu’elle cherche une réponse qu’elle ne trouve manifestement pas. Heureusement, André n’insiste pas, se contentant de demander à ma grande amie brune de revenir, et elle reprend rapidement son calme habituel et lui emboîte le pas, me faisant un petit clin d’œil en guise d’adieu tandis que je retourne à mes soins aux vaches, repoussant tant bien que mal la sensation de vide et de manque qui s’installe encore une fois au creux de mon ventre.


Plusieurs semaines s’écoulent relativement tranquillement après ces évènements. Alain est bien évidemment très présent dans nos mémoires, mais Jeanne refuse toujours de l’évoquer. D’un autre côté, elle devient de plus en plus impliquées dans nos activités, et n’hésite pas à se porter volontaire pour chaque opération, de la plus dangereuse à la plus banale et routinière. Cette attitude m’inquiète un peu, mais quand je lui fais part de mes réticences et du souci que je me fais pour sa sécurité, elle me répond d’un haussement d’épaules, m’expliquant doucement que nous ne serons hors de danger que lorsque la guerre sera terminée et l’occupant  hors de France. Je soupire, sachant qu’elle a raison, mais malgré tout, mes craintes ne me quittent pas et m’étreignent parfois le cœur si fort que ça me fait mal.

Malgré l’hiver qui diminue un peu la quantité de travail à abattre à l’extérieur, mes journées sont toujours aussi chargées. En effet, Raymond à fini par décider que, puisque j’étais, selon lui, un facteur de risque pour mes camarades en montrant parfois de la compassion là où je ne devais pas hésiter pour agir, je serai finalement affectée définitivement aux transmissions.

Je suis donc des cours plus approfondis que ceux auxquels j’assistais jusqu’à maintenant, des cours dispensés par Jacques, mais aussi par Peter et John. Ce dernier, bien que convalescent et visiblement très affecté moralement par ce qu’il a subi, vient en effet de temps en temps pour  me donner quelques conseils dans un français hésitant.

Souvent, le soir, les deux anglais profitent de l’obscurité pour sortir faire quelques pas à l’extérieur, plus pour prendre l’air et se dégourdir les jambes que pour vraiment faire de l’exercice, d’une part par crainte d’être repérés, et d’autre part à cause de l’air frais de ce début d’hiver qui ne les incite pas à traîner très longtemps dehors.

Il n’est d’ailleurs pas prévu qu’ils restent à la ferme, et ils doivent s’en aller dès que John aura retrouvé des moyens physiques suffisants pour pouvoir voyager, plus ou moins clandestinement, jusqu’à la zone libre, et rejoindre le réseau qu’ils devaient retrouver au début de leur mission. Là encore, Jeanne s’est portée volontaire pour les accompagner, avec André, jusqu’à la ligne de démarcation où un passeur les prendra en charge.

C’est moi qui suis chargée de mettre les détails au point avec celui qui les fera passer de l’autre côté de la ligne, non loin de Poitiers, utilisant pour cela le poste émetteur dissimulé dans la planque, au fond de la remise, et un code basé sur  « Le grand Meaulnes » d’Alain-Fournier . Jeanne n’a donc pas besoin de me donner beaucoup de détails sur sa mission pour que je me rende compte qu’une fois encore, elle prendra beaucoup de risques, notamment à l’aller, mais aussi pour le retour jusqu’ici, puisqu’ils voyageront tous avec de faux papiers.

 

Ils partent un matin de février, alors que les champs sont blancs de gelée et qu’un léger brouillard flotte dans l’air, donnant à leurs silhouettes qui se dirigent vers la voiture, une allure fantasmagorique et irréelle. C’est dans la chambre que je dis au revoir à Jeanne, l’embrassant avec la passion que nous nous montrons dorénavant systématiquement, tentant du mieux que je peux de ne rien montrer de mon inquiétude alors qu’elle me serre contre elle en murmurant que je vais terriblement lui manquer.

Je reste appuyée sur le rebord de la fenêtre ouverte sans me soucier du froid qui pénètre dans la pièce, la regardant monter dans le véhicule, conduit par Jean-Pierre, qui va les emmener jusqu’à la gare où ils prendront le train en direction de Poitiers. La mission ne doit en principe pas durer plus de deux jours, mais les risques sont nombreux, notamment parce que les deux britanniques ne parlent pas le français couramment, ont un accent anglais à couper au couteau, et sont très certainement recherchés, par les occupants comme par la gestapo, leurs portraits diffusés dans toute la France occupée.

Une fois la voiture disparue dans le brouillard, alors qu’elle n’a même pas encore franchi la limite de la ferme, je soupire, ferme la fenêtre, enfile mon manteau et me dirige lentement vers le poulailler, le cœur plein de tristesse, due au départ de mon amie, et l’esprit empli d’une espèce de crainte prémonitoire que je ne parviens pas à réprimer.

Je sais que Jeanne et ses compagnons sont bien arrivés à destination par le passeur qui me transmet un message le lendemain matin, après avoir emmené nos deux amis britanniques de l’autre côté de la ligne, et le soir même, je sens l’impatience grandir en moi alors que j’attends le retour de Jean-Pierre de la gare. Mais il est seul lorsqu’il revient.

Effrayée, mon imagination échafaudant déjà mille scénarios catastrophiques, je me précipite vers celui qui fait office de chauffeur, le laissant à peine descendre de voiture avant de l’interroger, espérant qu’il me donnera une explication logique, rationnelle et rassurante à l’absence de nos amis. Mais il ne peut que hausser les épaules en secouant négativement la tête dans un geste d’ignorance impuissante qui augmente encore mon inquiétude. J’insiste, questionnant encore, cherchant à savoir s’il n’aurait pas eu des nouvelles, même indirectes, si le train serait parti de Poitiers en avance, expliquant ainsi que Jeanne et André l’aient manqué, s’il est possible qu’ils aient subi un contretemps et qu’ils arrivent finalement, sains et saufs, demain. Mais Jean-Pierre, ne me donne aucune des réponses que j’attends, prenant une voix douce et un ton attristé pour me dire qu’il ne sait rien de plus que moi, et que s’il comprend que je sois soucieuse, je ne suis pas la seule dans ce cas, non seulement en ce qui concerne la sécurité de nos deux mais, mais aussi, et selon lui c’est encore plus important, pour la sûreté de tout le réseau.

Je me détourne, partant de mon pas le plus rapide vers le poulailler. Je n’ai plus rien à y faire à cette heure là, mais j’ai besoin de m’isoler un moment, besoin de prendre quelques minutes pour retrouver mon calme. C’est là que je laisse libre cours à mon anxiété, enfouissant ma tête dans mes mains alors que je me laisse aller contre le grillage, appuyant mon dos contre les mailles de métal en prenant quelques inspirations profondes dans l’espoir de me détendre un peu. Et puis, j’essaie de me raisonner, de me dire que, pour l’instant en tous cas, rien ne me permet de penser que la mission a échoué, qu’il s’agit sans doute juste d’un contretemps, et que si Jeanne et André avaient été capturés, nous aurions certainement déjà eu la visite des soldats ennemis ici.

Tout ces arguments que je me répète intérieurement ne parviennent pas à me rassurer, mais me permettent au moins de retrouver un peu de calme, et c’est d’un pas un peu plus assuré que je quitte l’abri relatif du poulailler pour me diriger vers la remise qui sert au cours que nous prenons le soir, et où je n’ai absolument rien à faire à cette heure là.

Je jette un regard rapide autour de moi, veillant à pénétrer dans la remise sans être vue de quiconque, puis me dirige rapidement vers le mur du fond sur lequel je compte les pierres jusqu’à découvrir celle que je peux desceller, tire la poignée et pénètre dans la petite pièce qui a servi d’abri aux deux parachutistes anglais pendant plusieurs semaines. Aussitôt entrée, je prends soin de refermer derrière moi, puis, lentement et en tentant de faire le moins de bruit possible, je me dirige vers l’émetteur.

