Indiscrétions, épisode 13
INDISCRETIONS
Deuxième
Saison
Fanatic
and TNovan
[NDLT : les mots en français dans le texte
seront notés en italique]
Episode Treize : Des
réserves
Je suis en route vers Cuba.
Pas le Cuba de Fidel Castro, et
pas pour un reportage sur Elián Gonzales. Le monde n’a pas besoin d’une autre
histoire sur ce pauvre, pauvre petit garçon.
Hé non, je suis en route vers Cuba
au Nouveau Mexique.
Qui se trouve, selon la carte que
j’ai dépliée sur le tableau de bord, à cent trente kilomètres au nord et
légèrement à l’ouest d’Albuquerque. La Réserve Indienne Navajo de Coyote Lake
est à environ quinze kilomètres au sud de Cuba, et c’est le lieu de notre prochain
reportage.
Couvrant cinquante-six kilomètres
carrés, la réserve abrite environ soixante membres de la Nation Navajo, avec
cent autres personnes vivant à proximité à Cuba. La plupart de ceux-là ont
quitté la réserve pour le travail et les possibilités d’éducation pour leurs
enfants. Bien que Cuba ne soit pas une métropole bourdonnante d’activité, son
système économique est en meilleur état que celui de la réserve.
Et c’est pour cette raison même
que je m’y rends.
GeoTech est une des compagnies d’énergies
alternatives les plus grandes des Etats-Unis. Leur siège est à Denver et ils
sont présents à travers tout le Sud-ouest. Elle se concentre en priorité sur
l’énergie nucléaire et fait tourner plusieurs centrales du genre en Arizona, au
Nevada et en Utah. Les gens apprécient le coût relativement réduit de cette
énergie, pourtant personne ne veut des déchets qu’elle produit. On dirait que
personne n’est suffisamment désespéré pour accepter de stocker les barres usagées,
même en échange d’une large prime financière, à part la tribu de Coyote Lake.
Ce qui a conduit à des
dénonciations de racisme environnemental. Je suis ici pour essayer de clarifier
ce bazar et de voir le fond de l’histoire.
Kels me manque déjà.
Elle était insatiable samedi. Mon
dieu, je ne sais pas ce qu’il lui a pris. Quoi qu’il en soit, ça m’a plu.
Beaucoup. Il faut juste que je me souvienne de boire plus de liquides.
Oh, ne pense pas à ça, Harper. La
semaine va déjà être suffisamment longue telle que c’est. Je déteste être loin
d’elle et de nos bébés.
Nos bébés. Des jumeaux.
Ouah.
Deux de tout. Deux premiers
sourires. Deux premiers pas. Deux premiers mots. Deux premiers rendez-vous
amoureux. Et deux premiers baisers.
Oh, Seigneur, faites que je n’aie
pas deux filles. Je ne sais pas si mon pauvre cœur pourrait le supporter. Deux
garçons, ça serait plus mon domaine. Je pourrai les gérer. Je les comprends. Je
veux dire, franchement, qu’est-ce qu’il y a à comprendre ?
Mais bon, dans ce cas je ne pourrais
pas voir deux petites puces qui me rappelleraient Kels. Je veux une petite fille
aux cheveux blonds et aux yeux verts. Comme ça un jour une petite chanceuse –ou
un petit chanceux- ressentira pour elle ce que je ressens pour sa mère.
Au moins mon langage leur paiera
les études à tous les deux.
* * *
Le téléphone sonne dans mon
oreille. Je regarde la photo sur mon bureau. « Tu me manques, Tabloïde. Ce
n’est tout simplement pas la même chose de vomir sans toi. »
« Hill à l’appareil. »
Je me racle la gorge et prends une
profonde inspiration. « Beth, c’est Kels. »
« Tiens, bonjour
toi ! Je me demandais si tu allais finir par me donner un coup de
fil. »
« J’ai été tellement occupée.
Tu ne vas même pas le croire. » Ça c’est un euphémisme. J’ai la sensation
que ma chère amie va avoir une attaque en entendant la raison pour laquelle je
l’appelle. Je devine au ton de sa voix que ce n’est pas pour ce qu’elle pense.
« Si en fait, je peux le
croire. Je sais ce que c’est de s’installer dans un nouveau boulot. Le déménagement
depuis la côte ouest à dû être bien pénible. »
Je souris en pensant à quel point
ça aurait pu être moche si Harper n’avait pas été avec moi. Je ne crois pas que
j’aurais accepté la place si ça signifiait la quitter. « Non, c’était un
soulagement de quitter L.A. Ce boulot s’est présenté à un moment où j’en avais
vraiment besoin. »
« Je sais, chérie. Tout va
bien maintenant ? »
Je recule carrément le téléphone
et le fixe. Non, tout ne va pas ‘bien’ maintenant. On ne se remet d’un truc
pareil comme si c’était la grippe. Je replace le combiné à mon oreille en
prenant une profonde inspiration. « Je m’en sors. Ecoute j’ai besoin de
prendre un rendez-vous… »
« Certainement pas. Dis-moi
juste où tu veux que je t’emmène dîner. » Beth a-t-elle toujours été aussi
entreprenante ?
« Non, Beth, c’est un appel
professionnel. » Il n’y aura plus jamais d’appels personnels. « Il
faut que je modifie mon testament et que j’établisse de nouvelles
fiducies. »
Une légère pause surprise.
« On peut en parler en dînant. »
« Non. Non, Beth, on ne peut
pas en parler en dînant. Il s’est produit quelques sérieux changements dans ma
vie et, enfin, on ne va plus pouvoir se voir. »
Là, une pause nettement surprise.
« Hé bien, ça c’est du sérieux. »
« En fait, je vais me marier
et je suis enceinte. » Autant tout lui dire. Ça aidera à renforcer mes
arguments quand je lui dirai pourquoi on ne pourra plus se voir.
« Nom de dieu ! »
explose Beth. « Kelsey, bordel qu’est-ce qu’il… »
Je me demande comment elle se
débrouillerait avec un pot à gros mots. Pas aussi bien qu’Harper, je parie.
« Beth, ne crie pas. »
« Désolée. » Elle baisse
la voix d’un cran. « Merde, qu’est-ce qu’il s’est passé ? Mariée ?
Enceinte ? A qui et pour quand ? »
« Harper Kingsley et le 14
décembre. »
« Harper Kingsley ? La
Harper Kingsley dont tu ne voulais même pas prononcer le nom ? Merde,
Kelsey, la dernière fois que je t’ai vue… »
« Ouais, » je
l’interromps. Je ne veux pas entendre parler de mon passé. Il est trop
douloureux. Je veux me concentrer sur le futur. Mon futur avec Harper.