Je n’ai pas l’habitude d’émettre de mon propre chef, sans que qui que ce soit ne m’ait donné un message à envoyer, et je sais qu’il est déconseillé de le faire dans la journée, mais je n’hésite pas un seul instant. Je m’installe rapidement et me lance immédiatement dans la rédaction d’un message pour la dernière personne à avoir vu Jeanne, le passeur de Poitiers. Mais il ne répond pas, sans doute occupé ailleurs. J’insiste un moment, puis laisse tomber, poussant un soupir découragé en laissant retomber mes mains sur mes genoux. Je reste plusieurs minutes ainsi, essayant de me reprendre avant de me décider enfin à me lever, et à ressortir de la petite pièce aussi discrètement que j’y suis entrée, puis me dirige lentement vers l’étable.

 

La journée me semble interminable. En début de soirée, pendant que nous sommes tous réunis dans la remise, Jean-Pierre retourne traîner du côté de la gare, pour le cas, assez improbable il faut le reconnaître, où nos deux amis auraient pris un train plus tard, mais cette fois encore, il revient seul.

Non seulement mon inquiétude augmente d’heure en heure, mais je me sens si minée par l’incertitude, par l’absence de nouvelles, que je suis prête à toutes les extrémités, et alors que la nuit venue, je me tourne et retourne dans mon lit, fatiguée de chercher un sommeil que je ne trouve pas, je décide de retourner essayer d’entrer en contact avec le passeur, sortant de la chambre sur la pointe des pieds pour ne pas éveiller Françoise.

La nuit est froide, et je resserre les pans de mon manteau devant moi tandis que j’avance doucement et silencieusement vers la remise, m’interrogeant sur la nécessité de prévenir Raymond de mon initiative. Mais j’y renonce rapidement, persuadée que notre chef, soucieux de discrétion, ne le permettra pas.

Je parviens à entrer en contact avec le passeur cette fois. Très étonné et pas forcément ravi de mon appel, il m’affirme toutefois que, comme il l’était prévu, il n’a revu ni Jeanne, ni André après avoir pris les deux parachutistes anglais en charge. Il n’a rien de plus à m’apprendre, et après lui avoir recommandé de faire particulièrement attention et lui avoir demandé avec insistance de contacter notre réseau s’il apprenait le moindre détail de quelque nature que ce soit concernant nos camarades, je coupe la communication.

Il me faut plusieurs secondes avant de quitter mon siège, puis la petite pièce, tâtonnant dans l’obscurité puisque, pour ne pas être remarquée, je n’ai emmené ni bougie, ni torche.  C’est peut-être pourquoi je suis si surprise quand, brusquement, le faisceau lumineux d’une lampe de poche  m’éblouit en se fixant sur mon visage.

D’abord trop aveuglée pour voir qui est en face de moi, je couvre mes yeux d’une main, cherchant dans les ténèbres qui se trouve là, face à moi, découvrant au fur et à mesure que ma vue s’adapte, le visage sévère de Raymond dont les yeux sont fixés sur moi alors que son arme est pointée dans ma direction. Cette posture menaçante est si inattendue que je reste interdite, mon regard passant du visage clairement désapprobateur de notre chef au canon de son pistolet braqué sur moi, d’autant plus sidérée qu’il ne dit pas un mot, se contentant de rester immobile en ayant l’air d’hésiter entre me tirer dessus ou me demander ce que je fais là, alors que pour ma part, je ne sais quoi dire, appréhendant de provoquer une réaction négative de sa part si j’ouvre la bouche.

Il finit par se décider au bout d’un temps qui me paraît incroyablement long, caressant doucement son collier de barbe avant d’articuler lentement, d’un ton de voix qui me fait frissonner tant il est froid et distant.

-« Que faisais-tu là-dedans ?  Qui as-tu appelé ? »

Je soupire, il n’y a là rien que je ne puisse expliquer.

-« J’ai contacté le passeur de Poitiers, j’espérais qu’il pourrait m’apprendre quelque chose au sujet de Jeanne. »

Il hausse un sourcil et secoue négativement la tête.

-« Personne ne peut envoyer un message sans mon accord, et tu le sais. Si tu te dispenses de ma permission, je ne peux qu’avoir des doutes au sujet de celui à qui tu l’as envoyé. »

Encore une fois, je suis stupéfaite, tellement que j’en bafouille, me retournant pour désigner le mur de pierres en répétant.

-« J’ai pris contact avec le passeur, j’espérais qu’il saurait quelque chose… »

Cette fois, alors que je reporte mon regard sur Raymond, il s’approche de moi, son arme toujours levée dans ma direction et son expression pour le moins soupçonneuse et inamicale.

-« Qui as-tu contacté ? »

De nouveau, je tente de lui expliquer à quel point je m’inquiète, notamment pour Jeanne, mais rien de ce que je dis ne semble parvenir à le convaincre. Les commissures de ses lèvres s’abaissent dans une moue qui me paraît plus méprisante qu’autre chose, et il me désigne la porte de la remise de la pointe de son arme.

-« Retourne à la ferme, et sans mouvement brusque ! »

Sa manière de me parler, la même que s’il s’adressait à un ennemi qu’il aurait fait prisonnier me choque profondément, et j’obéis en silence. Nous marchons doucement dans l’allée qui conduit à la maison, Raymond à trois pas derrière moi, puis gravissons lentement les escaliers, mais passons sans nous arrêter devant la chambre dans laquelle je passe mes nuits, et où Françoise dort certainement profondément, montant encore jusqu’à l’étage supérieur. Là, nous arrivons devant une porte que notre chef me demande d’ouvrir, son ton toujours aussi sec, et nous pénétrons dans une pièce très petite et chichement meublée d’une petite table, une chaise et un lit de camp dans un coin. La seule fenêtre, minuscule elle aussi, est un modèle à guillotine comme on en voit en Angleterre. Je m’avance d’un pas, regardant ce qui ressemble plus à une cellule qu’autre chose, alors que Raymond lui, recule, franchissant le seuil de la pièce à reculons en me lançant péremptoirement.

-« Tu resteras ici jusqu’à ce que nous ayons décidé de ton sort. »

Il ferme la porte aussitôt après cela, et j’entends distinctement la clef tourner dans la serrure.

Abattue, je m’assieds sur le lit de camp et mets ma tête dans mes mains, ma peur pour Jeanne s’additionnant  à l’inquiétude que je ressens maintenant en ce qui concerne mon propre sort.

Pas un instant je n’aurais pensé pouvoir perdre la confiance de notre chef, ou de qui que ce soit d’autre dans la ferme d’ailleurs. Depuis notre arrivée, je me suis parfaitement adaptée à tous ceux qui vivent là, et même si je n’ai pas lié d’amitié profonde avec qui que ce soit, j’ai des relations courtoises et même chaleureuses avec tout le monde et, jusqu’à présent, personne n’a jamais montré la moindre méfiance envers moi. Cette idée me réconforte et je me sens un peu rassurée à ce sujet, me persuadant que l’un ou l’autre de nos camarades va ramener notre chef à la raison, lui faisant remarquer que je n’ai rien d’une traîtresse, si besoin en rappelant le passeur pour qu’il confirme que je l’ai bien contacté.

Malheureusement, ce n’est pas mon seul souci, et je soupire et renifle, sentant les larmes monter alors que mes pensées vont vers Jeanne, me demandant si seulement elle est encore en vie, et si oui, dans quel état elle peut bien être. Ce n’est plus seulement de la crainte que j’éprouve à ce sujet, mais une véritable frayeur, l’ignorance de sa situation augmentant encore mon angoisse.