« Je sais mais les choses changent. Je suis amoureuse, Beth. Sois heureuse
pour moi. »
« Je le suis, chérie. »
Beth inspire profondément et je l’entends qui brasse des papiers sur son
bureau. « Je suis un peu choquée. Tu sais, je ne t’ai jamais vue te ranger
avec qui que ce soit. Et je ne t’ai certainement jamais imaginée avoir des
enfants. » Elle se racle la gorge et je sais qu’elle se prépare à dire
quelque chose de délicat. Mais je connais Beth. Elle va le dire quand même. On
ne s’est jamais retenu sur grand-chose l’une avec l’autre. « Que s’est-il
passé ? Est-ce que tu es tombée enceinte quand ce type… »
« Fais le calcul, Beth. Si
c’est prévu pour décembre, ça ne s’est pas passé avant mars. Donc je n’ai pas
été violée. » Grâce au ciel pour ça. « C’était une grossesse planifiée. »
« Bon, bien. D’accord,
maintenant que mon choc initial s’est dissipé, pourquoi est-ce qu’on n’irait
pas dîner ? En amies, » ajoute-t-elle rapidement. « Et on pourra
parler de ces modifications que tu veux faire. »
L’idée de sortir au restaurant
avec Beth ne m’enthousiasme pas. Je ne veux pas risquer que quelqu’un nous voit
et qu’Harper reçoive un rapport erroné de la situation. Pas qu’Harper ne me
fasse pas confiance, mais pourquoi lui donner une raison de tester cette
confiance ?
« Humm, je suis réellement
submergée de boulot en ce moment. Je suis très occupée par l’émission. Harper
et moi commençons un nouveau reportage et je dois faire beaucoup de recherches
en ce moment. »
« Je pourrais venir chez
toi, » propose Beth.
Oh non ! Pas question que je
la laisse venir chez nous si Harper n’est pas là. « Tu sais quoi, c’est
plus facile si on se retrouve au bureau. »
« Très bien. C’est bon demain
vers quatorze heure ? »
« Ça marche. »
« A demain alors. » Je
raccroche le combiné. Je repose mes bras et ma tête sur le bureau, en regardant
la photo avec Harper. « C’est fou ce que tu me manques. Pourquoi tu ne
m’appelles pas ? Je mettrai même le téléphone sur mon ventre pour que tu
puisses parler aux bébés. »
* * *
Je m’extrais de la voiture et
m’étire les jambes. Faire huit heures de vol pour Albuquerque –trois heures et
demie pour Dallas, une et demie pour Albuquerque, une heure d’escale et deux de
changement d’horaire- et conduire une heure de plus ne leur a pas fait du bien.
Même en Première Classe on sent la fatigue du trajet. Je me promène quelques
minutes et prend une grande bouffée d’air du Nouveau Mexique. Il sent le frais,
contrairement à celui de ma nouvelle ville d’adoption, avec plus qu’un soupçon
de senteur de pin. On trouve beaucoup d’arbres à feuillage persistant dans le
coin, ça me surprend. Je m’étais toujours imaginé le Nouveau Mexique comme un
désert. Considérant que je me trouve sur une hauteur à plus de deux milles
mètres d’altitude et que je suis entourée de Forêts Nationales, je suppose que
je m’étais gourée.
J’approche un petit bâtiment sur
le bord de la route. On peut lire ‘Centre Culturel Navajo’ sur la façade et
c’est mon point d’entrée dans la réserve. Une jeune femme m’attend sur le
porche, je présume que c’est Cora
Bingil, la porte-parole de la tribu, avec qui j’ai parlé durant le vol jusqu’ici.
Elle s’écarte de la rambarde contre laquelle elle s’appuyait et passe les mains
sur son jean. Elle fait à peu près la taille de Kelsey, avec une carrure moins
fine, pas lourde mais simplement solide. Elle a coiffé ses longs cheveux noirs
en une simple natte dans le dos et porte un blue jean, une chemise en flanelle
et une veste en cuir. Elle me fait un large sourire et me tend la main.
« Harper Kingsley ? »
Je prends sa main. Sa poignée est
ferme et vigoureuse. Elle, je l’aime bien. Rien de pire qu’une poignée de main
de poisson mort, surtout venant d’une femme. « C’est exact. C’est un
plaisir de vous rencontrer, Ms Bingil. »
Elle rit d’une voix basse.
« C’est bien trop formel pour moi. Je m’appelle Cora. Bienvenue chez nous.
J’espère que vous n’avez pas eu de difficultés à nous trouver. »
« Pas du tout. Vos indications
étaient très faciles à suivre. J’apprécie beaucoup votre bonne volonté à me
rencontrer. » Je ne l’ai appelée que dimanche après-midi, vu que Kels m’a
gardée occupée samedi. Toute la journée.
« Vous rencontrer ? Mais
nous voulons que vous viviez ici Harper. Nous voulons bien de toute personne
qui désire se renseigner et raconter notre point de vue sur l’histoire. »
Je hoche la tête. « C’est
pour ça que je suis là. Je veux tout savoir de ce qui se passe sur ce problème
de stockage. »
Elle fait un geste vers le ciel.
« Le soleil va bientôt se coucher. Voulez-vous faire une visite rapide
pendant que je vous explique le contexte ? »
« Bonne idée. Vous voulez
prendre ma voiture ? »
Cora secoue la tête. « Non.
Je parie que la mienne a de meilleurs amortisseurs. Ou du moins des
amortisseurs habitués à la région. » Elle pointe le parking derrière le bâtiment.
« Vous pouvez vous garer là. »
Merde. Je déteste quand c’est pas
moi qui conduis.
* * *
Le pick-up de Cora est une Ford 83
cabossée recouverte de plus de poussière que de peinture. Elle n’a pas l’air de
s’en soucier, mais moi je parie que mon jean noir sera devenu marron le temps
que je ressorte. Ça doit être parce que le désert a migré dans sa voiture, c’est
pour ça qu’on n’en voit pas dehors.
Le moteur s’allume dans un
grondement et on avance sur une route pavée vers le cœur de la réserve.
« Notre réserve est le foyer de soixante Navajo qui représentent six
clans ; environ cent membres de notre nation vivent dans les
alentours. »
« Des clans ? » je
répète après elle.
« Les Dineh sont organisés en
clans fondés sur les quatre clans d’origine nés de Femme Changeante. » En
voyant mon expression perdue, elle se reprend. « Entre nous nous ne nous
appelons pas Navajo. Nous sommes simplement les Dineh, le peuple. Les clans
sont un des aspects les plus importants de la vie de notre nation. On nous
enseigne que Femme Changeante pensait qu’il devrait y avoir plus de peuples
dans le monde, alors elle a frotté un peu de la peau de ses seins, de son dos
et de sous ses deux bras. De chaque frottement est né l’un de nos premiers
quatre clans. Aujourd’hui il y a plus de quatre-vingts clans dans notre Nation.