C’est Bernard qui vient me chercher le lendemain, m’éveillant en m’appelant d’une voix forte, alors qu’il est planté sur le seuil de la pièce. Je bâille et m’étire, me levant doucement, un peu soulagée de le reconnaître, persuadée que cet homme avec qui je m’entends plutôt bien et que je considère comme honnête et raisonnable, va pouvoir faire entendre raison à Raymond, à moins que ce ne soit déjà fait et qu’il ne soit là que pour m’annoncer que notre chef regrette déjà son attitude suspicieuse de la veille. Mais je suis très vite déçue. Non seulement Bernard ne me rend ni mon sourire ni mon salut, mais comme Raymond la veille, il pointe son pistolet dans ma direction et n’arbore pas une expression plus gentille ou compréhensive.

Il ne me demande toutefois pas de lever les mains, lui non plus, et je passe devant lui d’une manière tout à fait naturelle et normale, du moins en apparence, parce que, dans ma tête, tout se bouscule. D’abord, mon inquiétude pour Jeanne ne cesse d’augmenter, puis celle concernant mon propre sort, tant le comportement de Bernard, en qui j’espérais trouver un allié, me perturbe.

Nous descendons jusqu’au premier étage sans prononcer une parole, et Bernard me désigne la porte de la pièce dans laquelle la vieille dame l’a soigné, m’incitant à y pénétrer.

A l’intérieur, je découvre trois personnes, assises derrière une table de bois, Le lit de camp sur lequel Bernard a été allongé quand il était blessé n’est plus là, mais à sa place, juste en face de la table,  il y a une chaise de paille sur laquelle on me demande de m’asseoir pendant que celui qui m’a amenée jusque là s’installe en compagnie de Raymond, Jacques et Madame Thérèse.

Ils ne disent pas un mot, me regardant tous les quatre avec tant de sévérité que je dois me retenir pour ne pas me recroqueviller sur ma chaise. Mais ce sentiment de malaise ne dure pas, et bientôt, je me rappelle que je n’ai absolument rien à me reprocher et me redresse, leur adressant mon regard le plus direct et le plus franc. Ils ne se laissent pas impressionner, mais je ne m’y attendais pas, tentant de repousser toutes mes angoisses au fond de mon esprit pour leur faire face le plus sereinement possible.

Enfin, après ce moment de silence qui me paraît interminable, Raymond prend la parole, ses yeux toujours fixés sur moi.

-« Je suppose que tu sais pourquoi tu es là, Gabrielle. Pour le moins, tu t’es rendue coupable d’insubordination en faisant ce que tu savais être strictement interdit. »

Il s’arrête de parler un instant, le temps de caresser son collier de barbe, puis reprend.

-« Mais ceci n’est pas le soupçon le plus grave qui pèse sur toi. Nous sommes inquiets, très inquiets. Quelqu’un qui émet en pleine nuit et dans le plus grand secret ne peut qu’avoir quelque chose à cacher, tu ne crois pas ? »

Il ne semble pas attendre de réponse, tournant enfin la tête vers ceux qui sont assis avec lui pour les voir tous hocher la tête comme s’ils approuvaient ce qu’il vient de dire. Ma frayeur, que j’étais plus ou moins parvenu à enfouir au fond de moi refait surface, additionnée d’une indignation que je n’essaie pas de contenir alors que je me lève pour répondre à ces sous-entendus sur ma loyauté envers, non seulement ce réseau, mais aussi mon pays.

-« Comment pouvez-vous, même à mots couverts, m’accuser de trahison ? Envers vous comme envers la France ? C’est vrai, je suis allée émettre en pleine nuit, et sans prévenir personne, mais c’était une décision spontanée, un geste irréfléchi qui ne m’a été dicté que par le souci que je me fais pour Jeanne ! »

Au fur et à mesure de mon discours, mon indignation augmente, et j’en frémis alors que je poursuis d’un ton rageur.

-« Vous êtes si soupçonneux que vous me donnez l’impression d’être persuadés de ma trahison, de n’avoir aucun doute sur ma culpabilité, comme si aucun d’entre vous n’avait jamais fait d’erreur, ou ne s’était jamais soucié de quelqu’un au point de faire n’importe quoi pour être un peu rassuré ! »

Face à moi, mes quatre interlocuteurs restent impassibles. Comme souvent, Raymond caresse pensivement son collier de barbe, alors que Jacques et Madame Thérèse chuchotent entre eux et que Bernard, lui, regarde ses mains. Ce comportement presque indifférent m’exaspère davantage et je mes mains sur les hanches, les invectivant plus fort.

-« L’époque que nous vivons, pour dure et difficile qu’elle soit, ne doit pas vous rendre paranoïaques ! Je ne suis pas une traîtresse au service  de l’ennemi, juste une jeune femme qui s’inquiète pour son amie, ne pouvez vous pas le comprendre ? »

Cette fois, le ton que j’emploie les fait sortir de leur apparente torpeur. Ils me considèrent tous les quatre, mais c’est encore une fois Raymond qui se charge de me répondre, la voix coupante.

-« Il n’y a pas que cette nuit. Le fait que tu aies refusé de nous aider à nous débarrasser des soldats, à la prison, ne joue pas en ta faveur non plus. En fait, rien ne nous incite à te faire confiance »

Il se tourne vers les trois autres une seconde puis ramène son regard vers moi.

-« Ta culpabilité n’est pas établie de façon certaine, mais il ne nous est pas possible de prendre le moindre risque. D’autant plus qu’il ne s’agit pas seulement de la sécurité de Jeanne, André et le passeur, mais aussi celle de tout le groupe qui vit ici, et même des réseaux avec lesquels nous sommes en contact. »

Je reste pétrifiée, comprenant soudain que mon sort est certainement déjà scellé, quoi que je puisse dire pour tenter de me disculper. Pourtant, après ce bref instant de stupeur, j’essaie encore une fois de me faire entendre.

-« Il vous suffit de questionner le passeur qui vous confirmera que je l’ai bel et bien appelé. »

Ce n’est pas Raymond qui me répond cette fois, mais la vieille dame. Elle reste assise, les mains croisées posées devant elle sur la table, mais me regardant dans les yeux,  son regard aussi froid que son ton de voix.

-« Tu es entrée en contact avec lui, oui. Mais qu’est-ce que ça prouve ? Sûrement pas que tu n’as pas passé d’autres messages, hier soir ou avant cela, par exemple pour prévenir l’ennemi du départ de nos camarades avec les parachutistes. Ce qui expliquerait que personne ne soit revenu de cette mission. »

Mon indignation croît encore en l’entendant m’accuser indirectement d’être à l’origine de la disparition de Jeanne et je hausse la voix, la colère prenant le pas sur le souci pendant un moment.

-« Comment osez-vous penser une chose pareille ? Jamais je ne pourrais faire quoi que ce soit qui nuise à Jeanne ! Je ne peux pas croire… »

« Je suis interrompue brusquement par la porte de la pièce qui s’ouvre à toute volée, laissant passer un Jacques qui marche rapidement en direction de ceux qui me font face, se penchant pour leur chuchoter quelques mots que je n’entends pas, mais qui semblent provoquer une réaction un peu mitigée en eux. D’abord, c’est de la joie que je vois se peindre sur leurs visages, vite remplacée par de la perplexité alors qu’ils me jettent tous un regard qui me paraît quelque peu incertain, jusqu’à ce que Raymond se lève et fasse un signe à Bernard, lui indiquant de me ramener à la chambre où j’ai passé la nuit.

Nous retournons donc à la petite chambre, Bernard toujours l’arme au poing. Bien que toujours aussi inquiète, je ne peux retenir une pointe de curiosité au sujet de ce que Jacques a bien pu dire aux quatre personnes qui se trouvaient assises à la table, et bien que n’étant pas sûre qu’il accepte de me renseigner, je me décide à lui poser la question directement.

-« Que s’est-il passé ? Qu’est ce que Jacques vous a annoncé de si important ? »

Comme je le craignais, la seule réponse que j’obtiens est un ferme « Ca ne te regarde pas » prononcé d’un ton particulièrement bourru qui me fait pousser un profond soupir de désappointement.  Je n’insiste pas toutefois, et c’est en silence que nous arrivons devant la porte de la  petite chambre. C’est Bernard qui l’ouvre, ce qui me permet de constater, alors que pour la première fois depuis que nous avons quitté les autres, il n’est pas derrière moi mais sur le côté, qu’il a rengainé son arme. Ce n’est pas grand chose, et peut-être ne l’a-t-il fait que pour avoir les mains libres pour ouvrir, mais cette constatation me réconforte un peu alors que je pénètre dans la chambre.

Sur la petite table, un petit déjeuner m’attend. Un bol de soupe, deux tranches de pain et une petite tasse de café sont déposés sur la petite table, et alors que je pensais ne pas pouvoir avaler quoi que ce soit, je mange le tout avec un certain appétit, même si, pas une seconde, mon souci pour Jeanne ne diminue.

Je passe la journée entière là, à ne rien faire d’autre que de me poser des questions dont je n’ai pas les réponses. A la mi-journée, c’est Bernard qui m’apporte un repas léger, déposant un plateau du même genre que celui du matin. Il ne prononce pas une parole, ne sourit pas, mais son attitude me paraît légèrement plus détendue et son visage un peu moins fermé. Cela ne diminue en rien l’angoisse que j’éprouve au sujet de Jeanne, mais pourtant , je me sens presque mieux après le départ de Bernard, même si je ne mange que du bout des lèvres.

L’après-midi est encore plus interminable. Je passe mon temps à marcher de long en large dans la pièce en tentant, avec plus ou moins de succès de contenir mon imagination et de chasser les images horribles que je vois derrière mes paupières.

La clef qui tourne dans la serrure me tire de mes pensées moroses, et je me tourne vers la porte, persuadée de voir entrer Bernard qui m’apporte mon repas du soir, mais c’est une toute autre personne qui franchit le seuil, fermant la porte à clef derrière elle.

Ses mains sont vides et ne portent aucun plateau, son avant-bras gauche est recouvert d’un énorme bandage et son front est orné d’une longue estafilade suffisamment profonde pour être sûre qu’elle laissera une cicatrice, mais son sourire est éclatant, et ses yeux aussi bleus et lumineux que le ciel d’été le plus pur.  Une seconde, je suis si sidérée que j’en resté pétrifiée, aussi immobile qu’une statue, alors qu’elle avance à grands pas vers moi, tendant déjà les bras, jusqu’à ce que reprenne enfin mes esprits et que je me jette contre elle.

Nous restons enlacées, savourant seulement la présence de l’autre un moment, mais très vite, nos bouches se trouvent, s’effleurant d’abord avant d’échanger des baisers si brûlants que je sens tout mon corps s’enflammer. Mes mains commencent à bouger d’elles-mêmes, glissant sous le pull de Jeanne,  caressant doucement sa peau et provoquant une quantité de petits frissons sur leur passage, tandis que la bouche de Jeanne quitte la mienne pour descendre le long de mon cou.

Des milliers de questions me viennent à l’esprit, et si mon inquiétude s’est envolée, il n’empêche que je m’interroge encore sur le sort qui m’est réservé, et sur ce qui a bien pu se passer pour qu’elle revienne avec tant de retard sur ce qui était prévu, mais pour l’instant, plus rien ne compte, et je repousse toutes mes interrogations à plus tard quand, doucement, nous basculons sur le lit de camp.

 

Ma tête appuyée sur l’épaule de Jeanne, je laisse mon index courir légèrement le long de l’entaille, sur son front, reprenant mon souffle tout en savourant le moment de détente et les réminiscences du plaisir intense que je viens d’éprouver. Dans mon dos, les mains de Jeanne tracent un délicat entrelacs de formes géométriques aléatoires, d’une  manière un peu machinale qui ajoute encore à mon bien-être. Je soupire, peu désireuse d’interrompre ce moment, mais les questions que j’ai repoussées sans aucun mal tout à l’heure, reviennent en force dans mon esprit, et je me redresse légèrement, déposant un tout petit baiser sur sa joue avant de questionner à voix basse.

-« Que s’est-il passé ? Pourquoi n’êtes-vous pas rentrés à temps ? »

Elle a un petit sourire et resserre son étreinte autour de moi avant de répondre.

-« Nous avons eu des ennuis dès le départ, avant même d’arriver à Poitiers. John, qui n’était peut-être pas encore suffisamment solide sur ses jambes, a trébuché dans les couloirs du train. Le juron qui lui a échappé à ce moment là était typiquement anglais. Malheureusement, il a été entendu par plusieurs passagers, et si la plupart d’entre eux ont fait comme si de rien n’était, j’ai tout de suite remarqué le regard curieux et particulièrement intéressé d’un homme. »

Elle s’interrompt, le temps de repousser une mèche de ses cheveux qui s’égare sur mon front, puis reprend.

-« J’ai fait de mon mieux pour ne pas avoir de réaction, du moins en apparence, mais j’ai surveillé l’homme du coin de l’œil, surtout quand nous sommes arrivés en gare. Il fallait que nous rendions chez le passeur sans être repérés par qui que ce soit, mais je me suis vite rendue compte que l’homme nous suivait. Il essayait d’être discret, en faisant mine de s’arrêter pour regarder les devantures, par exemple, mais à aucun moment je ne l’ai perdu de vue jusqu’à ce que, en concertation avec André, nous lui tendions un petit piège. Nous avons tourné au coin d’une rue, tous les quatre, et l’avons attendu, plaqués contre le mur de l’immeuble qui se trouvait là. Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que nous l’éliminions. »

Le dernier mot me fait frémir. Elle le sent et me jette un petit coup d’œil, mais garde un visage tout à fait serein pour murmurer qu’il n’est pas possible de faire du sentiment en temps de guerre, avant de recommencer son récit.

-« Nous ne pouvions pas emmener le corps avec nous, ni le cacher convenablement, alors nous sommes partis le plus vite possible, jetant de fréquents coups d’œil derrière nous pour vérifier que nous n’étions pas suivis, mais nous n’avons remarqué personne et avons réussi à atteindre le lieu de rendez-vous avec le passeur sans autre problème. C’est quand André et moi sommes retournés à la gare, pour repartir après avoir laissé les deux anglais, que les véritables ennuis ont commencés. »

Encore une fois, elle s’interrompt, fronçant les sourcils avec une expression contrariée que je trouverais adorable si les circonstances n’étaient pas les mêmes. Mais son silence ne dure pas, et elle reprend la parole presque aussitôt.

-« Les ennemis nous attendaient, dès les abords de la gare, et il y en avait sans doute aussi sur les quais, même si je ne peux pas l’affirmer avec certitude puisque nous n’avons pas eu le temps d’arriver jusque là. Je ne sais pas comment ils ont été mis au courant de notre présence ou de notre retour à la gare, mais je présume qu’un autre passager que l’homme que j’avais repéré a eu la langue trop bien pendue. Quoi qu’il en soit, nous avons aperçus les soldats avant de pénétrer dans la gare en elle-même et nous avons aussitôt pris la poudre d’escampette, malheureusement pas assez vite pour éviter d’être repérés par les ennemis. Ils nous ont pris en chasse, n’hésitant pas à tirer en pleine rue sans se soucier de toucher des passants. Nous courions le plus vite que nous le pouvions, tournant à droite, à gauche, changeant de direction le plus souvent et le plus brusquement possible, ne tenant aucun compte du fait que nous nous trouvions dans une ville que nous ne connaissions absolument pas ni l’un ni l’autre.