Ils nous aident à nous identifier les uns les autres et à maintenir des
relations étroites. »
« A quel clan appartenez-vous ? »
« Je précise que dans la
Nation Navajo le lignage est matriarcal, proche de celui du peuple Juif, je
crois. Donc, le nom du clan que je transmets est celui de ma mère, mais il est
dit que je suis née dans le clan de mon père. Donc, je suis du clan Bít’ahnii,
ce qui signifie le Peuple Aux Bras Croisés, et je suis née pour le clan Tótsóhnii
– ou clan de la Grande Eau. »
« Intéressant. » Je me
rappelle que les votes étaient divisés entre ceux qui vivent dans la réserve et
ceux qui vivent dans la ville proche. « Est-ce que ceux de ton
clan, » je lutte pour me souvenir de comment elle l’a prononcé, « les
Bítalani, sont opposés au stockage des déchets ? »
Elle sourit. « Très bien pour
une non-Dineh. C’est Bít’ahnii. Et oui, ma famille est contre cette profanation. »
« Est-ce que les clans sont
divisés sur le sujet ? Est-ce que ça fait partie du problème ? »
« Malheureusement oui, »
soupire Cora. « Ça fait ressortir beaucoup de vieilles rancœurs, et
parfois je m’inquiète de ce qui va se passer. »
« Vous pensez qu’il va y a
avoir des violences ? »
« Des violences perpétrées contre
nos esprits. Mais pas, je pense, contre nos corps. » Nous dépassons plusieurs
maisons croulantes tandis que nous poursuivons notre route. Cora doit
s’apercevoir que je les regarde parce qu’elle m’offre une explication.
« Ce sont des hogans, nos foyers traditionnels. »
« Vous n’avez pas de tornades
par ici, non ? »
« Non, pourquoi vous– »
elle se reprend. « Vous vous demandez pourquoi elles tombent en ruines.
Celles-là ont été abandonnées par leurs familles, très certainement parce que
quelqu’un y est mort. Les Dineh ne vivent pas dans un foyer touché par la mort
de cette manière. Quand un membre de notre Nation meurt, ses possessions
personnelles sont brûlées. S’il meurt dans la maison, on abandonne la maison au
délabrement. »
« Alors où meurent vos
gens ? »
Cora sourit avec indulgence.
« A l’hôpital. Exactement comme les vôtres. »
Je secoue la tête. « Désolée.
Si j’ai dit un truc débile c’était involontaire. Ça m’arrive de temps en
temps. » je soupire. « Du moins, c’est ce que me dit ma future
femme. »
* * *
J’ai dit à Brian que j’attendais
mon avocate, il ne perd donc pas de temps pour faire entrer Beth à son arrivée.
Il referme ma porte derrière elle. Je sais que nous ne serons pas interrompues
maintenant : il a ce regard-là sur le visage. Il se débrouille toujours
pour savoir ce qui est vraiment important pour moi.
Beth laisse tomber son manteau et
son porte-document sur le canapé avant de se retourner et de me faire face, les
mains sur les hanches. « Maintenant jeune demoiselle, viens par ici me
dire bonjour. »
Je me lève de derrière mon bureau
et vais la serrer dans mes bras. Nous sommes amies depuis trop longtemps pour
que ça change. Quand on se sépare, nous nous asseyons sur le canapé et nous
mettons à l’aise. Enfin, pas trop à l’aise. On est assise aux bouts opposés et
je place délibérément un des coussins entre nous. Juste un petit obstacle. Un
rappel amical qu’il ne s’agit que d’une visite amicale.
On frappe à ma porte et Brian
entre avec un plateau. Je le remercie d’un hochement de tête tandis qu’il pose
le café et mon jus de fruit.
« Besoin de rien d’autre,
boss ? »
« Non, merci. Si tu pouvais
juste… »
Il lève une main impérieuse, avec
l’air d’une des Supremes sur le point de clamer ‘Stop In The Name Of Love’
[‘Arrête Au Nom De l’Amour’], et je
me réfrène pour ne pas éclater de rire en l’imaginant en robe à paillettes
moulante. « Je retiens tous les appels à moins que ce ne soit l’Et…
Harper. » Il fait une grimace bête d’avoir presque laissé glisser le
surnom. « J’ai libéré tout ton agenda pour le reste de la journée. »
Il sourit à Beth et nous laisse seules.
« Ouah ! Il est bon. »
dit Beth en regardant la porte se fermer. Elle, mieux que quiconque, connaît la
valeur d’un bon assistant. Elle en a enchainé des millions.
« Il est à moi. Bas les
pattes ! » je plaisante, en lui versant une tasse de café.
« C’est ce qu’on
verra, » dit-elle d’un ton faussement menaçant. Beth tire son
porte-document sur ses genoux et en sort un dossier. « Alors, qu’est-ce
qu’on fait ? »
« Pour faire simple, il faut
que je réécrive mon testament et que j’établisse des fiducies pour les
enfants. »
« ‘Les’ ? Kelsey, tu
prévois d’en avoir combien ? »
Je ris légèrement. « J’avais
espéré en avoir au moins deux avant que ça ne devienne difficile. Mais on a eu
de la chance et j’ai des jumeaux. »
Elle ouvre grand la bouche.
« Quand tu fais quelque chose, tu ne t’arrêtes pas à mi-chemin,
toi. »
« Mais ça tu l’as toujours su
Beth. » Je prends une gorgée de mon jus en essayant de cacher mon sourire
derrière mon verre. Pas de doute, je ne me suis pas arrêtée en cours de route
avec elle à l’université. Mon dieu, j’ai l’impression que c’était il y a une
éternité.
« C’est vrai. » Elle
soupire un peu. « Bon, seigneur, que je comprenne bien la
situation. » Elle prend une inspiration pour s’éclaircir les idées.
« Je suppose que tu vas retirer Erik de ton testament en tant qu’unique
héritier. »
Je hoche la tête, la gorge soudain
nouée. Je donnerais n’importe quoi pour l’avoir encore avec moi, encore en
bonne santé, encore heureux. Est-ce qu’un jour ça ne fera plus mal de penser à
lui ? Enfin, je parviens à dire, « Tu as tous les papiers de sa
succession, je suppose. »
Elle acquiesce et sort un autre
dossier. « Il t’a laissée la majeure partie de tout. Il y avait une
dotation de vingt milles dollars à une fondation pour le SIDA et un héritage de
vingt milles dollars à son cousin Patrick. »
« Demande à mon comptable de
signer un chèque à Patrick pour le reste. Il en a besoin et moi certainement
pas. Tout ce que je veux ce sont les photos, les vidéos et ses posters de
films. » Je refoule mes larmes. « Même des mauvais. » J’aimerais
qu’il y en ait eu plus de ceux-là aussi. « Fais-lui également envoyer une
donation du même montant à la fondation, de ma part en mémoire d’Erik. »
Elle écrit une note. « C’est
fait. Quoi d’autre ? »
« C’est très simple, en fait.
Harper est mon héritière. Je lui laisse tout, sauf les fiducies établies pour
les enfants, et je veux qu’elle soit mon exécutrice testamentaire. Je veux
aussi qu’elle ait ma procuration complète. Nous avons déjà établis une
procuration de soins pendant que j’étais à l’hôpital en Californie, mais s’il
faut qu’elle soit renouvelée j’aimerais que tu t’en occupes aussi. Alors, les fiducies
devront être établies… »
« Ho là ! » Beth
tend la main et m’agrippe l’avant-bras, me coupant dans mon élan. « Kels,
tu ne peux pas donner comme ça la pleine procuration à Harper. »
Je m’arrête entre deux
respirations. « Pardon ? »
« Il faut que ce soit limité
et ça ne devrait pas inclure quoi que ce soit de financier. Tu peux mettre en
place un compte joint pour les dépenses ménagères sans trop de problèmes.