Nous avons réussi à semer la plupart d’entre eux, à l’exception de trois soldats qui ne voulaient pas lâcher prise et bientôt, nous avons été obligés de leur faire face. Nous nous trouvions à ce moment là dans une petite rue totalement désertée par ses habitants, j’ai même eu le temps de voir des volets se fermer quand nous nous sommes retournés pour affronter nos poursuivants. C’est  à ce moment là que j’ai été blessée, mais finalement, nous nous en sommes plutôt bien sortis  et nous avons réussis à nous enfuir. »

Elle lève son bras au moment où elle parle de sa blessure, mais ne paraît heureusement pas souffrir outre mesure. Son expression se fait songeuse un instant, ressemblant beaucoup à celle qu’elle arborait juste après la mort d’Alain, mais elle se reprend rapidement, me faisant même un petit sourire avant de poursuivre son récit

-« Nous sommes sortis de la ville avec l’idée de trouver une autre gare, de prendre le train ailleurs, mais après réflexion, nous avons pensé qu’elles seraient sans doute toutes surveillées, au moins dans les environs de Poitiers. Alors, nous avons commencé à marcher. Il faisait nuit, à ce moment là, et nous sommes sortis de la ville, avançant dans la campagne, le plus loin possible des routes et même des rares habitations, des fermes en général, que nous apercevions. Nous avons marché toute la nuit, et au matin, nous étions très fatigués. Ma blessure, que j’avais bandée de façon sommaire me lançait, et André, lui, ressentait des douleurs dues à un accident dont il a été victime il y a quelques années, et commençait à boiter bas.

Nous avons donc décidé de nous arrêter et de nous reposer un peu, conscients que nous serions de toutes façons bien plus faciles à repérer en plein jour. Et l’aube se levait. Alors, nous avons cherché un coin discret où nous pourrions récupérer et attendre la nuit suivante pour repartir, et j’ai même posé un collet, à quelques centaines de mètres de l’endroit où nous avons fini par nous asseoir, dans l’espoir d’attraper un lapin, ou un gibier quelconque, mais le gibier n’a pas été celui que nous espérions. C’est un agriculteur, un habitant d’une des fermes que nous avions évitées durant la nuit qui nous a trouvés, alors que nous somnolions tous les deux au pied d’un chêne. Il nous a fait très peur au début, nous n’avions vraiment pas envie de faire une nouvelle victime, en tous cas pas parmi les français, mais heureusement, nous n’avons pas eu besoin d’arriver à de telles extrémités. »

De nouveau elle s’interrompt, reprenant son souffle tout en resserrant son étreinte sur mes épaules, reprenant avec une expression un peu adoucie.

-« L’homme, qui faisait partie d’un petit réseau dans le même genre que celui d’où nous venons, dirigé par Francis, a vite deviné que nous étions des résistants, d’autant plus qu’il avait entendu parler de notre aventure de Poitiers et des trois soldats que nous avions abattus. Il nous a donc pris en charge, nous emmenant dans un endroit sûr où nous avons pu nous restaurer et prendre un peu de repos d’abord, puis s’occupant de trouver quelqu’un pour nous emmener en voiture jusqu’à Niort, où nous avons pris le train de manière tout à fait clandestine, jusqu’à ce que nous arrivions ici. Nous avons fait le trajet de la gare à la ferme à pied, et ça nous a pris un certain temps, mais finalement, nous sommes arrivés en milieu de matinée. »

Elle se tait enfin et tourne la tête pour me regarder bien en face, cherchant peut-être à distinguer sur mon visage des signes de ma réaction devant ce long récit. Je lui souris, mais ne dis rien, heureuse de pouvoir simplement profiter de sa présence, mais le silence ne dure pas, puisqu’elle le rompt au bout de quelques secondes, effleurant mon cou, juste sous l’oreille, de la pointe de son index en m’interrogeant.

-« J’ai été particulièrement surprise, en arrivant, de découvrir que tu avais pratiquement été mise au secret. J’ai questionné Raymond, bien sûr, et il m’a tout simplement répondu que tu avais perdu sa confiance. Il a fallu que j’insiste pour avoir la possibilité de venir te voir, mais maintenant, j’aimerais que tu me donnes ta version des faits. »

J’acquiesce  en  soupirant, regrettant un peu de ne pouvoir savourer le moment plus longtemps, mais je comprends sa curiosité et je lui explique succinctement le déroulement des évènements, n’omettant pas de préciser que si l’idée de contacter le passeur était sans doute irréfléchie, je n’y ai vu aucun mal à ce moment là, et qu’il ne m’est pas venu à l’idée que Raymond y verrait une possibilité de trahison.

Elle me croit, je n’ai aucun doute là-dessus, mais semble un peu contrariée par l’initiative que j’ai prise ce soir là, bien qu’elle ne donne pas l’impression de m’en vouloir pour autant, au contraire. Elle hausse les épaules et me raconte qu’en apprenant cette histoire de la bouche de notre chef, sa première réaction a été la crainte que je n’ai été sanctionnée de manière beaucoup plus sévère, et pour tout dire, définitive, mais une fois qu’elle a été rassurée sur ce point, elle n’a eu de cesse d’insister pour venir me voir, malgré la fin de non recevoir que Raymond et Madame Thérèse lui avaient opposée. Bien sûr, il lui a fallu insister, faire valoir la confiance qu’on avait en elle, les preuves de loyauté qu’elle avait données, mais à force d’arguments, et en ne lâchant prise à aucun moment, elle a fini par obtenir le droit de venir me parler. Son ton reste doux et tendre alors qu’elle m’explique ce qui a finalement été décidé par Raymond.

-« J’ai réussi à lui faire admettre que je devais te voir, ne serait-ce que parce que je suis celle à qui tu te confieras le plus volontiers, mais il y a un point sur lequel il n’a pas voulu céder. Tu ne sortiras pas de cette chambre tant qu’il n’aura pas acquis la certitude que tu n’a pas envoyé de message compromettant. »

L’idée de rester enfermée ici ne me réjouit guère, mais je suis tout de même soulagée de savoir que ce sera ma seule sanction pour ce que notre chef considère comme de l’insubordination. Cependant, un point demande à être éclairci, et je m’empresse d’interroger Jeanne à ce sujet.

-« Comment va-t-il vérifier que je n’ai contacté que le passeur ? »

Elle a un petit sourire un peu amer, avant de me répondre doucement.

-« Avec le temps. Si rien ne se passe dans les trois ou quatre semaines qui viennent, il pourra raisonnablement penser qu’aucune information concernant nos activités ou nos projets n’a été divulguée. »

Je ne parviens pas à retenir un grognement de contrariété. Trois à quatre semaines me paraissent une éternité ! Mais je n’ai pas le choix et je décide de faire contre mauvaise fortune bon cœur, d’autant plus que les choses auraient certainement été bien pires si Jeanne n’était pas revenue pendant que j’étais dans la pièce qui ressemblait à un prétoire, face à ces quatre personnes qui me donnaient l’impression de me juger. Soupirant avec résignation, je me colle un peu plus contre le corps de mon amie, recommençant à caresser délicatement la peau de son ventre. Très rapidement, elle réagit,  resserrant sa prise sur mes épaules alors que ses lèvres viennent se perdre dans mon cou. Je gémis, déjà prête à recommencer ce qu’elle m’a fait découvrir tout à l’heure, mais nous sommes interrompues par de forts mouvements sur la poignée de la porte, indiquant sans contexte que quelqu’un veut entrer. Nous sursautons toutes les deux et nous levons en hâte, cherchant déjà nos vêtements éparpillés sur le sol de la petite chambre, Jeanne déjà à moitié vêtue quand elle s’approche de la porte pour crier à celui qui frappe de plus en plus fort maintenant, d’attendre deux secondes.

Nous nous dépêchons et il faut très peu de temps pour que Jeanne ouvre enfin la porte, découvrant sur le seuil un Bernard aux mains encombrées par le plateau qui contient mon repas et visiblement agacé d’avoir attendu, qui nous jette à toutes deux un coup d’œil soupçonneux alors qu’il se demande manifestement à quoi nous pouvions être occupées pour le faire patienter ainsi. Si je ne peux m’empêcher de détourner le regard, sentant un peu de rouge me monter aux joues, ma compagne, elle, reste parfaitement naturelle et sereine, s’effaçant pour laisser passer l’homme en ne paraissant ressentir aucun embarras, contrairement à moi.