Autrement elle pourrait te nettoyer si votre relation commence à se détériorer. »
« Ça ne se produira
pas. »
« Je sais que c’est ce que tu
espères, et là maintenant… »
« Ça ne se produira
pas. » je répète, plus fort et plus vigoureusement, pour essayer de clore
le sujet.
« Kelsey, tu vaux une petite
fortune. »
« Beth, je veux qu’il n’y ait
aucune limites à ce à quoi Harper peut accéder. Elle a ma confiance absolue. Je
refuse qu’on lui dise le contraire de quelque manière que ce soit. »
Beth réarrange ses papiers
plusieurs fois. Elle est clairement ennuyée là. « Laisse-moi travailler
avec le comptable pour organiser l’aspect financier, histoire que ça ne me
tienne pas éveillée la nuit. »
C’est moi qui suis ennuyée maintenant.
« Moi ça ne m’empêche pas de dormir. Je ne vois absolument pas pourquoi ça
te gêne. »
« C’est quand la dernière
fois que tu as pris deux minutes pour jeter un œil à tes bilans
financiers ? Par pure curiosité, est-ce que tu lis même les rapports que
je t’envois chaque trimestre ? »
Je baisse la tête, embarrassée.
« Je ne sais pas. Il y a un an, un an et demi peut-être. »
« Seigneur ! » gémit-elle
en laissant tomber sa tête. « Tu as toujours été si foutument négligente
dès qu’il s’agit d’argent. »
Après deux heures passées à
l’écouter grogner et grommeler, je réussis finalement à rendre très claire
toutes mes demandes. Elle part avec le numéro de Robie pour qu’elle puisse
s’entretenir avec lui et aligner tous mes papiers personnels avec ceux
d’Harper. Je lui ai aussi dit que je voulais commencer les procédures
d’adoption pour Harper et les bébés aussi tôt que possible après leur naissance.
Nous serons une famille. Dans tous les sens du terme.
Mon unique concession, c’est
qu’elle aura le droit de protéger les fonds que mon père a placé pour moi quand
je suis née. Des fonds auxquels je n’ai jamais touché. Je ne voulais pas de son
argent en grandissant et je n’envisage pas de le vouloir dans le futur. Alors
elle peut protéger ce machin autant qu’elle veut. Ça m’est bien égal. En plus,
Harper voudrait que ça aille aux enfants de toute façon.
* * *
« Voici le site, »
annonce Cora en balayant d’un geste de la main une large étendue de terre
plate.
Après avoir franchi une montée, on
est descendues de plusieurs centaines de mètres de l’élévation pour arriver à
cet endroit. Ce n’est pas le désert, mais certainement pas non plus les terres boisées
qu’on vient de traverser pour venir ici. On voit une étendue de terrain plate
dénuée d’arbres, parsemée d’équipement lourd : les fondations du complexe
de stockage ont déjà commencé.
« En 1990, le Bureau des
Déchets Nucléaires a fait des démarches auprès des différentes nations, pour
essayer d’en trouver une qui se porte volontaire pour stocker temporairement du
combustible nucléaire usagé. La plupart ont été suffisamment sages pour ignorer
ces approches. Bill Yates, le président de notre tribu, a soumis une
candidature, et lui et les membres du conseil de son côté ont commencé à
rassembler des informations. Lorsque le gouvernement fédéral nous a donné une
subvention de cent milles dollars pour rassembler encore plus de données, tout
d’un coup Bill a eu beaucoup plus de partisans. Et ses partisans avaient des objets
tout neuf chez eux. »
Je hoche la tête. « L’argent
a cet effet là. »
« Nous ne croyons pas en la
sureté du site. L’expertise géologique qui a été menée a révélé plusieurs
failles tectoniques qui passent en travers. Et nous ne sommes qu’à vingt-cinq
kilomètres du Rift de la Vallée
« Est-ce que je pourrais
rencontrer Dana ? Il va falloir qu’on l’interviewe pour notre
reportage. »
« Bien sûr. Elle n’habite pas
loin, à Los Alamos. »
Je me claque mentalement le front.
« C’est tout près d’ici non ? » Bon Dieu, pas étonnant qu’ils
s’inquiètent de l’empoisonnement radioactif. Le foutu âge nucléaire a commencé
dans leur jardin. [NDLT : c’est dans le Laboratoire
National de Los Alamos que s’est déroulé le Projet Manhattan, lancé en 1942
pour réaliser la première bombe atomique de l’Histoire ; la première a été
testée dans le désert, les deux suivantes ont fini sur le Japon]
* * *
Cora était sérieuse quand elle a
dit vouloir que j’habite dans la réserve. Vu mon état de fatigue et l’heure
tardive, j’ai accepté. Elle et sa famille vivent dans une petite maison pas
loin de la grande route. Son mari, Johnny, est un grand type mince qui porte
plus de pierres Turquoises que je n’en ai jamais vues sur un être humain avant.
Elles sont toutes enchâssées dans de l’argent et très soigneusement taillées.
Ils ont deux enfants, des garçons aux cheveux si sombres qu’ils brillent
au-dessus de leurs têtes, et qui sont tous les deux polis et bien élevés.
L’aîné me montre la chambre d’amis, qui est leur chambre à eux, je m’en rends
compte en entrant. Je ramasse une carte Pokémon. « C’est lequel
celui-là ? »
Il y jette un bref coup d’œil puis
me regarde comme si j’étais une demeurée. « C’est Mewtwo. Juste une des
cartes les plus dures à trouver. »
Je suis tellement contente que
Clark et Christian aient l’air de se ficher de cette nouvelle lubie.
« Alors tu as de la chance de l’avoir, hein ? »
Il hausse les épaules et m’ôte la
carte des mains. « Je suppose. Tu joues ? »
Je secoue tristement la tête.
« Non. J’ai même pas vu les films. »
« Il y en aura
d’autres. »
Pourquoi est-ce que ça me rappelle
cette réplique de Poltergeist II, ‘ils sont de retour’ ? « C’est bien
vrai. Merci de me laisser utiliser votre chambre cette nuit. »
« De rien. Bonne nuit. »
Et lui et Mewtwo s’en vont.
Je sors mon téléphone portable de
mon sac. Allez, faites qu’il y ait du réseau dans ce trou. Je tape le raccourci
automatique pour la maison et appuie sur envoyer. On dirait que ça passe. Bon
signe. Et rien à foutre des frais d’itinérance. Langston les paiera. Je tape le
numéro de la maison et soupire en entendant sa voix. « Hello chér’, »
je chuchote. Je regarde ma montre. Il est presque vingt-deux heures pour elle.
« Je t’aime et tu me
manques, » dit Kels en guise de réponse.
Je croise les mains sur le ventre
et m’étire sur le lit. « Quoi ? Même pas un bonjour ? » je
plaisante gentiment. C’est une merveilleuse manière d’entrer en matière, si on
veut mon avis.
« Non, pas de bonjour. »
plaisante-t-elle en retour. « Je savais que ce serait toi. Personne
d’autre ne m’appellerait à cette heure. »
C’est vrai. « Eh ben, tu me
manques méchamment. J’ai une douloureuse
envie, comme dirait ma Mama. Ça devient de pire en pire chaque fois que je
suis obligée de te quitter. » Qui aurait pu croire que j’éprouverais ça
pour quelqu’un ? Certainement pas moi. Je m’imagine Kels juchée sur notre
lit, ses cheveux blonds légèrement ébouriffés, ses yeux verts un ton plus
sombre dans la pénombre. J’aimerais y être, là tout de suite. « Comment tu
te sens ? »
« Enceinte. Notre rituel
matinal me manque. Ce n’est pas la même chose sans toi. »
Je ris avec elle. « C’est le
seul truc qui ne m’a pas manqué ce matin. »
« Alors c’est comme ça que tu
es, hein ? Je t’envoie sur les routes et comme par hasard tu oublies de
vomir ta part du marché ? Tss… » Elle se tait un instant et je
l’entends rouler sur le lit. « Je crois bien que ça va se voir tôt,
Tabloïde. T’es sûre que tu m’aimeras toujours quand je serai
grosse ? »
Hmm. Elle l’a dit avec un rire,
mais j’ai comme l’impression que ce n’était pas une plaisanterie. Voyons si je
peux régler ça du premier coup. « Je trouve que tu es la femme la plus
incroyablement désirable sur la face du monde, Gourou. Et, tu l’es d’autant
plus que tu es enceinte de nos bébés. J’ai hâte de te voir grandir avec eux,
parce que ça veut dire qu’ils vont bien, qu’ils sont en bonne santé et qu’ils
font partie de toi. Mince, je me disais à quel point j’aimerais être à la maison
avec toi pour qu’on se fasse une répétition de samedi. »
« Hmm… »
ronronne-t-elle, envoyant un frisson remonter le long de mon dos mais descendre
vers d’autres parties. « Samedi était pour le moins stimulant. J’espère
que ça t’a plu. Je voulais te garder satisfaite jusqu’à ce que je te rejoigne,
où que tu sois en ce moment. Où es-tu d’ailleurs ? Et pourquoi tu
chuchotes ? »
« Je chuchote parce que sinon
Pikachu pourrait m’entendre. Et je suis dans le quartier général de Sacha, je
crois. »
« C’est clair comme de la
boue, ma chérie. Merci. »
« Désolée. Je suis dans la
réserve chez Cora et sa famille. Ses fils sont accros aux Pokémons et je dors
dans leur chambre. C’est pour ça que je chuchote. » Quand même, le silence
de Cora tout à l’heure quand j’ai mentionné ‘ma future femme’ m’a laissé un peu
perplexe. Je ne sais pas si c’était un silence choqué ou une simple
acceptation. Mais bon, je suis sûre que je finirai bien par le découvrir.
Maintenant, retour aux sujets qui comptent. « Comment vont les
jumeaux ? »
Un autre rire de gorge.
« Pour l’instant je ne les entends pas se plaindre du logement. Ils m’ont
l’air très satisfaits. Mais je crois que tes petites discussions avec eux leur
manquent. »
Moi aussi je serai contente du
logement si j’y étais. Eh, j’aime déjà visiter le plus souvent possible. Ne
pense pas à ça, Harper. Enfin, je veux dire, penses-y. Mais pas maintenant.
Pourquoi se frustrer ? « Passe-les-moi alors. »
« D’accord. Tu as une minute,
Tabloïde. Je chronomètre. »
Je l’entends déplacer le téléphone,
et le poser sur son ventre, je suppose. « Salut, les Bébés Gourous. C’est
Mama. Je veux que vous sachiez à quel point vous me manquez tout les deux ici.
Je serais à la maison avec vous si je pouvais. Alors, je veux que vous soyez tous
les deux bien sages pendant que je ne suis pas là. Soyez gentils avec votre
Maman. Ne la faites pas vomir tout le temps. Et laissez-la se reposer un peu,
ok ? On va avoir besoin de tout le sommeil qu’on peut accumuler avant que
vous n’arriviez. On vous aime. Ça je veux que vous ne l’oubliiez jamais. »
Je l’entends reprendre le
téléphone. « Tu leur as dit d’être sage ? » demande Kels.
« En premier. »
« C’est bien. Alors, quand
est-ce que tu me fais sortir ? » [NDLT :
‘coming out’ dans le texte]
« Du placard ? Chérie,
pour moi tu es déjà sortie. » Hétéro, mon cul, fait écho dans mon esprit.
J’ai l’impression que c’était il y a une éternité que cette pensée m’a
traversée l’esprit. « Mais si tu veux dire sortir pour venir ici,
probablement d’ici quelques jours. »
Elle grogne. « Tu es
tellement prévisible, Tabloïde. Une chance que je t’aime. »
« Plus qu’une chance, Gourou,
c’est la meilleure chose qui me soit arrivée. » Amen !
« Maintenant, toi, ma superbe fiancée enceinte, tu as besoin de te
reposer. Je t’appellerai demain pour te
dire comment ça se passe par ici. Sois gentille avec les autres enfants au
boulot demain, d’acc’ ? Sauf avec Bruce. Tu as mon autorisation pour lui
mettre un coup de pied dans les boules. Ah, merde, je te dois un dollar pour
ça ? »
« Non, pas pour ‘boules’.
Mais oui pour l’autre mot. »
« On peut rien te cacher. »
« Rien du tout et n’essaie
même pas. »
Aucun risque, bébé. T’inquiète pas
pour ça. « Bonne nuit et fais de beaux rêves. »
« Bonne nuit mon cœur. Tu
nous manques et on pense à toi. Fais attention à toi. »
On s’attarde toutes les deux au
téléphone, même si on s’est déjà dit au revoir. Enfin, à contrecœur, j’appuis
sur le bouton ‘raccrocher’, surtout pour que Kels dorme un peu ce soir. S’il
n’en tenait qu’à moi, je dormirais avec le foutu téléphone ouvert rien que pour
pouvoir l’entendre respirer toute la nuit.
Langston aurait une attaque en
voyant la facture.
Tiens, c’est presque suffisamment
tentant pour essayer.
* * *
Le matin nous trouve réunies, Cora
et moi, avec le reste des représentants tribaux qui sont contre le complexe de
stockage nucléaire. Le site est à quelques kilomètres seulement de leurs
terres, et l’ambiance dans la salle est tendue.
Jason Shorthill, un homme âgé dont
les cheveux sont parfaitement dénués de gris, agrippe avec force sa tasse de
café. Il est furieux, et la veine à sa tempe bat en rythme avec ses émotions.