Bernard dépose le plateau sur la table sans même me jeter un regard, puis se tourne vers Jeanne, l’expression interrogative.

-« Ca fait bien longtemps que tu es là. Aurais-tu eu des problèmes pour interroger cette jeune femme ? »

Sa façon de le dire me dérange, et il s’en faut de peu que je ne bondisse en l’entendant employer le verbe « interroger », jusqu’à ce que je me souvienne à quel point Jeanne a dû insister pour obtenir le droit de me rejoindre dans cette chambre, et qu’elle a elle-même reconnu avoir parlé du fait que je me confierai sans doute plus facilement à elle qu’à qui que ce soit d’autre, mais il n’empêche que le terme me gêne et que toute la joie que je ressentais depuis l’arrivée de Jeanne dans la chambre s’envole, et c’est sans entrain que je me dirige vers la table et le plateau déposé dessus.

De son côté, Bernard ne s’attarde pas et retourne à la porte, mais s’arrête sur le seuil, se tournant vers ma compagne, un sourcil levé et dans une posture qui indique l’attente, comme s’il s’attendait à ce qu’elle le suive, mais elle refuse d’un mouvement négatif de la tête. Ca le surprend, et il insiste, lui faisant remarquer qu’elle n’a plus rien à faire ici, une réflexion qui lui arrache un sourire alors qu’elle répond doucement.

-« Je préfère rester ici, pour tenir compagnie à Gabrielle. »

La désapprobation est claire dans le regard comme dans la posture de Bernard, mais il ne prononce pas un mot en ce sens, se contentant de hausser les épaules en marmonnant « à ton aise », d’un ton qui indique son incompréhension et son mécontentement alors qu’il quitte la pièce en laissant la clef sur le côté intérieur de la porte. Jeanne se précipite pour fermer immédiatement après son départ, puis revient vers moi, passant un bras sur mes épaules pour jeter un coup d’œil sur le contenu du plateau.

Le repas qui est là est léger, même pour une seule personne, mais nous le partageons volontiers, échangeant sourires et regards complices alors que nous prenons une cuillère de soupe à tour de rôle. Il faut peu de temps pour que nous terminions, et très vite, nous retournons nous allonger sur le lit de camp prévu pour une seule personne, mais dont l’étroitesse ne nous dérange absolument pas. Et c’est là, dans cette chambre minuscule qui me sert de cellule, que je passe la nuit la plus délicieuse de ma vie.

 

Les jours qui suivent me paraissent interminables. Chaque matin, Jeanne me quitte pour s’en aller vaquer à ses occupations, prenant ses repas dans la salle commune, alors que je passe la journée entière enfermée sans la possibilité de sortir prendre l’air ne serait-ce qu’une demi-heure par jour. Je m’ennuie terriblement, et ma compagne le comprend très vite, m’amenant aussi souvent qu’elle le peut, des livres qu’elle déniche je ne sais où, et essayant de passer le plus de temps possible avec moi. Mais si mes soirées et mes nuits sont  plus belles que ce que j’ai jamais pu rêver, mes journées ne sont emplies que de vide, d’autant je ne reçois aucune visite. Ni Françoise avec qui je m’entendais pourtant plutôt bien, ni Jean-Pierre ou Jacques, qui semblaient pourtant tous deux avoir de l’estime pour moi, ni même Raymond, le chef de ce réseau après tout, ne paraissent se soucier de savoir comment je vais, et je sais par Jeanne qu’aucun d’eux ne demande de mes nouvelles. Et si Bernard m’amène mes repas trois fois par jour, il reste silencieux et ne répond jamais à mes tentatives pour entamer une conversation, tant et si bien que je finis par abandonner et reste aussi silencieuse que lui à chacun de ses passages.

Il faut cinq longues semaines pour que notre chef et ceux qu’il considère comme son état major commencent à admettre que je n’ai sans doute pas passé d’autre message que celui adressé au passeur. C’est Jeanne qui aborde le sujet, un soir, alors que nous sommes toutes deux allongées sur le petit lit de camp, si serrées l’une contre l’autre que je suis pratiquement allongée sur le corps de ma compagne.

-« Une réunion est prévue, demain soir après les cours, entre Madame Thérèse, Raymond, Bernard et Jacques, pour décider ce qu’il va advenir de toi. Ils ne m’ont pas proposé de me joindre à eux, mais encore une fois, j’ai insisté jusqu’à ce qu’ils acceptent ma présence. »

La somnolence dans laquelle j’étais en train de sombrer disparaît instantanément, et je me redresse vivement, prenant appui sur mon coude pour jeter à ma compagne un regard plus inquiet que je ne le voudrais. Elle me sourit d’un air rassurant, ajoutant doucement qu’au moins, avec elle, j’aurais une alliée dans la place. Ca me réconforte un peu et je me laisse aller, me rallongeant sur son côté en soupirant, puis l’interroge à voix basse, tentant de garder un ton de voix égal, comme si je ne me faisais aucun souci.

-« Que crois-tu qu’ils vont décider ? Que peuvent-ils me faire ? Ils se rendent quand même bien compte que je n’ai rien fait de mal ! »

Elle acquiesce du menton tandis que son index court sur la petite ride de contrariété, au milieu de mon front.

-« Je suppose qu’ils vont prendre quelques mesures disciplinaires, ne serait-ce que parce que le fait d’avoir utilisé l’émetteur sans permission est considéré comme de l’insubordination. Mais je n’ai aucune idée de ce que peuvent être ces mesures.»

Une nouvelle fois, je soupire, pas vraiment rassurée par ces paroles, marmonnant en enfouissant le nez au creux de son cou.

-« Comme si toutes ces semaines passées au secret, quasiment en cellule, n’étaient pas une punition suffisante. »

Un peu surprise de l’entendre rire, je relève brusquement la tête pour trouver son beau regard bleu brillant d’une lueur malicieuse, posé sur moi. Ca m’intrigue, mais je n’ai pas le temps de lui poser la moindre question que déjà, elle referme ses bras autour de ma taille, murmurant au creux de mon oreille que cet enfermement forcé a quand même quelques avantages. Et puis, sa bouche trouve la mienne, et je ne peux que partager son avis.

 

C’est avec une impatience additionnée d’un peu de fébrilité que j’attends son arrivée, le lendemain soir. Assise sur l’unique chaise, les deux coudes posés sur la petite table, je fais machinalement tourner un stylo entre mes doigts, guettant les bruits de pas, dans l’escalier, qui m’indiqueraient la fin de mon attente. La nuit est tombée depuis un long moment déjà, et par la seule petite fenêtre je distingue nettement les étoiles qui brillent dans le ciel parfaitement dégagé de ce début du mois de mars. C’est avec un sursaut que je réagis au bruit de la clef dans la serrure, et malgré moi, je sens ma gorge se serrer d’angoisse alors que le battant s’ouvre doucement. Et puis, elle est là, ses lèvres étirées dans un sourire rassurant et chaleureux, tandis que, derrière elle, je distingue la silhouette de Raymond qui l’accompagne, la mine grave et sévère.

La présence de notre chef, que je n’attendais pas, me met un peu mal à l’aise, mais je m’efforce de ne pas le montrer, redressant le menton, alors que je me lève à leur entrée. Lui ne sourit pas, répondant à mon salut formel par un signe de tête un peu rigide avant de s’installer d’autorité dans la seule chaise de la pièce.  Nous nous asseyons sur le lit, et il est obligé de se tourner sur la gauche, fronçant les sourcils en secouant la tête avec désapprobation en voyant le bras de Jeanne se poser sur mes épaules, puis soupire et prend doucement la parole, s’adressant directement à moi alors que  sa main droite vient caresser son collier de barbe sans même qu’il ait conscience de son geste.