« Tout ça c’est un manque de respect. Le gouvernement fédéral n’a jamais
respecté le peuple de ces terres. Chaque traité a été rompu, chaque acte de
confiance a été violé. Ils ont pris nos terres, tué notre peuple, ils nous ont
enfermés dans ces réserves et utilisé nos hommes pour extraire des minéraux
toxiques qui en ont tué des millions d’autres, et maintenant ils veulent
enterrer ce poison sur notre sol sacré. »
« Ils ne ‘veulent’ pas juste,
ils le font. » rectifie Cora. « Ils ont une autorisation
signée. »
« Une autorisation signée
avec des gens qui ne sont plus des nôtres. Ils font preuve du plus grand manque
de respect. Ils n’ont aucun principe. Tu sais où ils ont voté pour mettre les
conteneurs de stockage ? A l’est de notre cimetière. A l’est ! Chaque
matin le soleil se lève sur les esprits de nos ancêtres à travers un brouillard
empoisonné. »
Martin Deggs hausse les épaules.
« Les jeunes sont souvent ainsi. »
« Bill n’est plus
jeune. » rétorque Cora.
« Mais la majorité de son
clan l’est. Le véritable problème avec ce complexe c’est qu’il n’est pas
temporaire. L’accord prévoit que ce n’est que pour vingt-cinq ans, mais je
pense bien que quand le terme s’achèvera Geo Tech et/où le gouvernement
trouvera une raison pour qu’on n’enlève pas les barres. Aucune compagnie
n’abandonnera un investissement de cent vingt-cinq millions de dollars. »
« Ils évoqueront la sécurité
publique ou une connerie dans ce genre, » acquiesce Jason en avalant une
autre gorgée de café. « Bien entendu notre sécurité ne vaut rien pour eux.
Empoisonner les Navajo, tous nous tuer. C’est de la vieille histoire. Combien
de nos hommes avons-nous perdu dans les années quarante ? Mon clan a perdu
presque une génération entière. Ils se sont servis de nous comme des canaris
humains dans des mines sans ventilation, ils ont pourri les poumons de nos hommes.
Ils n’avaient pas de souci de sécurité à l’époque, bordel que non ! »
Je gribouille quelques notes pour suivre
l’histoire des Navajo. Cette maltraitance continuelle du peuple d’origine de
notre pays est écœurante. Je pourrais peut-être déplacer la fixation de Mama
sur le Comité pour les Mariages du Même Sexe vers les Droits des Indiens
d’Amérique. Impossible qu’ils trouvent un meilleur défenseur. « L’accord,
c’est que la tribu stockera quatre milles fûts de barres nucléaires usagées
pendant vingt-cinq ans, c’est ça ? Quel est le montant de la compensation
que la tribu recevra, en dehors des emplois créés ? »
« Deux-cents cinquante
millions. »
« Seigneur, » je lâche
avant de pouvoir me retenir. Pas étonnant que la majorité de la tribu ait donné
son accord. Plus d’un tiers des Indiens vivent dans la pauvreté, comparé à dix
pour cents pour le reste de la population américaine. Comment deux cents
personnes sans ressources pourraient refuser un revenu de dix millions de
dollars par an ? Tout ce qu’ils ont à faire c’est accepter de mourir
pour le fric.
* * *
Je me rends en voiture à Santa Fe.
J’ai passé un coup de téléphone à Karen Landers, une sénatrice d’état du
Nouveau Mexique, et elle est d’accord pour me rencontrer. Elle travaille avec
Cora pour essayer d’empêcher Geo Tech de s’installer sur les terres de la
réserve.
Santa Fe est une belle ville, dominée
par une architecture de style Indien Pueblo et espagnol. Je me rappelle avoir
lu dans l’avion que tous les bâtiments du centre-ville devaient être conçus
comme ça. La législature d’état occupe une place proéminente dans la cité, dans
un bâtiment rond qui abrite le gouverneur, le lieutenant gouverneur, le
secrétaire d’état, le sénat et la chambre des représentants, ainsi qu’une
galerie d’art assez impressionnante.
Je suis en train d’étudier un
tapis Navajo accroché dans la galerie, quand une petite femme aux cheveux
bouclés s’approche de moi. « Harper Kingsley ? »
« Sénatrice Landers, merci de
me recevoir. »
« Je suis très heureuse
d’attirer l’attention des médias sur cette situation à la réserve Navajo de
Coyote Lake. » Elle indique le tapis que je regardais. « C’est
ironique. Nous honorons l’artiste mais sommes prêts à détruire son mode de vie.
La femme qui a tissé ce tapis s’appelle Agueda Martinez. Elle a cent-un ans, un
trésor vivant. Venez avec moi, mon bureau est au quatrième étage."
Une fois installées dans son
bureau, elle me fournit une feuille de résumé sur la législation qu’elle a
récemment présenté. « Le Pays de l’Enchantement est la devise de notre
état. Le gouverneur et moi-même, ainsi que quelques autres de mes collègues
législateurs, nous y croyons réellement. Aucun autre état ne peut
s’enorgueillir de la diversité du nôtre. On ne va pas laisser une compagnie qui
n’est même pas du Nouveau Mexique mettre cette diversité en danger d’une
quelconque manière. Donc, dans l’esprit de bureaucratie et de tactiques de
délais cher au gouvernement, j’ai proposé un budget pour créer un groupe
d’action multi-agences chargé de réexaminer le permis accordé pour le complexe
de stockage. »
Je ris en voyant son petit sourire
satisfait. « Si tu ne peux pas battre le système, infiltre-le… »
« Exactement. Le Nouveau
Mexique ne veut pas et n’a pas besoin de recevoir des déchets nucléaires. Nous
avons Los Alamos, c’est tout ce qu’on peut gérer, croyez-moi. En plus du groupe
d’action, j’ai aussi adressé une requête à la Commission de Régulation
Nucléaire pour qu’elle intervienne et refuse la demande de Geo Tech. Le
gouverneur a promis de s’opposer à tous les permis nécessaires pour le
complexe, mais ça dépend encore d’un vote de la chambre. Et le Département de
l’Intérieur pour l’état est sur le point d’annoncer qu’ils devront préparer un
communiqué sur l’impact environnemental de leur projet pour pouvoir le
poursuivre. »
« Cela vous préoccupe-t-il
d’utiliser le gouvernement de cette manière ? »
Elle se rendosse et mâchonne la
branche de ses lunettes. « Je pourrais dire que la fin justifie les moyens, je
suppose. Mais comme le gouvernement entube les Indiens d’Amérique depuis des
années, je me dis qu’on peut bien l’utiliser pour leur bénéfice cette fois-ci.
Vous n’êtes pas d’accord ? »
« Je n’ai jamais été très
traditionnaliste moi-même, Sénatrice. »
* * *
J’enlève son collier à Kam et
l’accroche par la boucle à la porte. Mon copain poilu va droit à son bol d’eau.
On s’est bien amusé en se promenant dans Central Park. Kam est devenu
tout-à-fait populaire en peu de temps. Toute cette culture autour du chien
qu’ils ont à New York me surprend encore. Au parc je ne suis pas Kelsey, je
suis la maman de Kam. Je ne connais aucun des autres propriétaires de chiens
non plus. Ils sont la maman de Sparky ou le papa de Val ou la tante de MacD.
Quels sont leur véritables noms, je n’en ai aucune idée. On parle des régimes
de nos chéris, de leurs promenades ou de leurs jouets à mordre préférés. C’est
absolument thérapeutique. Je crois que j’aime ça autant que Kam.
Je regarde ma montre et me
précipite comme une folle vers le téléphone, en espérant décrocher avant que le
répondeur ne s’enclenche. Il est trop tôt pour que ce soit Harper qui appelle,
mais je peux quand même espérer.
« Allô ? »
« Bonjour, ma petite. » Sa voix est la
dernière à laquelle je m’attendais, mais elle me fait plaisir quand même.
« Mama ! Comment ça va ? » Je m’assois
sur le sofa et me débarrasse de mes tennis.
Un soupir dramatique répond à
cette question. « Je suis troublée. »
« Comment ça ? » Ça
devrait être intéressant. Je n’imagine pas sur quoi Cecile Kingsley pourrait
bien être troublée.
Un autre soupir, moins dramatique,
mais quand même là. « Ma fille t’a-t-elle mentionnée un mariage
récemment ? »
Je ris légèrement. « Eh bien,
elle en a parlé quand elle a fait sa demande. » Oh Seigneur, Harper, je
voudrais que tu sois là pour gérer cet appel.
« Et quoi que ce soit après
ça ? » persiste Mama, tel un chien sur son os.
En parlant de ça, j’entends un
grand bruit de mastication près du canapé. Je baisse les yeux pour voir Kam
mâchouillant l’os en cuir que Brian lui a rapporté de chez Doug. Un succès
général, en fait, cette commission. Mais retournons à ma vie amoureuse et pas
celle de Brian. « Nous n’avons pas beaucoup eu l’occasion d’en parler.
Quand nous sommes rentrées à New York on nous a lancées sur un autre reportage.
Ça nous a un peu occupées. »
« Donc ce que tu essaies de
me dire, c’est non. »
« Mama, on a eu beaucoup de
choses à faire. »
Je l’entends à peine grommeler
quelque chose dans un français acide. J’éloigne le combiné et fixe un instant
le téléphone. Je n’ai sûrement pas entendu ce commentaire correctement.
« Vous venez vraiment de dire ça ? »
Elle glousse dans mon oreille.
« Je l’aime plus que la vie même, mais c’est l’être humain le plus
contrariant de la planète. Il faut qu’elle se bouge le train et qu’elle fasse
décoller ce mariage. »
Je me frotte un peu le ventre.
C’est vrai. J’aimerais bien me marier avant qu’on ne commence vraiment à voir
que je suis enceinte. Je ne sais pas pourquoi. C’est juste comme coincé au fond
de mon esprit que je devrais. Mère en mourrait si elle savait.
« Et toi ! » Je
tressaille, malgré son ton enjoué. « Pourquoi ne fais-tu rien pour lui
faire choisir une date et… »
Je l’interromps gentiment.
« Eh bien, elle n’est pas en ville en ce moment. Comme je l’ai dit… »
« Pas en ville ! Mon Dieu ! Qu’est-ce qui pourrait
l’amener à quitter la ville dans un moment pareil ? Vous deux devriez être
en train de faire des plans pour le mariage. Elle a trop de fers au feu. »
« Oui, Mama. » C’est
vrai qu’Harper a trop de fers au feu, mais c’est le prix du succès. Je baisse
la tête : maintenant je sais exactement comment se sent ma partenaire
quand Mama est en mission. Et fichtre, là on peut dire qu’elle est en mission.
Je promets de ne plus jamais me moquer de toi, Tabloïde.
« Dis-lui de m’appeler. Il y
a beaucoup de préparatifs à faire. Même pour une petite réunion familiale
informelle. » Ces derniers mots contiennent un soupçon de reproche. Apparemment
Harper a des ennuis.
La pauvre. Il va falloir que je
trouve un moyen de la réconforter.
Après nous être dit au revoir, je
fixe le téléphone un long moment. Puis je tape le raccourci automatique.
Je prends une profonde inspiration
pour me concentrer. Je n’oublie pas de garder un ton de voix léger, pour
qu’Harper sache tout de suite que tout va bien. Quand j’entends sa messagerie,
je suis à deux doigts d’éclater de rire. Mama vient de me faire passer mon
premier interrogatoire en règle officiel. C’est presque aussi sympa qu’un
mariage dans le clan Kingsley. « Tabloïde, mon cœur, tu sais que je
t’aime, » dis-je sur son répondeur. « Mais si tu ne me rappelles pas
dès que possible, je vais acheter un aller-simple pour le Nouveau Mexique à ta
Mama pour qu’elle puisse te parler en personne de ces préparatifs de mariage
que nous échouons apparemment à faire. Tu peux courir, Harper Lee, mais tu ne pourras
pas te cacher. Appelle-moi. Je t’aime. »
Je termine l’appel et emporte le
téléphone avec moi dans la cuisine. Tandis que je me prépare une bonne salade,
je jette des coups d’œil au téléphone, attendant qu’il sonne. Ce qu’il fait
avant même d’avoir mis la salade dans un bol. Je souris et le coince contre mon
épaule, tout en continuant de préparer mon repas. « Allô ? »
« Kelsey, chérie, qu’est-ce
qu’il s’est passé ? »
Je ris en épluchant un concombre.
« Il s’est passé Mama. »
« Merde. »
« Devrais-je ajouter ça à ta
note ? » je plaisante, en regardant le pot. Il va falloir le vider et
mettre l’argent sur un compte. Il contient déjà une coquette somme.
« S’il-te-plait. Qu’est-ce
qu’elle voulait ? »
« Elle voulait savoir
pourquoi nous n’avons pas encore fixé une date pour le mariage. Entre autres
choses. »
Harper soupire exactement comme sa
mère l’a fait il n’y a pas quinze minutes. « Tu lui as dit qu’on
travaillait ? »
« Est-ce que c’est déjà
rentré en compte avant ? » Je croque un morceau de concombre et
m’adosse au comptoir.
« Non. » Je l’entends
soupirer et grommeler ‘merde’ encore une fois.
« J’ai aussi eu droit à ma propre
réprimande cette fois-ci, pour ton information. »
« Et pourquoi ? »
gronde-t-elle.
Oouh, j’ai réveillé les instincts
protecteurs de mon amante. J’aime ça. « Apparemment, je ne fais pas bien
mon boulot de te coincer sur le sujet. »
« Chérie, je ne voulais pas
faire ça par téléphone. »
Cette fois c’est moi qui soupire,
parce que moi non plus. J’avais pensé que pelotonnées devant le feu, ça aurait
été sympa, mais je préfère le faire par téléphone plutôt que d’avoir de nouveau
affaire à Mama. « C’est juste une date, Tabloïde. Je pense que si on en
choisit une maintenant ça la satisfera pour le moment. »
Harper grogne. « Comme si
c’était possible. Ma puce, quand est-ce que tu veux te marier ? C’est
notre mariage, après tout. »
Alors ça c’est drôle.