-« Nous avons longuement réfléchi à ton insubordination, et au problème que tu représentes pour nous tous, et pour le réseau. »

Il s’interrompt, me regardant pensivement comme s’il attendait que je réagisse à ce petit préambule, mais je ne bronche pas, et il reprend après quelques secondes de silence.

-« Nous estimons tous, à l’exception de Jeanne en qui tu as une alliée pour des raisons que j’ai parfois du mal à comprendre, que l’insubordination dont tu t’es rendue coupable en émettant sans permission, doit être sanctionnée. »

Cette fois, je réagis, profitant du petit temps qu’il prend pour respirer à la fin de sa phrase, pour lui faire remarquer que passer cinq semaines enfermée me paraît une punition bien suffisante, mais il ne me laisse pas en dire davantage, levant une main pour m’arrêter alors que je parais bien lancée, son geste si impératif qu’il coupe net mon élan. Il ne semble pas convaincu pour autant et jette un rapide coup d’œil à sa montre, comme s’il était pressé de s’en aller, avant de reprendre immédiatement la parole.

-« A titre personnel, je pense que c’est là une punition bien légère pour avoir mis tout le réseau en danger par ton inconséquence. Ceci dit, puisqu’il apparaît que tu ne nous as sans doute pas trahis, il fallait tout de même prendre une décision en ce qui te concerne. J’ai longuement parlé à ma tante, ainsi qu’à Bernard et Jacques qui sont les plus anciens ici, et que je considère comme mes bras droits, d’abord en privé, les uns après les autres, puis durant la réunion que nous avons eue ce soir. La seule voix qui s’est élevée pour prendre ta défense est celle de Jeanne, et, parce que nous avons pleinement et complètement confiance en elle, nous l’avons écoutée. Ca ne veut pas dire que nous approuvons chacun de ses arguments, mais nous avons finalement décidé de nous ranger à son opinion. »

Il se tait un instant, apparemment seulement pour se ménager un effet, comme s’il était un acteur dramatique sur une scène. Ca ne m’amuse pas du tout, mais si je bous d’impatience, je ne veux pas lui donner la satisfaction de le laisser voir, et tente de rester impassible, me contentant de jeter un regard en coin en direction de ma compagne dont le petit air satisfait me laisse penser que la sanction, quelle qu’elle soit,  ne devrait pas me déplaire tant que ça. Je reste donc stoïque, attendant avec apparemment beaucoup de calme et de patience qu’il veuille bien terminer, ce qu’il finit par faire, caressant sa barbe du même geste machinal qu’à l’accoutumée.

-« Il a donc été décidé, à l’unanimité, que tu quitteras notre réseau le plus rapidement possible, pour te rendre en Angleterre où tu seras prise en charge par des instructeurs qui t’enseigneront, non seulement tout ce que tu as besoin de connaître pour être une meilleure résistante, mais aussi un peu de la discipline dont tu manques cruellement. »

Il se lève immédiatement après cela, et je le regarde avec des yeux éberlués alors qu’il quitte la pièce en saluant Jeanne d’un signe de tête. Je prends une seconde pour me recentrer, incapable de croire qu’elle sourit avec une telle satisfaction alors que Raymond vient juste de m’annoncer mon prochain départ, et par là-même notre séparation imminente, et quand elle m’enlace, paraissant tout à fait heureuse de la situation, je ne peux m’empêcher de la repousser brusquement, luttant pour refouler les larmes que je sens me monter aux yeux.

Ma réaction la surprend, c’est évident dans son regard, mais elle garde son calme, se contentant de poser ses mains sur ses hanches, me fixant avec perplexité, un sourcil levé,  attendant manifestement que je m’explique. Ce que je fais sans pouvoir retenir ma colère, criant alors que je brandis un index menaçant dans sa direction.

-« Pourquoi ? Pourquoi te débarrasses-tu de moi comme ça ? Tu n’avais donc pas le courage de me dire que ce que nous vivons n’avait pas d’importance pour toi ? »

Je cesse brusquement de crier, trop occupée à lutter contre mes émotions pour poursuivre, et me détourne, me dirigeant vers la fenêtre dans l’espoir de l’empêcher de voir à quel point je suis bouleversée, mais à peine ai-je posé mon front contre le carreau qu’elle est derrière moi, ses mains sur mes épaules et ses lèvres frôlant mon oreille pour murmurer.

-« Je ne me débarrasse pas de toi, bien au contraire. »

C’est plus que je ne peux supporter et de nouveau, je suis obligée de lutter contre les larmes que la colère avait repoussées quelques instants, plaquant la paume de ma main sur ma bouche alors que de violents sanglots me secouent la poitrine. Derrière moi, Jeanne se rend compte de mon état et elle resserre sa pression sur mes épaules, puis tire sur la droite, m’incitant ainsi à pivoter sur mes talons de manière à lui faire face.

Son regard est doux et tendre, et je la laisse me tirer contre elle, posant ma joue contre son épaule alors que les larmes s’échappent de mes yeux sans que je ne puisse plus rien faire pour les retenir. Elle me berce contre elle en silence, attendant un moment d’accalmie pour chuchoter

-« Je ne me débarrasse de personne, je pars avec toi. »

J’entends la phrase, mais il me faut bien une seconde pour en comprendre le sens. Je relève la tête en reniflant, essuyant du revers de la main les larmes qui coulent sur ma joue, pour lui jeter un regard plus éberlué qu’autre chose. Peut-être que mon expression, partagée entre le chagrin et la stupeur, est comique, parce qu’elle sourit largement en me regardant, avant de hocher vigoureusement la tête, confirmant ainsi ce qu’elle vient de dire.

Je n’en reviens pas. Ma première réaction est la joie, une grande vague d’allégresse qui m’envahit avec une incroyable force, m’amenant à resserrer mon étreinte alors que je plonge de nouveau mon visage contre son épaule, riant et pleurant à la fois, jusqu’à ce que je sente la culpabilité s’ajouter au melting pot déjà bien fourni des émotions que j’éprouve après l’avoir accusée de vouloir m’abandonner sans même lui laisser le temps de s’expliquer. Elle ne semble pas vexée cependant, continuant de me serrer contre elle alors que ses lèvres effleurent mon front.

Je finis par me calmer et relève doucement les yeux, prête à m’excuser, mais elle ne m’en laisse pas le temps, murmurant doucement qu’il n’a jamais été question que je parte sans elle, et puis, elle m’embrasse, tendrement, dans un baiser chaste et léger qui me fait frissonner bien davantage que tout ce qu’elle a pu faire jusqu’à présent. Ce n’est que bien plus tard, une fois que j’ai entièrement retrouvé mon calme, qu’elle me prend par la main, m’entraînant sur le lit pour nous y asseoir toutes les deux, avant de me raconter qui s’est dit pendant la réunion qu’ils ont tenue à mon sujet.

Elle me parle longtemps, m’expliquant que Raymond, le premier à prendre la parole sur un  ton qui faisais penser à un avocat général, a d’abord tenu à rappeler les faits, relatant sans complaisance comment il m’avait découverte, sortant de la planque, au fond de la remise, mais aussi mon incapacité à tuer les soldats désarmés, dans la prison, terminant en prévenant que la moindre faiblesse à mon égard pourrait avoir des conséquences sur la discipline et la loyauté de tous ici, à la ferme.

Après ça, tout le monde a donné son avis. La plus sévère étant Madame Thérèse, Jacques et Bernard étant un peu plus modérés et indulgents alors que, bien entendu, Jeanne, quant à elle, prenait ma défense avec énergie et conviction. Le débat n’a pas été très long, puisque si les deux hommes envisageaient simplement une sanction, le chef de notre réseau et sa tante, eux, ne souhaitaient rien d’autre que de me voir quitter la ferme. Ils ont obtenu gain de cause, mais seulement après que ma compagne ait réussi à leur arracher la promesse qu’elle partirait elle aussi, avec moi, arguant du fait, non pas qu’elle ne souhaitait pas me quitter, l’argument n’ayant sans doute pas grande valeur à leurs yeux, mais qu’elle souhaitait apprendre tout ce qu’elle pouvait afin d’améliorer sa contribution à la lutte contre l’ennemi de  toutes les façons possibles.