« Visiblement ce n’est pas ce que pense Mama. » Je souris, sachant
qu’elle va détester cette partie. « Elle veut que tu l’appelles. »
« Je crois que ma batterie
est sur le point de lâcher. »
« Oh que non, Harper Lee
Kingsley ! N’y pense même pas ! »
« Quoi ? » rigole
Harper dans mon oreille. « T’as peur qu’elle te rappelle ? »
« Je lui ferai prendre
l’avion en personne, je te le jure. J’ai même l’American Express pour le faire.
Et oui, pour tout te dire j’ai peur. Je préférerais ne pas revivre ça. J’ai
l’intention de garder Mama de mon bon côté. »
« Bienvenue dans la famille,
chér. »
J’entends le rire dans sa voix.
Elle est diabolique. « Arrête de te moquer de moi, Tabloïde. Je vais
envoyer Mama à tes trousses sur le prochain avion vers l’ouest. »
« Seigneur, arrête ! Je vais
l’appeler, je vais l’appeler. C’est promis. Maintenant réponds à ma question :
quand est-ce que tu m’épouses ? »
Sa question me réchauffe de
l’intérieur. « Quand tu veux. Tu n’as qu’à dire où et quand et je suis à
toi. »
« Bien vrai, nom de
Dieu, » répond Harper. Pas de doute, elle empêche ce pot à juron de rester vide.
« Pourquoi pas ce week-end ? »
« Ce week-end ? Tu ne
seras pas au Nouveau-Mexique ce week-end ? Je vais avoir des difficultés à
me marier si ma partenaire est à trois milles kilomètres de là. »
« Okay, peut-être pas ce
week-end. C’est quand notre premier week-end de libre ? Je ne veux pas
attendre. Et toi ? »
« Pas vraiment. » Je
croque un autre morceau de concombre. « J’ai cette petite voix quelque
part dans le cerveau qui me dit qu’on devrait faire ça avant que j’aie l’air
d’une baleine. Je veux que tu ais de bons souvenirs de moi le jour où tu m’as
épousée. » Je n’ai pas envie de ressembler à un cétacé échoué sur mes
photos de mariage, ça c’est certain.
Harper a pris sa voix basse et
sexy pour me répondre. « J’ai des bons souvenirs de toi tous les jours,
chér’. Mais on dirait bien qu’il vaut mieux faire ça plus tôt que plus tard.
Oh, et puis tiens, on n’a qu’à suivre la tradition et se marier en juin. Comme
ça, ça ne donne que quatre semaines à Mama pour nous rendre folles. »
Voilà un plan que je peux suivre.
« Va pour le premier juin, alors. Je sais qu’on est libres toutes les
deux. C’est la semaine suivant les Peabodys. »
« T’es sûre que ce week-end
ça ne t’ira pas ? »
Elle est terrible. « Tu veux faire
ça clandestinement, Tabloïde ? »
« Ben, après tout il y a un
Las Vegas au Nouveau-Mexique. Je dois t’admettre, Kels, qu’une paisible
cérémonie privée avec seulement moi, toi et les bébés me tenterait bien. »
Juste nous quatre. J’aime bien ça.
« Ça m’a l’air très mignon, parfaitement romantique et décidément tentant.
Mama, cependant, nous tuera si elle le découvre un jour. »
« Raison de plus pour le
faire. »
« Tss, là tu fais la sale
gamine exprès. Et Dieu me pardonne, je pense quand même à t’aider. »
« On est une équipe bébé.
Juste toi et moi. Tu es ma Mini-Moi. »
Des scènes idiotes d’Austin Powers
et de son clone me traversent l’esprit. Harper adore ce film. Je ne comprends
pas tout à fait son engouement. Mais, l’amour entre Austin et son Mini-Moi
était indéniable. « Et ça me plait comme ça. Même si tu me fais avoir des
ennuis. »
« Seulement des ennuis du
meilleur genre. »
« Mais si Mama le découvre,
c’était ton idée. »
Harper imite des caquètements.
« Je ne suis pas une poule
mouillée. Je suis prudente. L’une de nous deux doit rester en vie pour élever
les enfants. » Seigneur, je ne veux même pas penser à les élever toute
seule. Ne me quitte jamais, Harper. On est dans cette histoire ensemble.
« Tu ne vas pas te débarrasser
de moi aussi facilement. Maintenant écoute, je veux que tu prennes un billet
pour jeudi prochain. »
« J’arriverai tard. Je vois
le Dr McGuire jeudi matin. »
« Génial ! Apporte des
photos ! »
Je ne peux pas m’empêcher de rire.
Elle a insisté pour emporter les photos avec elle au Nouveau-Mexique, dans son
portefeuille. Je me demande à combien de personnes elle les a déjà montrées.
« Je vais voir ce que je peux faire. Mais je ne sais pas s’il prévoit de
prendre des photos. C’est juste un check-up. »
« Dis-lui que je veux des
photos. »
« D’accord, d’accord. Je lui
dirai. » Quelque chose me dit qu’Harper obtiendra ce qu’elle veut.
« T’es pas exigeante, hein? »
« Je considère ça comme un
charmant trait de ma personnalité. »
« C’est un trait de ta
personnalité, ça c’est sûr Tabloïde. » Bon, retour au boulot du moment.
« Alors, est-ce qu’il est bien ce reportage ? Tu trouves de quoi
t’amuser ? »
« Oui, et non sans toi avec
moi. »
« Eh bien, je serai là jeudi
soir. Je prendrai le premier vol possible après mon rendez-vous. »
« Génial. »
Je baille à m’en décrocher la
mâchoire, surprise de constater à quel point je suis fatiguée, même s’il n’est
pas si tard que ça. Etre enceinte peut vraiment vous saper votre énergie parfois.
Dernièrement, tout ce que j’ai envie de faire c’est soit vomir soit dormir.
Enfin, et sexuellement harasser Harper aussi, mais ça je le considère comme une
bonne chose.
« Je vais te laisser dormir.
Je t’aime, chér’. »
« D’accord. Je t’aime aussi,
être humain décadent que tu es. Maintenant, sois une gentille fille et appelle
ta Mama. »
Harper commence à faire des bruits
de friture. « Quoi ? Je crois que la connexion est en train de
couper. »
« Harper ! » je la
préviens. Je ne veux certainement pas d’un autre appel. « Je suis
sérieuse ! Appelle-la ! »
« Faut que j’y aille. Ça va
coup- »
La petite sournoise. Il vaudrait
mieux qu’elle l’appelle.
Ou il se pourrait bien que je lui
raconte l’histoire de notre lit à la Nouvelle-Orléans la prochaine fois que je
la vois.
<fade out>