-« Je n’ai même pas eu besoin de mentir à ce sujet, ils savent à quel point je suis déterminée à chasser l’occupant de notre pays, et à leur faire payer tout le mal qu’ils ont fait. »

Elle n’a pas besoin d’en dire davantage pour que je sache que c’est à son frère qu’elle pense, la lueur que je distingue dans ses yeux en est la preuve, tout autant que ses mâchoires qui se resserrent, indiquant la colère qu’elle a du mal à contenir, tout autant que son chagrin, dès que le souvenir d’Alain devient trop vif dans sa mémoire.

Je ne réponds pas, tentant plutôt de la réconforter en passant mon bras sur ses épaules avant de la tirer contre moi, Elle répond à mon étreinte en m’enlaçant à son tour, et nous restons un long moment comme ça, jusqu’à ce que la fatigue nous rattrape, nous incitant à nous allonger, et c’est ainsi que nous nous endormons, enlacées et serrées l’une contre l’autre.

 

Nous partons deux jours plus tard seulement, en début d’après-midi. Comme à l’accoutumée, c’est Jean-Pierre qui nous emmène, conduisant la camionnette sur les chemins de campagne qu’il connaît depuis toujours puisqu’il est né dans la région. Près de nous, assis à l’arrière, Bernard somnole, tandis que Fernand, lui, s’agite, se tordant le cou pour voir le paysage par la vitre du conducteur, changeant constamment de position, tantôt assis le dos contre la paroi de métal, tantôt à demi-allongé le menton appuyé dans la paume de sa main, et paraissant s’ennuyer considérablement.

La route est longue, la seule péripétie se résumant, en fin d’après-midi, à un barrage dressé par l’ennemi, que nous passons sans problème. A aucun moment, les soldats ne s’aperçoivent que nos papiers sont faux, fabriqués très habilement par l’un des membres du réseau, un ancien imprimeur bien décidé à mettre ses talents au service de la résistance.

C’est en tout début de soirée que nous arrivons en bord de mer, au Nord de Caen. L’endroit, un grand champ herbeux et dénué d’arbre, où nous nous installons pour attendre est désert, mais par souci de discrétion, Jean-Pierre gare la camionnette à presque trois kilomètres, au beau milieu d’un petit verger qu’il semble connaître parfaitement, nous obligeant ainsi à terminer le trajet à pied, cheminant à travers champs et bois en nous dissimulant du mieux que nous pouvons.

Assis sur le sol, bien camouflé dans les hautes herbes que les pluies récentes de ce début de printemps ont fait pousser en abondance, nous patientons un long moment, les yeux rivés sur la mer, guettant la moindre embarcation que nous voyons, ou croyons voir.

Si l’idée de ce départ pour un pays inconnu dont je ne connais même pas la langue, me rendais nerveuse jusqu’à ce que nous quittions la ferme, je me trouve bien plus sereine maintenant. Peut-être parce qu’au fond de moi, j’admets que c’est une solution qui me convient, l’ambiance devenant difficile avec Raymond et sa tante notamment, ou bien seulement parce que finalement, tout ce qui compte pour moi est de rester avec Jeanne, et peu importe où nous sommes, et ce que nous faisons.

Je souris toute seule à la pensée de ma compagne. Installée tout près de moi, son beau regard bleu fixé sur l’horizon, elle mâchonne un brin d’herbe d’un air songeur, souriant aussitôt qu’elle remarque mon visage tourné vers elle. Mais elle ne lâche pas la mer du regard et c’est presque sans surprise que je la vois brusquement tendre l’index vers la mer en poussant un petit cri pour attirer l’attention de chacun.

Dans l’obscurité de la nuit, une lueur clignote, bougeant au gré des mouvements de l’embarcation que nous distinguons vaguement sur la surface liquide et mouvante de la Manche. Déjà, alors que je mets debout le plus rapidement possible, m’accrochant au bras de Jeanne pour m’approcher doucement de la rive, Bernard répond aux signaux, allumant et éteignant alternativement sa lampe torche, donnant l’impression d’un véritable dialogue avec les occupants du navire qui arrive.

Ce n’est que lorsque le petit bateau de pêche est tout près de la grève, oscillant au gré des vagues, que nous descendons là, nous aussi. Déjà un homme descend d’une petite barque, la tirant sur le sable pour l’empêcher de repartir avec la houle avant de tourner vers nous un visage que je distingue mal à la seule lueur lunaire, mais qui me paraît sympathique tout de même. Il serre la main de Bernard, salue courtoisement Jean-Pierre et Fernand, puis s’approche lentement de nous, un sourire accueillant aux lèvres, mais l’expression tout à fait sérieuse alors qu’il nous observe, pour nous inviter immédiatement à monter à bord de la barque dans un français tout à fait correct, bien que teinté d’un fort accent.

Nous obéissons sans attendre, prenant toutefois le temps de dire « au revoir » à nos camarades, ceux-ci se montrant d’ailleurs, et à mon plus grand plaisir, aussi chaleureux avec moi qu’avec Jeanne malgré les rumeurs qui ont circulé sur mon compte. Ensuite, nous grimpons dans la barque, ma compagne aidant l’homme à la remettre à flot avant de sauter à l’intérieur pour venir prendre les rames.

Il faut très peu de temps pour que nous soyons à bord du bateau de pêche. Là, l’homme, qui se prénomme James, nous présente les trois personnes qui l’accompagnent, nous recommandant de ne pas rester trop longtemps sur le pont, précisant qu’il se trouve, à fond de cale, un petit compartiment situé juste derrière la réserve de poissons, aménagé exprès pour les fugitifs tels que nous, ce qui me permet de comprendre que ceux qui viennent de nous prendre en charge n’en sont pas à leur premier voyage de ce genre. Nous acquiesçons, mais avant de descendre nous dissimuler au plus profond du navire, je prends le temps de regarder les côtes françaises, dont les contours commencent déjà à s’estomper dans l’obscurité de la nuit.

C’est là, sur cette terre que je laisse derrière moi, que sont morts ma mère, ma grand-mère et Alain, aucun d’eux n’ayant eu une sépulture décente. C’est là que je laisse, sans certitude de les revoir un jour, tous les gens que j’ai rencontrés récemment, de Francis à Raymond en passant par Madame Thérèse et Marcelle, et dont le souvenir ne me quittera pas de si tôt.

Je soupire, un peu nostalgique, quand je sens la main de Jeanne se poser sur la mienne. Je tourne la tête pour trouver ma compagne qui me demande gentiment de la suivre jusqu’à la cale. J’acquiesce d’un mouvement du menton, jette un dernier regard dans la direction de mon pays, et lui emboîte le pas, toute mélancolie envolée. L’Angleterre sera une terre accueillante,  la guerre ne durera pas toujours, et l’avenir ne peut que nous sourire. C’est avec cette certitude bien ancrée au fond du cœur que, pour la première fois, je m’endors loin du pays où je suis née.

 

Fin.

 

 

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Commentaires
T
Je suis surprise par la tendresse qui se dégage de ton récit, alors qu'il survient dans un contexte tellement rempli de violence... Les regards, les touchers qui s'amplifient, et la douceur au-delà des mots, une plume troublante à chaque fois ;)
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S
Ben là ! la guerre est pas finie elle !!!<br /> <br /> '-)
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G
On fait ce qu'on peut. :-)<br /> <br /> Merci Isis.
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I
Belle conclusion positive et ouverte.<br /> <br /> <br /> <br /> Merci Gaxé !<br /> <br /> <br /> <br /> Isis.
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